Bulletin N°13

novembre 2017

Barelwis versus Déobandis : politisation des lignes de fracture doctrinale et radicalisation identitaire au Pakistan

Alix Philippon

Carte Afghanistan et Pakistan
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Le Pakistan est un Etat créé en 1947 au nom de l’islam pour rassembler les musulmans de l’ex-Empire des Indes britanniques. En mobilisant le référent islamique de manière non spécifique et souvent contradictoire, le fondateur du pays, Mohammad Ali Jinnah, avait préparé le terrain d’une islamisation de l’Etat pakistanais très graduelle, mais tout autant conflictuelle. C’est en effet quand il a fallu définir « l’islam » au nom duquel le pays avait été créé que les conflits politiques ont commencé. Une crise identitaire aiguë a été la constante de la jeune histoire du Pakistan qui a donc été le théâtre d’une compétition entre groupes concurrents. Loin d’être facteur de cohésion nationale, le répertoire islamique du politique, omniprésent, a bien plutôt joué comme force de fragmentation de l’autorité. Personne ne détient véritablement de monopole en termes de gestion du sacré.

L’omniprésence de l’idiome islamique sur la scène politique pakistanaise, tout autant que la remise en question du monopole de son interprétation, ont donc engendré la concurrence d’acteurs multiples (oulémas, islamistes, gouvernants, bureaucrates, etc.) s’appropriant les symboles religieux pour définir le « vrai islam ». Des rivalités ont opposé les groupes islamistes à l’Etat aussi bien que ces groupes entre eux. Ces dynamiques ont fait du Pakistan un terrain dangereux où la violence est devenue un répertoire politique très utilisé et où les interactions entre les différents acteurs recherchant pouvoir et influence au nom de l’islam n’ont pas toujours pu se pacifier dans des formules de compromis et de négociations. La politique symbolique de l’islam a ainsi pu précipiter la constitution de frontières identitaires entre acteurs antagoniques ayant recours à l’excommunication. Le sectarisme entre sunnites et chiites est un phénomène bien connu. Je vais me focaliser ici sur le sectarisme intrasunnite. Précisons que, par sectarisme, on entend les formes d’interaction conflictuelle voir violente entre les différentes mouvances au sein de l’islam et notamment ceux que l’on appelle les Barelwis et les Déobandis.

Revendiquer le monopole du « sunnisme »

L’école théologique barelwie est née en Inde dans le contexte de l’Empire britannique dans les années 1880 en réaction aux assauts revivalistes orthodoxes des écoles théologiques nées juste avant, les Déobandis et les Ahl-e Hadith. Fondé par le savant et soufi Ahmed Reza Khan Barelwi, le mouvement éponyme est souvent présenté comme une sorte de contre-réforme, une croisade contre les attaques répétées à l’endroit des soufis (appelés pirs dans le sous-continent) et des sanctuaires, ou comme une défense passionnée du statu quo des traditions religieuses populaires. Dans la perspective des Barelwis, sont donc en dehors des frontières du sunnisme tous ceux qui n’appartiennent pas à leur école théologique. Dans leur rhétorique, le terme « sunnite » et l’expression Ahl-e Sunnat wal Jama‘at [« les gens de la Tradition du Prophète et de la Communauté »] sont ainsi généralement utilisés pour désigner la vision de la foi de Ahmad Reza Khan. Sont donc exclus du « sunnisme » les groupes perçus comme « wahhabites » à l’instar des Déobandis ou des Ahl-e Hadith, souvent qualifiés « d’infidèles ». Dès le XIXe siècle, ces trois écoles se sont en effet opposées dans des débats très virulents et dans des guerres théologiques impliquant même l’Arabie saoudite. Mais jamais, contrairement à aujourd’hui, les différends doctrinaux n’ont mené à des affrontements meurtriers.

