Bulletin N°35

janvier 2022

À l’occasion de la crise des sous-marins australiens : quand Joe Biden jure devant Dieu et Emmanuel Macron de sa bonne foi

Blandine Chélini-Pont

À la mi-septembre 2021, le premier ministre australien Scott Morrison annonça par lettre officielle au président du constructeur militaire français Naval Group la dénonciation du « contrat du siècle » qu’avait signé son prédécesseur, pour l’achat d’une douzaine de sous-marins conventionnels à l’orée des années 2030. À peine la lettre parvenue et le gouvernement français mis au courant, Joe Biden annonça depuis la Maison Blanche la mise en place d’un vaste partenariat de sécurité avec l’Australie et le Royaume-Uni dans la zone Indopacifique, flanqué de part et d’autre de Morrison et de son homologue britannique Boris Johnson, présents par écran interposé. Prenant la parole à cette occasion, Morrison se félicita, sans un traitre mot pour le camouflet infligé aux Français quelques heures plus tôt, que le nouveau pacte AUKUS, baptisé symboliquement des initiales des trois pays, allait débuter par un grand projet : coconstruire en Australie une flotte de huit sous-marins à propulsion nucléaire, grâce à la technologie conjuguée de ses deux partenaires. Le soufflet à la France se terminait en gifle.

L’annonce de l’alliance AUKUS et des nouveaux sous-marins australiens prévus avec elle dans un espace déjà saturé de sous-marins américains, a provoqué une nouvelle crise diplomatique avec la Chine, qui qualifia les trois puissances d’irresponsables et Joe Biden de « chef de gang de rue ». Elle a déclenché une crise toute aussi profonde avec la France, qui a rappelé dès le lendemain ses ambassadeurs de Canberra et Washington et reçu le soutien de l’Union européenne.  Le ministre de la Défense français, Jean-Yves Le Drian, accusa le trio de traîtrise et dénonça un « coup dans le dos ». Au sommet du G20, Emmanuel Macron taxa le Premier ministre australien de menteur. Début janvier 2022, l’indignation française reste forte vis-à-vis de Londres, entretenue par l’accumulation d’autres sujets de friction bilatéraux et la « mauvaise foi » récurrente affichée par Boris Johnson. Elle s’est transformée en wait and see plutôt glacial avec l’Australie, le temps que Morrison « le menteur » quitte le pouvoir, ce que détermineront éventuellement les élections fédérales de 2022. Mais vis-à-vis des États-Unis, l’indignation française s’est rapidement calmée.

Parmi les raisons de la preste réconciliation franco-américaine, l’amende honorable de Joe Biden face à la colère française semble avoir eu son importance, à l’issue d’un jeu de coups fourrés et de duplicité mal ficelés, rappelant a contrario la valeur de la loyauté des contrats et des engagements entre vieux alliés, même si les esprits réalistes peuvent se gausser de son caractère évanescent dans le cours aveugle des intérêts étatiques. Le Président des États-Unis est venu en personne faire son acte de contrition ou son ‘mea culpa‘ auprès du Président français, juste après le déplacement à Paris de son Secrétaire d’État et un peu avant celui de sa Vice-Présidente, tous deux diligentés pour rattraper la désinvolture de leur administration dans la fébrilité du containment antichinois.

Fin octobre 2021, profitant d’un voyage à Rome dans le cadre du Sommet du G20, Joe Biden s’est d’abord rendu au Vatican où il s’est entretenu avec le pape pendant plus d’une heure. Puis, après sa visite au chef du gouvernement italien Mario Draghi, il s’est rendu à la Villa Bonaparte, siège de l’Ambassade de France auprès du Saint-Siège, pour y rencontrer Emmanuel Macron. L’ordre des visites du Président américain connu pour sa foi catholique avec son long temps d’échange avec le Pape – sur l’environnement, les migrants, l’accès universel aux vaccins anti-Covid – n’a pas échappé aux commentateurs. Mais peu se sont arrêtés sur le caractère doublement symbolique du lieu choisi par la France et accepté par les États-Unis pour la rencontre des Présidents, lieu à la fois prestigieux et dédié aux affaires catholiques de la République française. Le contenu pourtant inusuel de la conversation entre les deux hommes, n’a pas non plus été commenté, hormis l’évènement lui-même : la rencontre signifiait réconciliation. Or le Président américain s’est livré à un exercice proche du serment de paix, cette institution incontournable de la diplomatie médiévale[1], tout comme du serment d’alliance de l’Antiquité gréco-romaine et de l’Empire byzantin[2]. Comme auparavant dans ses appels téléphoniques à son homologue français, Biden s’est excusé platement en affirmant : « Ce que nous avons fait était maladroit et n’a pas été mené avec beaucoup d’élégance. Des choses se sont passées qui n’auraient pas dû se passer ». Reconnaissant à moitié sa responsabilité dans le camouflet – Paris a bien été tenu à l’écart du projet AUKUS malgré ses intérêts convergents dans la zone et ce jusqu’au matin de l’annonce américaine – les excuses du Président ont également endossé la mauvaise foi du Royaume Uni, exploitant l’avantage comparatif de sa relation spéciale avec les États-Unis et avec l’Australie pour asseoir son hypothétique Global Britain et vendre sa propre technologie navale. Elles ont aussi endossé la duplicité de l’Australie, menant en sous-main des négociations de connivence sur la faisabilité d’un partenariat technologique, alors qu’elle avait déjà conclu un contrat avec le constructeur français pour assurer la souveraineté de son parc sous-marin à brève échéance. Biden n’a pas hésité à déclarer que les États-Unis n’avaient pas « d’allié plus loyal » que la France et, enfin et surtout, il a juré devant Dieu et Emmanuel Macron qu’il ignorait non pas l’existence du contrat français – comment aurait-il pu ? –  mais le maintien jusqu’au dernier moment des négociations avec l’Australie : « J’avais l’impression que la France avait été informée très en amont que le contrat ne se ferait pas. Devant Dieu, je vous assure que je ne savais pas que vous ne l’aviez pas été ».

