Bulletin N°42-43

mai 2023

Aux avant-postes du pluralisme religieux, des Églises évangéliques ukrainiennes mobilisées

Sébastien Fath

Qui connaît les born-again ukrainiens ? Les orthodoxes d'Ukraine et les catholiques, qu'ils soient de rite latin ou de rite oriental -les 'uniates', interdits entre 1946 et 1989- sont familiers des spécialistes d'histoire religieuse. On identifie beaucoup moins aisément les protestants ukrainiens. Les luthériens et les réformés (calvinistes) sont implantés sur le territoire depuis le XVIe siècle, mais n'ont jamais constitué de pôle religieux en mesure d'influer sur la vie sociale, culturelle et politique. Il en est de même des mennonites, dont la présence est attestée en Ukraine depuis les années 1780. La donne a changé aujourd'hui, alors que le protestantisme a connu, depuis trente-quatre ans, une spectaculaire diversification basée principalement sur l'essor de l'évangélisme, étudié par Catherine Wanner[1]Catherine Wanner, Community of the converted, Ukrainians and Global Evangelism, Cornell University Press, 2007., avec un rôle particulier dévolu aux baptistes, déjà bien implantés en Ukraine avant la chute du Rideau de fer. Défendant un christianisme de conversion, bibliciste et moralement conservateur, les protestants évangéliques ukrainiens rassembleraient aujourd'hui au moins 5% des Ukrainiennes et Ukrainiens, issus dans leur grande majorité de l'orthodoxie et, à un moindre degré, du catholicisme. La population apprécie, dans cette offre chrétienne, simplicité du rite, individuation de l'option religieuse, orthopraxie, et accent sur l'enseignement. Aux heures les plus intenses de l’évangélisation protestante post-soviétique, jusqu’à 15 nouvelles Églises locales/paroisses évangéliques auraient été créées chaque jour en Ukraine. Quinze nouvelles Églises par jour.... C’est énorme, et le paysage chrétien ukrainien contemporain s’en est trouvé profondément diversifié.

 

La centralité des baptistes et chrétiens évangéliques ukrainiens

 

Dans les rangs évangéliques ukrainiens, on compte, en 2023, de nombreuses dénominations et sensibilités théologiques. Les Églises baptistes sont particulièrement bien représentées. Elles bénéficient d'une implantation amorcée dès la fin du XIXe siècle[2]Des proto-baptistes allemands se signalent en Ukraine à partir de 1864, les premiers groupes ukrainiens de type baptiste apparaissent en 1869, une Union Baptiste Ukrainienne est constituée en 1918, … Continue reading, d'une légitimité héritée des temps de persécution sous l'ère soviétique[3]Heather J. Coleman, "Baptist Beginnings in Russia and Ukraine", Baptist History and Heritage, n°42, 2007, pp.24-36., mais aussi de l'appui très considérable apporté par les baptistes des États-Unis depuis la chute de l'URSS en 1989. Leur nombre s'est démultiplié depuis 30 ans au point qu'après les États-Unis, l'Ukraine serait aujourd'hui le second pays au monde à compter le plus de baptistes. Ces protestants évangéliques ukrainiens s’appuient aussi sur une diaspora qui comprend nombre de pasteurs ukrainiens aujourd’hui établis aux États-Unis, comme le fameux « pasteur Vlad »[4]Surnommé « pasteur Vlad », Vladimir Savtchouk, né en 1986, est à la tête d’une organisation évangélique influente aux États-Unis, et conduit la megachurch HungryGen, dans l’État de … Continue reading, très populaire sur les réseaux sociaux, qui immigra aux États-Unis à l’âge de 13 ans et commença son ministère dès l’âge de 16 ans.  En Ukraine, les évangéliques jouissent d'une grande visibilité et d'une excellente intégration dans les rouages de la société, y compris politique. A l'image d'Oleksandr Turchynov, baptiste, qui fut président par intérim de l'Ukraine en 2014.