De fait, à leur naissance, ces mouvements étaient très similaires, notamment les Barelwis et les Déobandis. Mais pour exister et grandir, il a fallu transformer ce qui n’était que des différences de degrés en différences de nature. Ces désaccords doctrinaux ont notamment trait à des problèmes classiques liés au soufisme : le statut du Prophète ou des saints soufis, et toutes les pratiques qualifiées de soufisme populaire effectuées notamment dans les sanctuaires soufis. Si l’importance du Prophète Muhammad a été promue par tous les mouvements islamiques, des différences d’interprétation sur son statut véritable (intermédiaire avec Dieu, objet de dévotion et modèle de la personne accomplie) sont néanmoins notables. Pour les Barelwis, le Prophète est omniscient et possède la connaissance de l’invisible. Il est aussi omniprésent, composé d’une lumière qui lui est propre et agit comme un intercesseur avec Dieu. Il est le véritable centre de la foi des Barelwis qui en ont fait un autre objet de dévotion après Dieu. Ces qualités surhumaines attribuées au Prophète sont considérées par les Déobandis comme de l’associationnisme [shirk], ce qui leur vaut en retour d’être accusés par les Barelwis de blasphème. La commémoration de l’anniversaire du Prophète [milad-un nabi], pratique soufie célébrée avec dévotion par les Barelwis, est également critiquée par les réformistes comme innovation [bid’at]. Les Déobandis et les Ahl-e hadith critiquent également la cosmologie mystique barelwie très hiérarchique et médiatrice, mais aussi le statut qu’ils octroient aux pirs et aux sanctuaires. Ils rejettent le culte des saints et la commémoration de l’anniversaire de leur mort [‘urs], même si les Déobandis pratiquaient et pratiquent toujours une forme de soufisme très épuré. Il faut cependant ajouter que contrairement à une idée largement répandue, les Barelwis mobilisés au sein du mouvement se revendiquent de l’orthodoxie musulmane et légitiment leurs pratiques les plus condamnées par référence au Coran, aux hadiths et à la Tradition du Prophète. Ce serait néanmoins faire une analyse partielle que de réduire le corps de la critique aux aspects doctrinaux. En effet, s’il s’agit bien d’une rivalité entre des interprétations concurrentes de l’islam, il s’agit tout autant, voire davantage, de rivalités entre des autorités concurrentes en quête de légitimité populaire, avec chacune leur clientèle spécifique.

Ces trois mouvements se sont graduellement politisés c’est-à-dire que s’ils sont nés avec des ambitions avant tout religieuses et se sont déployés hors du champ politique, leurs pratiques, institutions et acteurs se sont requalifiés à l’intérieur du champ politique sur un mode généralement islamiste dans le cadre pakistanais (le parti Jamiyyat-e Ulama-e Islam pour les déobandis et Jamiyyat-e Ulama-e Pakistan pour les Barelwis). A travers l’histoire, les Barelwis ont souvent dénoncé les autres mouvements sunnites comme étant des « minorités » religieuses déviantes responsables du « terrorisme », patronnées par l’Etat et donc jouissant d’un accès privilégié aux ressources politiques et symboliques. Tout en parlant au nom de l’islam majoritaire dont ils se revendiquent les représentants, les Barelwis se sentent être devenus une « minorité » politique. Et dans le cadre d’un Etat idéologique comme le Pakistan, les leaders barelwis estiment avoir droit à une position dominante dans le champ politique, car ils représentent la religiosité majoritaire – la majorité des Pakistanais sunnites adhère effectivement à cet islam centré sur le culte des saints et la vénération du Prophète Muhammad. Les différends doctrinaux entre les Barelwis et les Déobandis se sont donc transformés en des rivalités d’ordre politique dont la violence a notablement empiré ces dernières années. Le conflit entre écoles sunnites n’est en effet pas nouveau. Mais sa portée s’est étendue depuis les années 1980 et a donné lieu à des mobilisations sur la base d’identités sectaires qui ont trouvé une fonction politique. Ainsi, la recette de l’alchimie mobilisatrice des Barelwis peut avoir pour ingrédients le ressentiment, la posture défensive et un désir de reconnaissance.

