La démocratie illibérale ou « chrétienne » hongroise : aspects politiques et religieux
Alessandro MilaniDimanche 3 avril 2022, M. Orbán a remporté sa quatrième élection d’affilée, et la cinquième depuis 1998. Cette fois-ci, son parti, FIDESZ, a battu avec une large marge (54 à 35%) le rassemblement de six des principales forces d’opposition – de gauche et de droite – coalisées. Cela a permis au premier ministre sortant d’atteindre cette fois encore l’objectif de la majorité des 2/3 du parlement hongrois, qui lui laissera les mains libres pour d’éventuelles modifications de la constitution. Cependant, cette victoire écrasante a mûri dans un contexte que l’OSCE a qualifié de quelque peu autoritaire. Les médias publics et privés – contrôlés pour la plupart par des oligarques proches du premier ministre – ont été massivement mobilisés en faveur de FIDESZ. En outre, la campagne électorale avait été précédée d’une vaste opération de « gerrymandering », un redécoupage des circonscriptions électorales défavorable à l’opposition[1]Statement of Preliminary Findings and Conclusions « Hungary, Parliamentary Elections and Referendum », OSCE 3 April 2022 https://www.osce.org/odihr/elections/515135.
Le référendum sur l’éducation sexuelle des mineurs à l’école (éducation qualifiée de “propagande LGBT” par le gouvernement), associé aux législatives, n’a par contre pas atteint le quorum. Cela représente une victoire symbolique pour les activistes des droits civils, encouragés par une participation significative aux manifestations de juillet 2021. Des cortèges, des sit-in et des flash mob dans les plus grandes villes du pays avaient directement suivi la convocation de ce même référendum et, avant cela, l’approbation des amendements à la constitution de fin 2020 réaffirmant le rôle de la famille hétéroparentale en tant que noyau exclusif de la société. Cependant, il reste difficile d’envisager une remise en cause de la stratégie gouvernementale de consolidation des valeurs traditionnelles.
Apparemment, la seule dérogation à cette règle concerne l’attitude de Victor Orban vis-à-vis de Moscou. Depuis 2010, le pays a abandonné sa ligne habituelle, largement antirusse (à l’exception de la parenthèse contrainte pendant le communisme), pour entamer des relations très cordiales, qui dépassent la convenance économique. Cette approche n’a guère été affectée par l’invasion de l’Ukraine par Moscou, de 2014 à aujourd’hui. La Hongrie s’est ralliée aux sanctions décidées par l’Union européenne, quoiqu’avec une ostensible réticente. Cependant, M. Orbán a refusé d’apporter une quelconque aide à la résistance ukrainienne. Par ailleurs, la cause ne paraît pas réchauffer les cœurs des Hongrois, qui avaient pourtant été les premiers insurgés du bloc communiste contre Moscou en 1956. Pendant la campagne électorale, le premier ministre hongrois a qualifié d’« opposant » le président ukrainien Zelenski alors que ce dernier lui avait reproché sa proximité avec M.Poutine.
Cadre historique
Ce qui l’emporte le plus, c’est l’affinité « élective » entre Budapest et Moscou. La Russie est vue comme un exemple à succès de réimplantation des valeurs traditionnelles dans la société tandis que le néo-conservatisme étatsunien est considéré comme un « modèle perdant ». Selon M. Orbán, la différence résiderait dans le fait que Moscou a su imposer un paradigme illibéral chrétien : la réinterprétation du « Russkyi mir tsariste », la « pax russica » tsariste qui soude religion, territoire et autocratie dans une perspective panslave. Par contre, les néo-conservateurs, en s’adaptant au bipolarisme politique étatsunien, n’ont pas réussi à affirmer une hégémonie à la fois politique et culturelle. Cependant, la Russie n’a jamais été une démocratie dans le sens le plus accompli du terme, à l’exception de la prometteuse parenthèse de la perestrojka gorbatchévienne et des premières années d’Eltsine (de 1991 à 1993). Il en va de même pour la sécularisation, qui n’a jamais été mise en place, car le pays passa d’un système paternaliste et confessionnel, celui des tsars, à un régime antireligieux. Aujourd’hui, Moscou assiste à un retour revanchiste du religieux après la perte d’un empire, celui des soviets, qui avait été à la fois une puissance politique et idéologique[2]D.G. Lewis, Russia's New Authoritarianism: Putin and the Politics of Order (Edinburgh, 2020) pp. 203-205.
