Effets de la guerre en Ukraine sur les paroisses orthodoxes russes de France – version française
Catherine TysonDepuis le début de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022, le patriarche Kirill, chef de l'Église orthodoxe russe (EOR), a fait l'objet de nombreuses critiques pour ses déclarations relatives au conflit. D'éminents responsables politiques et religieux de la communauté internationale ont demandé au patriarche de condamner la guerre en des termes clairs et francs, ce qu'il n'a pas fait. Les déclarations du patriarche et la condamnation quasi-universelle qu'elles ont engendrée suscitent certaines questions : quel est l'impact de la guerre en Ukraine et de la position du patriarche Kirill sur les paroisses de l'Église orthodoxe russe ? Quelle position les prêtres locaux ont-ils adoptée à l'égard de la guerre et comment leurs communautés ont-elles réagi ? Il est particulièrement important d'examiner ces questions dans les communautés de l'Église orthodoxe russe qui existent hors de la Russie. Ces communautés abritent souvent une grande diversité de nationalités, y compris des Russes et des Ukrainiens, et elles disposent de plus de liberté pour exprimer leurs opinions contre la guerre.
Cet article présente un bref examen préliminaire du travail pastoral effectué par les prêtres de l'Église orthodoxe russe pour guider leurs communautés en ces temps troublés et de la façon dont leurs membres ont réagi. Les questions posées et les réponses reçues sont basées sur un petit échantillon d'entretiens menés en France avec des prêtres de l'Église orthodoxe russe et avec leurs paroissiens[1]Ces entretiens ont été menés uniquement avec des prêtres et des paroissiens d'églises appartenant à l'exarchat du patriarcat de Moscou en France (voir en ligne https://cerkov-ru.com/) et non … Continue reading.
La France abrite un ensemble varié d'églises orthodoxes, dont des communautés roumaines, serbes, grecques et russes. Fondée à l'origine pour répondre aux besoins des immigrés, la communauté orthodoxe en France s'est depuis élargie pour inclure également des membres de la population française. En 2021, selon l'annuaire des églises orthodoxes de France, les fidèles orthodoxes étaient plus d'un demi-million, répartis dans environ 320 paroisses[2]2021. Assemblée des Évêques Orthodoxes de France: Annuaire de l’Église Orthodox. Monastére de Cantauque Villevazy, [en ligne] … Continue reading.
Renforcée par l'arrivée de réfugiés fuyant la révolution communiste de 1917, la communauté orthodoxe russe en France n'a cessé de croître et de se diversifier au fil des ans. Le langage est un exemple de cette diversification. Alors que la langue liturgique traditionnelle utilisée dans les paroisses de l'EOR en Russie est le slavon d’Église, plusieurs paroisses de l'EOR en France célèbrent exclusivement en français, dans le but de rendre les services plus accessibles aux paroissiens français et aux descendants francophones des immigrés russes. Il existe même une paroisse, fondée avec la bénédiction du patriarcat de Moscou, dans laquelle l'office est célébré principalement en roumain pour répondre aux besoins de la communauté moldave émigrée[3]Voir le site Internet des communautés orthodoxes moldaves du diocèse de Chersonèse : [en ligne] https://www.ortodoxmd.eu/.. Outre les prêtres russes, le clergé de l'EOR en France comprend des prêtres des États-Unis, de Moldavie et de France. Cette multiplicité de prêtres, de personnes et de langues démontre l'ouverture d'esprit de l'Église russe en France, offrant aux paroissiens la possibilité de choisir la communauté ecclésiale qui leur convient au mieux. Cela signifie également que la guerre en Ukraine et les déclarations du patriarche sur la guerre ont impacté les communautés de l'EOR de diverses manières, selon la démographie des communautés.
Au début de la guerre en Ukraine, la première réaction collective des communautés ecclésiales russes a été d'inclure une prière spécifique pour la paix lors de la liturgie. Cependant, la diversité même des communautés paroissiales a empêché toute déclaration collective de l’EOR en France relative au conflit ukrainien. Par conséquent, la décision de faire de telles déclarations est revenue à chaque prêtre et à ses paroissiens, tout en dépendant fortement des caractéristiques démographiques de chaque communauté.