Convertir les différences sectaires en ressources politiques

Dès le début des années 80, marquées par la politique d’islamisation du Président Muhammad Zia-ul Haq (1978-1988) favorisant les Déobandis, des leaders barelwis tentent d’initier une renaissance de leur école de pensée. Les deux premières organisations historiques à s’être engagées, avec succès d’ailleurs, dans cette entreprise, sont exclusivement religieuses et revendiquent leur apolitisme. Le passage au politique s’est opéré plus tard, à la fin des années 1980. Toutes visent un objectif commun : la réislamisation par le bas de la société pakistanaise selon les doctrines barelwies. Ces groupes investissent des domaines et remplissent des fonctions multiples allant du religieux au culturel, en passant par l’éducatif, le caritatif, le politique et même le jihad. S’il y a bien eu un phénomène de différenciation au sein de la mouvance, certaines organisations se spécialisant dans tel ou tel domaine d’activités, nombre d’entre elles sont multifonctionnelles. De plus, ces organisations se situent différemment sur une échelle de politisation, de protestation et de radicalisation. Par exemple, le Sunni Tehreek (ST), fondé en 1990 à Karachi, est une organisation militaire ayant pour ambition de défendre les doctrines et les institutions barelwies, notamment les mosquées, tant sous la forme d’une prédication « anti-wahhabite » virulente que de modes d’action violents. Au ST, la vision du monde qui est élaborée est donc exclusivement centrée sur l’appartenance sectaire. C’est un groupe qui a été placé sous la surveillance des services pakistanais dans le cadre de « la guerre contre le terrorisme » (avant d’être sponsorisé par le gouvernement issu du Parti du peuple pakistanais[1] Le Parti du peuple pakistanais (PPP) a été créée en 1967 par Zulfikar Ali Bhutto, le père de Benazir Bhutto. Tous deux ont été Premier ministre du pays, avant de finir leur vie tragiquement. … Continue reading pour lutter contre les Talibans pakistanais en 2009), et qui est impliqué dans la guérilla urbaine de Karachi, notamment contre des groupes rivaux « wahhabites », surtout déobandis. C’est aussi un parti qui prend part à la politique électorale.

Toutefois, le rejet de leurs rivaux « wahhabites » n’empêche pas les Barelwis de leur emprunter certaines de leurs distinctions les plus significatives et d’entretenir un rapport mimétique avec ceux-ci. Le principe d’ambivalence fonctionne ici à plein régime, où l’aversion ostensible peut être le meilleur vecteur pour l’appropriation des attributs du challenger. Par exemple, le Dawat-e islami est la réponse barelwie au Tablighi-Jamaat déobandi, l’un des plus grands mouvements missionnaires au monde. Le Minhaj-ul Quran du célèbre Maulana Tahir-ul Qadri[2]Le Minhaj-ul Quran est une ONG islamique internationale fondée en 1981. Sa branche politique est le Pakistan Awami Tehreek (PAT). s’est organisé sur le modèle du parti islamiste Jama’at-e Islami. Ces nouveaux groupes barelwis ont aussi la particularité d’être urbains. Ils ont par conséquent la capacité de concurrencer directement leurs rivaux, traditionnellement plutôt implantés dans les villes où ils ont majoritairement recruté, sur leur propre terrain d’action. C’est parmi les classes moyennes urbaines que ces deux écoles concurrentes recrutent majoritairement.

Crispation identitaire autour de l’impiété

Dans le cadre de la soi-disant « guerre contre le terrorisme », la conjonction entre la promotion officielle du soufisme par les régimes successifs pour lutter contre le « terrorisme » et la radicalisation menée par des groupes perçus comme anti-soufis a constitué une fenêtre d’opportunité exceptionnelle pour les Barelwis : ils se sont réaffirmés sur la scène publique et ont acquis une pertinence politique inédite dans l’histoire pakistanaise. En même temps, ces dynamiques ont accéléré le sectarisme intrasunnite, qui s’est manifesté par une violence accrue. Les acteurs barelwis et les sanctuaires de saints sont notamment devenus des cibles régulières de la nouvelle génération radicale apparue en 2007 au Pakistan et généralement désignée par le terme générique de « Mouvement des Talibans du Pakistan ». Mais parallèlement, le potentiel de radicalisme de certains groupes barelwis a aussi trouvé à s’exprimer. S’ils luttent contre le « terrorisme wahhabite » et font valoir le soufisme comme la version pacifiste et authentique de l’islam, ce qui leur vaut d’être considérés comme des acteurs favorisant l’humanisme et le pluralisme, les Barelwis sont aussi dans leur majorité des partisans zélés de la loi contre le blasphème prévoyant la peine de mort en cas d’insultes au Prophète Muhammad. C’est précisément un membre du Dawat-e Islami barelwi, Mumtaz Qadri, devenu depuis un héros, qui a criblé de vingt-six balles en janvier 2011 le gouverneur jugé « impie » du Pendjab, Salman Taseer, partisan d’un amendement de cette loi.