L’histoire de la Hongrie contemporaine en est l’antithèse, la nation étant ontologiquement contraire au panslavisme russe. Plus récemment, le pays connut des institutions démocratiques durables (de 1990 à 2010) et séculaires solides, précédant même l’imposition du régime communiste. Le pays a eu un système stable, qui permit de mener à bien les processus d’adhésion à l’OTAN (1999) et à l’Union européenne (2004). Ces deux objectifs auraient dû assurer la stabilité du point de vue de la défense et de l’économie[3]J. Pál In the Grasp of the Pan-Slavic Octopus : Hungarian Nation Building in the Shadow of Pan-Slavism Until the 1848 Revolution, « Nationalism and Ethnic Politics », 28/1,2 (London, 2022). pp. … Continue reading.
Sur le plan religieux, après une persécution initiale des clercs – dont témoigne le procès du cardinal Mindszenty[4]En 1948, le primat de Hongrie, cardinal József Mindszenty, subit un simulacre de procès au bout duquel il fut détenu jusqu’à l’insurrection de 1956, dont il fut l’une des autorités … Continue reading – le régime s’est résolu à faire des concessions aux cultes, dans le cadre d’une politique réformatrice connue sous le nom de « socialisme du goulash ». Dans cette longue phase, les Églises principales du pays, catholique et réformée, étaient dirigées par des hiérarques si favorables au compromis qu’ils ne jouèrent aucun rôle ou presque dans la révolution pacifique qui conduisit à la chute du communisme. Il s’agit d’un cas très rare dans l’Europe médiane, en pensant à l’empreinte catholique de Solidarność en Pologne, au rôle du cardinal Tomášek dans la Révolution des Velours, ou aux veilles de prière en RDA. Par ailleurs, la sécularisation matérielle a continué sa marche depuis.
Une concomitance de causes « séculaires » détermina le court-circuitage de la démocratie « libérale » hongroise. La crise économique de 2008/2009 mit à jour l’incompétence de la gauche post-communiste au pouvoir – tandis que les technocrates gorbatchéviens avaient assuré une transition efficace à la démocratie et à l’économie de marché – après les scandales politiques de 2006. Cela détermina l’explosion du conflit social, que le gouvernement espérait calmer en appliquant dogmatiquement des recettes néo-libérales, et attisa la résurgence de l’extrême droite. FIDESZ et les ultra-nationalistes de Jobbik obtinrent 70% des votes en 2010. Ici, on retrouve des similitudes avec le cas russe. Après la Grande Guerre, la Hongrie fut redessinée par le Traité du Trianon (1920), qui impliqua la perte de 2/3 de son territoire historique et la création d’un état ethniquement homogène. Cette mutilation entraîna une flambée d’irrédentisme revanchiste – sachant que 1/5 des magyarophones vivent juste au-delà des frontières – qui n’a jamais été éteinte. Réprimée et puis niée par les communistes avant 1989, cette attitude n’a pas suffisamment été prise en compte politiquement et culturellement[5] I. Romsics, The dismantling of historic Hungary: the peace treaty of Trianon, 1920 (Wayne NJ, 2002), pp. 205-209..