L'un des principaux points de discussion entre certaines des paroisses de l'EOR a été la question de la poursuite de la commémoration du patriarche Kirill. La commémoration de l'actuel patriarche pendant les offices religieux est une tradition dans l'EOR et consiste à réciter plusieurs prières en son nom. Toutefois, selon le droit canonique de l'Église orthodoxe, un prêtre n'est pas tenu de commémorer le patriarche, mais seulement son évêque local. Cette nuance a conduit certains à cesser de commémorer le patriarche Kirill pour protester contre sa position sur la guerre. Ce fut le cas dans au moins une paroisse de l'Église orthodoxe russe en France. Le prêtre a organisé des discussions collectives avec sa communauté pour décider si et comment ils devaient réagir d'un point de vue ecclésiastique. Après avoir réfléchi à cette question en communauté, ils sont parvenus à un consensus selon lequel ils ne commémoreraient plus le patriarche Kirill au cours de la liturgie. Comme l'a déclaré le prêtre, « notre évêque nous a dit “tout ce que votre conscience vous dit de faire, vous le faites”[4]Pour protéger l'identité des personnes impliquées dans cette étude, toutes les citations sont anonymisées. ».
Comme le montre cet exemple, certains estiment que le fait de ne pas commémorer le patriarche constitue une déclaration claire d'opposition à la position publique de celui-ci sur la guerre. En revanche, d'autres communautés continuent à le commémorer. Cet acte, conforme à la tradition ecclésiastique de l'EOR, ne signifie pas nécessairement que le prêtre ou que sa communauté soutiennent la guerre. Ils peuvent simplement estimer qu'il est préférable de ne pas prendre une telle décision de façon unilatérale. C'est ce que montre l'exemple d'un prêtre de l'EOR qui s'oppose personnellement à la conduite de la guerre par le Kremlin et qui a déclaré que, bien que la commémoration du patriarche au cours de la liturgie ne soit pas un canon de l'Église, il s'agit d'une tradition à laquelle les fidèles sont habitués. Par conséquent, si une décision doit être prise pour cesser de commémorer le patriarche, elle doit être prise collectivement par le biais d'une discussion et d'un consensus afin d'éviter toute incompréhension parmi les fidèles. Il convient de noter que toutes les paroisses orthodoxes canoniques doivent être liée par un « cordon ombilical » avec leur Église mère. Par conséquent, qu'une communauté commémore ou non le patriarche Kirill, elle fait toujours partie de l'Église orthodoxe russe, ce qui rend la question de la commémoration sans objet pour certains. Comme l'a dit un paroissien, « nous n'avons pas d'autre patriarche ».
Certaines paroisses qui n'ont pas cessé de commémorer le patriarche l'ont interpellé d'une autre manière. Une paroisse lui a envoyé une lettre, signée par la communauté, lui demandant d'agir en tant que patriarche et de faire tout ce qui est en son pouvoir pour instaurer la paix en Ukraine.
Outre la question de la commémoration, les prêtres ont également des opinions divergentes quant à l'opportunité de prendre une position claire sur la guerre et d'autoriser les discussions politiques dans l'église. Certains ont estimé qu'il était de leur responsabilité d'adopter une position très ouverte et de s'exprimer contre le camp russe dans la guerre, d'autant plus que le patriarche Kirill ne l'avait pas fait. D'autres, en revanche, ont estimé qu'il ne leur appartenait pas d'exprimer une telle opinion. Ces ecclésiastiques ont insisté sur le rôle de l'église en tant que lieu de prière et non de politique, en mettant l'accent sur les actions positives que leurs paroissiens pouvaient entreprendre pour se soutenir mutuellement et assister les Ukrainiens en envoyant de l'aide humanitaire ou en les aidant d'autres manières.
Dans quelle mesure ces différentes stratégies maintiennent l'unité des communautés est une question qui doit faire l'objet de recherches plus approfondies. Au-delà des actions de chaque prêtre, les gens peuvent décider de rester ou de quitter une paroisse de l'Église orthodoxe russe en fonction d'un certain nombre de facteurs complexes. Pour certains, les déclarations du patriarche peuvent suffire à les dissuader de fréquenter une église placée sous sa juridiction. Pour d'autres, la fréquentation d'une église dépend moins des paroles du patriarche que des liens locaux qui les unissent à une église particulière. Comme l'a dit une personne née en Ukraine mais fréquentant une paroisse de l'Église orthodoxe russe : « mon église, c'est là où sont mes amis ».