Dans leur grande majorité, les groupes barelwis ont soutenu sans réserve ce meurtre et encourent dès lors le risque d’être associés, par les acteurs les plus libéraux, à ceux qu’ils entendent précisément combattre. Notons que la posture de S. Taseer n’aurait sans doute, il y a encore dix ans, pas même retenu l’attention des médias, et encore moins constitué un mobile suffisant pour un meurtre. Son assassinat, et plus encore la popularité dont jouit le meurtrier (y compris au sein de corporations comme les avocats), apparaissent donc comme des symptômes éloquents de la montée de l’intolérance dans la société pakistanaise dans son entier – groupes barelwis inclus. Lors d’une conférence à Lahore en janvier 2011 sur la protection du prestige du Prophète, une alliance barelwie, la Sunni Ittehad Council (SIC), a ouvertement menacé de représailles tous ceux qui s’étaient mobilisés pour protester contre l’assassinat de S. Taseer. Le SIC a lancé un avertissement : « il y aura un Mumtaz Qadri à tous les coins de rue pour mettre un terme à de tels élans de solidarité », avant d’ajouter : « n’assimilez pas Mumtaz à un quelconque groupe terroriste. C’est un amoureux du Prophète ».

En novembre 2017, une nouvelle mobilisation protestataire de différents groupes barelwis (notamment le Sunni Tehreek et le Tehreek Labbaik Ya Rasool Allah, TLYRA) a bloqué la capitale pendant trois semaines afin de demander la démission de Zahid Hamid, Ministre de la justice, pour blasphème. Ce dernier était incriminé par les Barelwis pour avoir modifié la formulation du serment prononcé par les candidats aux élections, où il faut jurer que Muhammad est le dernier Prophète. Les plaignants ont obtenu gain de cause. C’est là un indicateur que les « amoureux du Prophète », qui font plus que jamais front commun autour de la cause du blasphème, renforcent leur poids dans la société pakistanaise et affirment leur force de frappe politique. Les bons résultats du TLYRA aux dernières élections partielles de Lahore et Peshawar sont là pour en témoigner. Reste à voir leur performance aux élections générales très attendues de 2018[3]Les élections devraient se tenir avant septembre 2018, mais la date précise n’est pas encore connue., même si le mouvement barelwi dans son ensemble demeure très fragmenté.

Notes

Notes
1  Le Parti du peuple pakistanais (PPP) a été créée en 1967 par Zulfikar Ali Bhutto, le père de Benazir Bhutto. Tous deux ont été Premier ministre du pays, avant de finir leur vie tragiquement. Le premier a été exécuté par l’armée en 1979 et la seconde a péri dans un attentat terroriste en 2007. Le PPP est le principal parti politique du Pakistan, de pair avec la Ligue musulmane.
2 Le Minhaj-ul Quran est une ONG islamique internationale fondée en 1981. Sa branche politique est le Pakistan Awami Tehreek (PAT).
3 Les élections devraient se tenir avant septembre 2018, mais la date précise n’est pas encore connue.
Pour citer ce document :
Alix Philippon, "Barelwis versus Déobandis : politisation des lignes de fracture doctrinale et radicalisation identitaire au Pakistan". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°13 [en ligne], novembre 2017. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/barelwis-versus-deobandis-politisation-des-lignes-de-fracture-doctrinale-et-radicalisation-identitaire-au-pakistan/
Bulletin
Numéro : 13
novembre 2017

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Auteur.e.s

Alix Philippon, maîtresse de conférence – Sciences-Po Aix-en-Provence

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