Bulletin N°19

mai 2018

Après le coup d’Etat, l’état du réseau Gülen hors de Turquie

Gabrielle Angey

Le mouvement Gülen est un groupe musulman d’origine turque qui s’est constitué autour de Fethullah Gülen, ancien prédicateur en Turquie, vivant depuis 1999 aux Etats-Unis. Il est composé d’une agrégation de réseaux d’associations d’hommes d’affaires, de medias, de fondations pour le dialogue interreligieux, de structures financières et d’associations humanitaires dans le monde entier. Plus que tout, les fidèles du mouvement unissent leurs efforts autour de la sphère éducative : par un système de parrainage d’hommes d’affaires turcs, un tissu dense d’écoles, les ışık okulları [les écoles de lumière] a été établi dans environ 120 pays du monde. L’implantation débuta en Asie centrale dès la chute de l’Empire soviétique ; puis à partir du milieu des années 1990 dans les Balkans et en Afrique ; et, dans les années 2000, aux Etats-Unis, en Europe, en Asie, et, dans une moindre mesure, en Amérique latine. Ainsi, en Afrique subsaharienne, le mouvement Gülen était, jusqu’à 2016, présent dans 34 pays d’Afrique avec près de 110 écoles ouvertes jusqu'à aujourd’hui.

En 2013 a éclaté une crise politique ouverte en Turquie entre le mouvement Gülen et le gouvernement de l’AKP [Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti de la justice et du développement] dirigé par le Président, Recep Tayyip Erdoğan. Elle débute avec la révélation en décembre 2013 d’une affaire de détournement de fonds publics pour laquelle des proches d’Erdoğan et de son gouvernement ont été inculpés. Le Président turc a alors crié au complot, accusant le mouvement de Fethullah Gülen et ses disciples (devenus des alliés encombrants de plus en plus critiques) d’avoir noyauté l’Etat turc et d’être les instigateurs de ce « coup » judiciaire. Il initia alors une épuration de l’appareil d’Etat. Le 15 juillet 2016, une tentative de coup d’Etat eut lieu en Turquie, immédiatement attribuée à la « FETÖ », « l’organisation terroriste güleniste », nouvelle appellation donnée par le gouvernement au mouvement Gülen et reprise par la totalité des médias turcs. En plus de l’accélération et de l’élargissement du processus d’épuration de l’administration (estimé à plus de 150 000 personnes), toutes les organisations turques identifiées comme appartenant au mouvement Gülen (écoles, universités, banques, centres extra-scolaires, associations d’hommes d’affaires, médias) ont été fermées en Turquie et environ 50 000 personnes emprisonnées.

Mais la répression ne s’abat pas exclusivement en Turquie, elle s’opère également « à distance », dans le reste du monde et affecte les réseaux du mouvement Gülen. D’une part, de manière indirecte, la répression en Turquie a des conséquences sur les organisations liées au mouvement implantées partout dans le monde. Les flux financiers venant de Turquie, qui permettaient le parrainage de la plupart des écoles établies dans le monde entier, ont complètement cessé. En outre, il n’y a plus de flux d’enseignants venant de Turquie, prêts à travailler dans les écoles du mouvement.

Mais d’autre part, la répression se donne à voir de manière plus directe, par l’action extérieure d’Ankara. D’abord, dans sa version la plus médiatique, elle se manifeste par le rapatriement forcé, et fortement publicisé, par les services secrets turcs, le MIT [Millî İstihbarat Teşkilatı, Organisation nationale du renseignement], de certains cadres du mouvement Gülen et de leurs familles (travaillant dans une de ses organisations à l’étranger), vers la Turquie, et leur mise en détention en attendant un procès. Le porte-parole du gouvernement, Bekir Bozdağ, a ainsi annoncé en avril 2018 que, depuis juillet 2016, les services secrets turcs « ont empaqueté 80 [partisans de Gülen] dans 18 pays différents et les ont ramenés en Turquie[1][URL : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/04/10/trois-partisans-presumes-de-gulen-arretes-au-gabon-et-ramenes-en-turquie_5283483_3212.html].». Ce type de mission a ainsi été menée au Kosovo fin mars 2018, opération secrète ayant provoqué une crise politique dans le pays et le renvoi de deux ministres, certains dénonçant un « enlèvement » remettant en cause la souveraineté du Kosovo sur son territoire ; de même au Gabon, où trois cadres de l’école turque ont été arrêtés et renvoyés en Turquie.