La démocratie « illibérale » ou « chrétienne »
Depuis 2010, M. Orbán vise à parfaire son projet de « démocratie illibérale » qu’il a plus prudemment rebaptisé « démocratie chrétienne ». Mais cela n’est qu’un maquillage dialectique, car la pleine concrétisation de l’adjectif « chrétien » entraînerait l’abandon de l’ordre libéral. Ce serait un retour à l’origine des partis confessionnels européens qui s’opposaient aux libéraux et au socialistes pour conformer la société à l’éthique catholique ou protestante. Le fait que les partis démocrates-chrétiens aient pu s’adapter à l’ordre libéral serait, selon M. Orbán, un accident historique déterminé par la nécessité et l’urgence de faire front commun dans la reconstruction de l’Europe après les guerres mondiales. Toutefois, cette propension au compromis aurait comporté la dilution des valeurs constitutives et donc favorisé la sécularisation. Ce phénomène, qui entraîne un relativisme éthique, serait précisément le champ de bataille de la démocratie chrétienne d’aujourd’hui, qui l’amènerait ainsi à trouver des alliés naturels dans le champ de l’extrême droite[6]R.B.Barr, Populism as a Political Strategy ; in C. de la Torre « Routledge Handbook of Global Populism » (London, 2018) pp. 46-48..
Cependant l’idée de M. Orbán représente une perversion de ces mêmes valeurs, car son but déclaré ne serait pas celui de récupérer une « Christianitas » conforme aux désidérata des institutions ecclésiastiques, et encore moins aux valeurs évangéliques, mais de rétablir un contexte culturel traditionnel permettant l’exploitation de sa symbolique (Dieu, Patrie, Famille) en clé nationaliste. Cela permet d’articuler une narration autant élaborée sur le plan historique – visant surtout à représenter la Hongrie comme une victime des aléas historiques, ce qui se tient avec l’irrédentisme magyare – que simplifiée dans le contenu. Ainsi, le panthéon de M. Orbán accueille en grande pompe l’amiral fasciste Horthy, et repousse avec dédain des figures de proue du progressisme magyare telles que le président Károlyi ou le premier ministre Nagy que pourtant la mémoire collective avait longuement vénéré comme le héros tragique de la révolte de Budapest en 1956[7]M.Toomey History, Nationalism and Democracy: Myth and Narrative in Viktor Orbán's ‘Illiberal Hungary’, « New Perspectives » 25/1 (Reading, 2018), pp.95-98..
Le contenu se résume à une logique binaire – bien ( = valeurs chrétiennes)/mal ( = sécularisation), ami/ennemi, nous/eux – visant à rassembler la société contre des ennemis extérieurs. Ainsi, les ennemis jurés de la Hongrie seraient la bureaucratie anodine de l’Union européenne et la spéculation internationale opposée aux valeurs traditionnelles. La perspective internationaliste de ces deux acteurs favoriserait la démolition de la société traditionnelle chrétienne remplacée par des anti-valeurs telles que le multiculturalisme, en antithèse avec le nativisme et la famille hétéroparentale. Les personnifications par antonomase de ces deux catégories honteuses – celles de la bureaucratie européenne et de la finance – seraient incarnées par Mme Merkel et le financier George Soros[8]Mouvement visant à protéger les droits des personnes nées sur un territoire donné vis-à-vis des immigrés, N.d.A.
En effet, la chancelière est représentée comme une traitresse de l’Europe des nations, que son parti politique, le CDU, aurait toujours promu. Le véritable objectif de Mme Merkel serait de profiter de l’influence de son pays pour rétablir l’hégémonie allemande en Europe sur des bases multiculturalistes. La preuve en serait l’accueil « indiscriminé » de réfugiés musulmans fuyant la guerre en Syrie, dont la chancelière allemande se fit promotrice. Pour étayer l’idée d’une trahison de la ligne politique du CDU, le premier ministre hongrois orchestre une césure entre Mme Merkel et la tradition de son parti, de Adenauer à Kohl. Ce dernier serait devenu à son insu le nume tutélaire de M. Orbán, qui s’en revendique exégète fidèle (surtout après la mort du chancelier).