Aux côtés des baptistes, les pentecôtistes ukrainiens, implantés en Ukraine depuis 1920[5]La première église pentecôtiste ukrainienne est fondée à Odessa en 1920 par Ivan Voronaev., ont également le vent en poupe depuis trente ans. Moins connus que les premiers, ils se sont acquis une certaine légitimité à l'image de Leonid Chernovetskyi, directeur de la grande banque ukrainienne Pravex et maire de Kiev de 2006 à 2012. Ce dernier fréquentait ouvertement l'Ambassade de Dieu à Kiev, megachurch pentecôtiste -ou néopentecôtiste- fondée en 1993 par un pasteur nigérian charismatique, Sunday Adelaja. L’histoire de cette Église évangélique pentecôtisante, à elle seule, mériterait une vaste enquête. Venu en Ukraine en tant qu’étudiant africain pauvre, confronté à un racisme violent, Sunday Adelaja n'en est pas moins parvenu, aux côtés de son épouse Bose, à développer, dans la capitale ukrainienne, une assemblée évangélique charismatique qui s’affirma, durant plusieurs années, comme la plus grande megachurch évangélique d’Europe, avant de rencontrer des difficultés croissantes à partir de 2016[6]Le pasteur Adelaja a été accusé de malversations financières et d'incartades conjugales.. A son apogée, cette megachurch multiculturelle basée à Kiev rassemblait 25.000 fidèles chaque semaine. Cette méga-Église ukrainienne du XXIe siècle a été impliquée dans la Révolution orange de 2004, ce qui a valu au pasteur Adelaja la reconnaissance publique du président ukrainien Viktor Iouchtchenko, ainsi qu'une invitation aux États-Unis par la Clinton Foundation, et même la curiosité du quotidien français Libération. Celui-ci s’étonne en 2007 des réussites de « la croisade ukrainienne du pasteur Sunday », « installé en terre orthodoxe depuis plus de vingt ans »... "L'Église gagne en popularité, notamment en développant un réseau social pour les plus démunis ­ centres de soins pour toxicomanes, soupes populaires dans les quartiers déshérités ­ qui lui donne une certaine légitimité, accrue lors de la « révolution orange » que le pasteur Sunday défend dans la rue avec ses ouailles[7] Alexandre Billette, « La croisade ukrainienne du pasteur Sunday", Libération, 2 mars 2007..

Charismatisation de l'évangélisme ukrainien

Tenants d'un christianisme du choix personnel, l'objectif de ces protestantes et protestants évangéliques ukrainiens est de former une « communauté des convertis » influente, dans une société pluraliste, pour reprendre l'expression de Catherine Wanner. La multiplication des communautés locales, depuis trois décennies, se double aussi d’une augmentation de la taille moyenne des assemblées, avec, outre l’Ambassade de Dieu, au moins deux autres megachurches[8]Rappel : pour qu’il y ait megachurch, il faut notamment que l’assemblée rassemble un minimum de 2000 fidèles pratiquants chaque semaine dans un même lieu. à Kiev, Hillsong, conduite par le pasteur Ioura Ravnouchkine, et la Victory Church. Cette dernière, très multiculturelle, est dirigée par le pasteur Henry Madava, originaire du Zimbabwe. Dans la monographie qu'elle a consacrée aux évangéliques ukrainiens, Catherine Wanner souligne aussi un large mouvement de charismatisation depuis la fin des années 1980. On est passé d'une sensibilité dominante de type piétiste et bibliciste, marquée par l'importance de l'ethos calviniste, à un christianisme de l'expérience beaucoup plus axé sur le bien-être, la guérison physique et le surnaturel... sans oublier l’impératif de témoignage dans la Cité au nom de valeurs chrétiennes jugées bénéfiques à toute la société.