A côté de ces actions qui restent limitées dans le monde puisqu’elles nécessitent la collaboration des autorités locales pour les arrestations, une intense campagne diplomatique a été lancée. Aux Etats-Unis, un dossier a été déposé par la Turquie pour demander l’expulsion de Gülen afin qu’il soit jugé en Turquie, mais sans succès jusqu’à présent.

L’action diplomatique principale et la plus efficace du gouvernement turc à l’étranger, est celle visant à la fermeture des écoles du mouvement Gülen ou alors leur transfert à la fondation Maarif, qui est une structure semi-publique établie pour reprendre le contrôle des écoles du mouvement Gülen. Le 17 juin 2016, moins d’un mois avant le coup d’Etat avorté en Turquie, le Premier ministre promulgua une loi portant création de la fondation Maarif. La fondation peut saisir les biens et reprendre le contrôle d’établissements de droits privés en Turquie (les centres de soutien scolaire, universités, lycées, fermés au lendemain du coup d’État du 15 juillet 2016) et dans le monde entier. Son président, Birol Akgün, déclare que c’est la vocation première de cette fondation que d’agir dans le monde entier pour proposer des établissements éducatifs représentant la Turquie, visant à se substituer aux écoles liées au groupe qualifié de « terroriste[2]« Maarif Foundation head: We aim to offer an education that reflects Turkish vision, promote Turkish language », 12 février 2017 [URL: … Continue reading».

Mais le pouvoir turc ne peut se « redéployer » dans un autre pays qu’à condition que les pouvoirs publics de ces pays le laissent faire ou négocient cette possibilité. Jusqu’ici, les écoles Gülen ont été transférées à la fondation Maarif Foundation dans les pays suivants : Somalie, Guinée, Niger, Sénégal, Mali, Soudan, Burundi, Bénin, Mauritanie, Nigéria, Tanzanie, Kosovo, Pakistan, Afghanistan, Maroc et Tchad. On note que les petites et moyennes puissances africaines sont particulièrement sensibles aux requêtes du gouvernement turc de l’AKP, par contraste avec des pays européens ou les Etats-Unis, qui ont refusé de fermer ou de transférer les écoles, arguant du manque de preuves de la nature terroriste du groupe musulman. On peut supposer que ces pays du Sud sont plus dépendants à l’égard de l’économie turque, mais surtout de son aide au développement.

Le mouvement Gülen, historiquement régulièrement soumis à des phases de répression en Turquie, subit actuellement l’offensive politique la plus violente qu’il ait traversée. Celle-ci se caractérise notamment par le transfert du conflit par-delà les frontières turques et par un certain isomorphisme de l’action du gouvernement AKP, qui s’inscrit dans les traces du mouvement Gülen qu’il cherche, plus qu’à supprimer, à remplacer, en s’insérant plus profondément dans la société, en Turquie, mais aussi à l’étranger.

Notes

Notes
1 [URL : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/04/10/trois-partisans-presumes-de-gulen-arretes-au-gabon-et-ramenes-en-turquie_5283483_3212.html].
2 « Maarif Foundation head: We aim to offer an education that reflects Turkish vision, promote Turkish language », 12 février 2017 [URL: https://www.dailysabah.com/politics/2017/02/13/maarif-foundation-head-we-aim-to-offer-an-education-that-reflects-turkish-vision-promote-turkish-language].
Pour citer ce document :
Gabrielle Angey, "Après le coup d’Etat, l’état du réseau Gülen hors de Turquie". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°19 [en ligne], mai 2018. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/apres-le-coup-detat-letat-du-reseau-gulen-hors-de-turquie/
Bulletin
Numéro : 19
mai 2018

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Auteur.e.s

Gabrielle Angey, assistant professor, université de Graz – Autriche

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