Dans la narration orbanienne, M. Soros représenterait la figure archétypique de la « conspiration judéo-ploutocratique ». D’origine juive, né en Hongrie, il a abandonné son pays à l’aube de l’ère communiste pour faire fortune dans la finance entre l’Angleterre et les États-Unis. Son engagement indéfectible aux causes progressistes le rendrait irrémédiablement hostile. En utilisant des tons ouvertement antisémites, M. Orbán le condamne fermement, tout en omettant de dire qu’il avait pu participer à un cours de leadership politique organisé par l’Université d’Oxford grâce à une bourse décernée par M. Soros.
Conclusion
Cette narration n’est pas exempte de contradictions, dont notamment le rôle d’une Union européenne « prison des peuples » mais irremplaçable dispensatrice de subventions. De même, l’islam serait utilisé comme crochet pour saper la société traditionnelle et favoriser le multiculturalisme. Par contre, la démocratie chrétienne « à la Orbán » serait la seule garantie des acquis occidentaux, des libertés économiques- affectées très marginalement par les valeurs rabâchées – à la « parité » homme/femme tout en garantissant leurs « spécificités ». Ces incongruences sont aplanies par un battage médiatique persistant et chargé de pathos, visant à altérer la perception de la réalité. Cela sert de support à un christianisme politique opportuniste, qui rend le projet de M. Orbán proche de celui de M.Poutine. Cependant, les deux visions diffèrent quelque peu : exclusivisme nativiste vs impérialisme paternaliste. Il reste à comprendre si ce modèle résisterait à une crise économique ou aux coupes budgétaires de Bruxelles et si et dans quelle mesure ce déclin n’entrainerait pas une accélération du processus de sécularisation, au regard du conformisme des hiérarchies religieuses au pouvoir.
Notes
↑1 | Statement of Preliminary Findings and Conclusions « Hungary, Parliamentary Elections and Referendum », OSCE 3 April 2022 https://www.osce.org/odihr/elections/515135 |
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↑2 | D.G. Lewis, Russia's New Authoritarianism: Putin and the Politics of Order (Edinburgh, 2020) pp. 203-205 |
↑3 | J. Pál In the Grasp of the Pan-Slavic Octopus : Hungarian Nation Building in the Shadow of Pan-Slavism Until the 1848 Revolution, « Nationalism and Ethnic Politics », 28/1,2 (London, 2022). pp. 40-44. |
↑4 | En 1948, le primat de Hongrie, cardinal József Mindszenty, subit un simulacre de procès au bout duquel il fut détenu jusqu’à l’insurrection de 1956, dont il fut l’une des autorités morales. Lors de la répression qui suivit la défaite des insurgés, il obtint asile auprès de l’ambassade américaine à Budapest jusqu’à 1971 et mourut en exile à Vienne en 1975, N.d.A. ; de 2011 à 2021 les croyants ont baissé de 10%, cfr. https://eacea.ec.europa.eu/national-policies/eurydice/content/population-demographic-situation-languages-and-religions-35_en |
↑5 | I. Romsics, The dismantling of historic Hungary: the peace treaty of Trianon, 1920 (Wayne NJ, 2002), pp. 205-209. |
↑6 | R.B.Barr, Populism as a Political Strategy ; in C. de la Torre « Routledge Handbook of Global Populism » (London, 2018) pp. 46-48. |
↑7 | M.Toomey History, Nationalism and Democracy: Myth and Narrative in Viktor Orbán's ‘Illiberal Hungary’, « New Perspectives » 25/1 (Reading, 2018), pp.95-98. |
↑8 | Mouvement visant à protéger les droits des personnes nées sur un territoire donné vis-à-vis des immigrés, N.d.A |
Alessandro Milani , "La démocratie illibérale ou « chrétienne » hongroise : aspects politiques et religieux". Focus de l'Observatoire international du religieux [en ligne], avril 2022. https://obsreligion.cnrs.fr/focus/la-democratie-illiberale-ou-chretienne-hongroise-aspects-politiques-et-religieux/
Alessandro Milani (GSRL/EPHE)