Ces Églises locales ukrainiennes de type évangélique sont largement ouvertes aux liens transnationaux, notamment avec une abondante diaspora russe et ukrainienne, partie dans les premières années qui ont suivi la chute de l'Union soviétique (1991). Très attachées à l'individuation des options religieuses, en un mot, à la liberté de choisir, elles ont été particulièrement ciblées par le pouvoir russe, en 2014, après l'annexion de la Crimée. Pasteurs -surtout pentecôtistes et baptistes- mis à l'amende, assemblées interrompues par la police... Même tableau dans les parties du Donbass contrôlées par les pro-russes, où 40 Églises locales baptistes ont été fermées, ces protestants ukrainiens étant désignés comme des « terroristes ». Des responsables pentecôtistes auraient également été assassinés par des pro-Russes à Sloviansk en 2014[9]Alexandra Novitchkova, "When God becomes the weapon, Persecution based on religious beliefs in the armed conflict in Eastern Ukraine", International Partnership for Human Rights, PDF, rapport avril … Continue reading. Suspectés par les autorités russes, depuis quelques années, de constituer une cinquième colonne de l’Occident, les protestants évangéliques ukrainiens sont aussi des témoins vivants d’un pluralisme chrétien qui met à mal certains grands récits pan-slaves : ceux qui recourent à l’orthodoxie comme seul ciment religieux des slaves et de la « Grande Russie » ont fait des protestants ukrainiens une cible prioritaire. Les évangéliques d'Ukraine ont, dès lors, énormément à perdre dans le scénario qui verrait les ambitions de Vladimir Poutine se réaliser.

Défense de la liberté religieuse

Au grand dam de certains évangéliques américains, qui s'étaient peu à peu habitués, depuis 20 ans, à tisser des liens avec le président russe, Vladimir Poutine, hâtivement adoubé comme chevalier blanc d'un néo-conservatisme nationaliste : avec la guerre d'agression menée par la Russie contre l'Ukraine depuis le 24 février 2022, les cartes sont rebattues. Soutenir Poutine, comme champion supposé des valeurs traditionnelles d'un christianisme hétéronormé et nationaliste, n'est plus une option très confortable pour certains protestants évangéliques américains. Jadis devenus temporairement russophiles, les voilà désormais ramenés, depuis 2022, à leurs « fondamentaux » : la défense de la liberté religieuse, et de la liberté tout court, à commencer par celle de leurs « frères et sœurs » ukrainiens directement menacés de mort par l'offensive russe en Ukraine[10]Fabrice Rousselot, "War in Ukraine is testing some American evangelicals’ support for Putin as a leader of conservative values", The Conversation, 6 avril 2022.. Quant aux évangéliques européens, ils ont coordonné vingt réseaux de solidarité à destination de leurs coreligionnaires d'Ukraine, mobilisant 64.000 bénévoles au service de l'accueil de réfugiés et de l'acheminement de l'aide[11]Jayson Casper, " The Hardship Is Plentiful But the Workers Aren’t Few: Evangelicals Unite on Ukraine", Christianity Today, 5 août 2022.. Last but not least, il importe de souligner qu'en dépit d'un très grand refroidissement des relations entre baptistes, évangéliques ukrainiens et leurs coreligionnaires russes depuis 2014, les liens ne sont pas rompus. Dans un communiqué rendu public en mars 2022, de la part du président de l'Alliance Évangélique russe, Vitaly Vlasenko. le haut responsable évangélique russe exprimait ainsi « l'amertume » et le « regret » ressentis devant « l'invasion » d'un « pays souverain »[12] Voir "Are Evangelicals in Ukraine and Russia divided ?", [en ligne] https://radical.net/, 1er mars 2022 , Jayson Casper, "Russian Evangelical Leader Apologizes to Ukrainian Christians", … Continue reading. Mais le lien évangélique russo-ukrainien est, pour le moins, profondément abîmé. En témoigne cet appel public diffusé par l'Union des Églises Chrétiennes Évangéliques - Baptistes d'Ukraine à leurs homologues de Russie, en juillet 2022. Le texte dénonce la rhétorique nationaliste désormais employée par les évangéliques russes. Des positions jugées, par les évangéliques ukrainiens, « inacceptables et irresponsables », nourrie d'une « idéologie destructrice »[13]Open Appeal, The All-Ukrainian Union of Churches of Evangelical Christians-Baptists
to the Russian Union of Evangelical Christians-Baptists leadership and churches, Kyiv, juillet 202.
... Tout se passe comme si la guerre actuelle avait intensifié, au sein de l'évangélisme russe, des tendances nationalistes déjà à l'œuvre depuis la fin du XXe siècle[14]Kathy Rousselet, "La nébuleuse évangélique en Russie : de la mission étrangère à la surenchère nationale", Critique Internationale 2004/1, n°22, pp. 125 à 138., avec à la clef, un lien confessionnel profondément détérioré avec l'évangélisme d'Ukraine.