Bien qu'il y ait eu au moins un cas de paroisse de l’Église orthodoxe russe à Paris quittée par plusieurs paroissiens en raison de l'opinion du patriarcat de Moscou sur la guerre, beaucoup, y compris des Ukrainiens, continuent de la fréquenter. Il y a même des exemples de personnes qui ont quitté l'Ukraine après le début de la guerre et qui fréquentent maintenant les églises de l'Église orthodoxe russe. Comme l’a déclaré une réfugiée, « pour moi, il n'est pas important de savoir si je fréquente une église orthodoxe russe, une église serbe ou une église roumaine. Ce qui compte, c'est qu'il s'agisse d'une église orthodoxe canonique ». Toutefois, en ce qui concerne l'Église orthodoxe ukrainienne dirigée par le métropolite Onuphre, elle a déclaré : « Si j'avais la possibilité de fréquenter une église orthodoxe ukrainienne, bien sûr, j'irais là-bas. C'est mon Église ».
Jusqu'à récemment, il n'y avait pas d'église de ce type à Paris. Cependant, à la fin de l’année 2022, une église orthodoxe ukrainienne vouée à l'icône de la Vierge de Potchaev a été créée à la périphérie de la ville[5]“Ukrainian Orthodox Church Community Opened in Paris”, Union of Orthodox Journalists, 15 novembre 2022, [en ligne] … Continue reading. Ce fait constitue une opportunité pour les Ukrainiens de fréquenter une église dirigée par l'un de leurs propres prêtres sans la commémoration du patriarche Kirill. L'impact potentiel de cette église sur la communauté émigrée ajoute un nouveau facteur à étudier dans le contexte de l'influence de la guerre en Ukraine sur les relations entre les communautés orthodoxes russe et ukrainienne à Paris.
L'impact de la religion sur la guerre a fait l'objet de nombreuses recherches. Cependant, très peu de recherches ont été menées sur le sujet inverse : les conséquences de la guerre sur la religion[6]Joseph Henrich, Michal Bauer, Alessandra Cassar, Julie Chytilová, et Benjamin Grant Purzycki. "War increases religiosity." Nature human behaviour 3 (2), 2019, pp. 129-135.. Dans le cas du conflit ukrainien, ce dernier constitue un objet d'étude particulièrement pertinent car il peut aider à mieux comprendre les conséquences de ce conflit sur l'avenir de l'Église orthodoxe russe, qui est la plus grande Église autocéphale au monde. Cet article a pour but de donner une première idée des diverses approches des prêtres, de leurs sentiments et de ceux de leurs communautés, ainsi que de leurs actions menées en conséquence. Nous espérons que le lecteur, quelle que soit son appartenance religieuse, appréciera la complexité de la situation, qui évolue avec le temps et la progression de la guerre. Cette recherche ne fait qu'effleurer en surface l'immense travail qui doit être accompli pour tenter de saisir la profondeur, l'ampleur et la nature de l'impact de la guerre en Ukraine sur les paroisses de l'Église orthodoxe russe.
Notes
↑1 | Ces entretiens ont été menés uniquement avec des prêtres et des paroissiens d'églises appartenant à l'exarchat du patriarcat de Moscou en France (voir en ligne https://cerkov-ru.com/) et non dans des paroisses appartenant à l’archevêché des églises orthodoxes de tradition russe en Europe occidentale ou à l'Église orthodoxe hors frontières (ÉORHF) |
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↑2 | 2021. Assemblée des Évêques Orthodoxes de France: Annuaire de l’Église Orthodox. Monastére de Cantauque Villevazy, [en ligne] https://www.monastere-cantauque.com/publications-et-traductions/annuaire-assemblee-eveques-orthodoxes-france/. |
↑3 | Voir le site Internet des communautés orthodoxes moldaves du diocèse de Chersonèse : [en ligne] https://www.ortodoxmd.eu/. |
↑4 | Pour protéger l'identité des personnes impliquées dans cette étude, toutes les citations sont anonymisées. |
↑5 | “Ukrainian Orthodox Church Community Opened in Paris”, Union of Orthodox Journalists, 15 novembre 2022, [en ligne] https://spzh.news/en/news/69552-ukrainian-orthodox-church-community-opened-in-paris. |
↑6 | Joseph Henrich, Michal Bauer, Alessandra Cassar, Julie Chytilová, et Benjamin Grant Purzycki. "War increases religiosity." Nature human behaviour 3 (2), 2019, pp. 129-135. |
Catherine Tyson, "Effets de la guerre en Ukraine sur les paroisses orthodoxes russes de France – version française". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°42 [en ligne], mai 2023. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/effets-de-la-guerre-en-ukraine-sur-les-paroisses-orthodoxes-russes-de-france/
Catherine Tyson, Fulbright Grant Awardee (Etats-Unis)
Traduit par Anne Lancien