Ainsi, le Président américain n’a pas hésité à jouer, outre sa réelle cordialité, d’une ressource apparemment désuète – sa parole et sa foi jurée – pour assurer le Président français de sa « bonne foi ». Il s’est servi de sa propre fidélité romaine, qu’en l’instant il semblait partager avec Emmanuel Macron, tant il est vrai que ce dernier n’hésite pas à manifester ses bonnes relations avec le pape François. Cette forme de connivence a pu donner du poids à son serment de conversation. Apparemment, le Président français a accepté les excuses américaines – quand celles de l’Australie ou de la Grande-Bretagne n’ont jamais été envisagées – et en a profité pour obtenir l’assentiment du Président américain sur des points bien concrets en s’en justifiant devant les journalistes : « La confiance c’est comme l’amour. Les déclarations c’est bien, les preuves c’est mieux ». Dans le communiqué de presse qui a suivi la réunion, les points en question ont été énumérés : un partenariat bilatéral sur l’énergie propre et la coopération spatiale, un dialogue stratégique permanent sur le commerce militaire, le soutien américain dans la mise en place d’une défense européenne opérationnelle et son aide accrue dans la lutte contre le terrorisme au Sahel. Autant de points promis à une loyale collaboration, entre alliés de bonne foi.

Comme l’écrit le grand internationaliste Jules Basdevant, « le principe de bonne foi est vraiment un principe qui domine l’ensemble du droit international et qui doit être retenu lorsqu’on s’occupe de dégager ou de mettre en œuvre une règle quelconque du droit des gens[3] ».  La bonne foi, imprégnée de morale, de justice, voire de sacralité, est la source la plus fondamentale de l’ordre juridique international[4]. Quelques auteurs de l’Antiquité, comme Cicéron et Tite-Live avaient déjà insisté sur son importance cruciale dans les relations entre communautés politiquement organisées[5]. Pour les auteurs modernes, l’empire de la bonne foi est des plus étendus. De nos jours, la pratique des États et des autres sujets internationaux tout comme la jurisprudence internationale consacrent cette importance, en y faisant très fréquemment référence. Si donc, comme l’écrit un autre grand internationaliste  devenu le premier président du Tribunal Pénal International pour l’Ex-Yougoslavie, Antonio Cassese, « nous devrions maintenant nous demander pourquoi la communauté internationale – qui semble refléter à l'extrême le modèle hobbesien de "l'état de nature" (homo homini lupus) et qui, en tout état de cause, est composée d'États fermement attachés à une vision machiavélienne des relations entre la morale et la politique (avec le droit comme appendice) – soutient et sanctionne juridiquement un postulat essentiellement éthique tel que la "bonne foi"[6] »,  c’est que la réponse coule de source : la morale, l’honnêteté, le respect de la parole donnée ne sont pas des éléments superfétatoires des relations diplomatiques et des contrats d’Etats. Ils en sont la condition.

[1] Raymond Verdier (ed), Le Serment, 2 volumes, Paris, CNRS éditions, 1992.  Société des historiens médiévistes Les relations diplomatiques au Moyen âge, Forme et enjeux, Éditions de la Sorbonne, 2011.

[2] Raoul Lonis, « la valeur du serment dans les accords internationaux en Grèce classique », Dialogues d’histoire ancienne, 6, 1980, pp. 267-286. Nicolas Drocourt et Elizabeth Malamut (eds), La diplomatie byzantine, de l’Empire romain aux confins de l’Europe, The Medieval Mediterranean, Leyde, Brill, 2020.

[3] Jules Badesvant, « Règles générales du droit de la paix », RCADI 1936-IV (58), pp. 521-522.

[4] Elizabeth Zoller, La bonne foi dans l’ordre international public, Paris, Pedone, 1977, Robert Kolb, La bonne foi en droit international public, Paris, PUF, 2000, cf particulièrement son introduction qui référence toutes les occurrences contemporaines des études académiques sur la bonne foi.

[5] De Officiis,I, 3, 22 et suivants.  Ad Urbe Condita Libri, X, 9

[6] Traduction de l’auteur. Antonio Cassese, International Law in a Divided World, Oxford, 1986, p. 153.

Pour citer ce document :
Blandine Chélini-Pont, "À l’occasion de la crise des sous-marins australiens : quand Joe Biden jure devant Dieu et Emmanuel Macron de sa bonne foi". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°35 [en ligne], janvier 2022. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/a-loccasion-de-la-crise-des-sous-marins-australiens-quand-joe-biden-jure-devant-dieu-et-emmanuel-macron-de-sa-bonne-foi/
Bulletin
Numéro : 35
janvier 2022

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Auteur.e.s

Blandine Chélini-Pont, professeure d’histoire contemporaine, Université d’Aix-Marseille

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