 

Notes

Notes
1 Catherine Wanner, Community of the converted, Ukrainians and Global Evangelism, Cornell University Press, 2007.
2 Des proto-baptistes allemands se signalent en Ukraine à partir de 1864, les premiers groupes ukrainiens de type baptiste apparaissent en 1869, une Union Baptiste Ukrainienne est constituée en 1918, un an après la Révolution russe.
3 Heather J. Coleman, "Baptist Beginnings in Russia and Ukraine", Baptist History and Heritage, n°42, 2007, pp.24-36.
4 Surnommé « pasteur Vlad », Vladimir Savtchouk, né en 1986, est à la tête d’une organisation évangélique influente aux États-Unis, et conduit la megachurch HungryGen, dans l’État de Washington.
5 La première église pentecôtiste ukrainienne est fondée à Odessa en 1920 par Ivan Voronaev.
6 Le pasteur Adelaja a été accusé de malversations financières et d'incartades conjugales.
7  Alexandre Billette, « La croisade ukrainienne du pasteur Sunday", Libération, 2 mars 2007.
8 Rappel : pour qu’il y ait megachurch, il faut notamment que l’assemblée rassemble un minimum de 2000 fidèles pratiquants chaque semaine dans un même lieu.
9 Alexandra Novitchkova, "When God becomes the weapon, Persecution based on religious beliefs in the armed conflict in Eastern Ukraine", International Partnership for Human Rights, PDF, rapport avril 2015.
10 Fabrice Rousselot, "War in Ukraine is testing some American evangelicals’ support for Putin as a leader of conservative values", The Conversation, 6 avril 2022.
11 Jayson Casper, " The Hardship Is Plentiful But the Workers Aren’t Few: Evangelicals Unite on Ukraine", Christianity Today, 5 août 2022.
12  Voir "Are Evangelicals in Ukraine and Russia divided ?", [en ligne] https://radical.net/, 1er mars 2022 , Jayson Casper, "Russian Evangelical Leader Apologizes to Ukrainian Christians", Christianity Today, 14 mars 2022, ainsi que cet appel conjoint de l'Alliance Evangélique mondiale : "Evangelicals Issue a Joint Statement on Ukraine One Year After the Full-Scale Russian Invasion" (27 février 2023, [en ligne] https://worldea.org/).
13 Open Appeal, The All-Ukrainian Union of Churches of Evangelical Christians-Baptists
to the Russian Union of Evangelical Christians-Baptists leadership and churches, Kyiv, juillet 202.
14 Kathy Rousselet, "La nébuleuse évangélique en Russie : de la mission étrangère à la surenchère nationale", Critique Internationale 2004/1, n°22, pp. 125 à 138.
Pour citer ce document :
Sébastien Fath, "Aux avant-postes du pluralisme religieux, des Églises évangéliques ukrainiennes mobilisées". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°42 [en ligne], mai 2023. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/aux-avant-postes-du-pluralisme-religieux-des-eglises-evangeliques-ukrainiennes-mobilisees/
Bulletin
Numéro : 42
mai 2023

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Auteur.e.s

Sébastien Fath, GSRL, EPHE-PSL / CNRS

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