Bulletin N°42-43

mai 2023

Comment la guerre en Ukraine a accentué les divisions du monde musulman

Pierre-Jean Luizard

Ayant débutée dans une grande indifférence, la guerre russo-ukrainienne a peu à peu suscité des positions contraires parmi les musulmans et leurs directions religieuses, opposant des chiites plutôt pro-russes aux sunnites appelant à la fin du conflit, tandis que les djihadistes se réjouissent de cette guerre entre « mécréants ». Les opinions musulmanes y voient un signe avant-coureur pour un monde multipolaire qu’elles appellent de leurs vœux.

L’indifférence des débuts

Touché par des crises sans fin, souvent liées à la faillite des États (Irak, Syrie, Liban, Yémen, Libye, Soudan), à la rivalité entre sunnites et chiites et au conflit israélo-palestinien, le monde musulman a reçu la nouvelle de la guerre entre la Russie et l’Ukraine avec une indifférence remarquable. Le parallèle entre l’occupation de l’Irak par les États-Unis en 2003 et celle d’une partie de l’Ukraine par la Russie en 2022 a toutefois été mis en avant pour réaffirmer l’échec des reconstructions politiques sous régime d’occupation.

On chercherait en vain un appel à soutenir l’un des deux belligérants et encore moins à les soutenir militairement. Cette attitude de retrait manifeste l’absence claire d’enjeu pour le monde musulman dans une guerre qui a priori ne le concerne pas. Elle illustre aussi l’indifférence des opinions publiques d’un monde musulman d’abord impliqué dans ses propres conflits. Le dernier en date étant l’émergence massive de sociétés civiles qui se heurtent systématiquement à une répression sans issue.

Iran, Irak, Syrie, Liban… le croissant chiite sort le premier de la réserve

De tous les acteurs musulmans, l’Iran a adopté la position la plus lisible. Le Guide suprême iranien Ali Khamenei a jugé Kiev « victime » de la politique américaine agressive envers la Russie et a appelé à la fin des hostilités.

Si la République islamique d’Iran ne cache pas sa sympathie envers la Russie, ce n’est pas pour de simples raisons géostratégiques, l’Iran étant elle-même menacée de renforcement des sanctions imposées sous la pression des pays occidentaux, les États-Unis en tête. La géopolitique actuelle n’explique pas tout. Depuis le XIXe siècle, le mouvement religieux chiite est connu pour son opposition à la domination européenne, et il a trouvé dans l’URSS un soutien qui accordait aux mollahs d’Iran le crédit d’une lutte anti-impérialiste qu’il fallait soutenir. Cette convergence d’intérêts date du début de l’ère bolchévique. Il suffit d’analyser les archives du parti bolchévique à Moscou pour réaliser que, du point de vue soviétique, le clergé chiite pouvait être un allié contre les Britanniques, malgré l’antinomie évidente entre chiisme et communisme. Les religieux chiites sont alors présentés comme l’expression idéologique d’une « bourgeoisie nationale » iranienne (le Bazar en l’occurrence) susceptible de manifester une vision anti-occidentale. On peut être étonné de constater une certaine amnésie quant à l’expansion coloniale russe au Caucase aux dépens de la Perse au XIXe siècle, comme de la mainmise de la Russie tsariste, qui se partageait avec les Britanniques le pays en zones d’influence, le nord de la Perse étant laissé aux Russes, le sud pétrolier aux Anglais. Cette « amnésie » s’explique par une hiérarchisation des menaces, celle provenant aujourd’hui du camp de l’OTAN étant perçue comme bien supérieure au legs d’un passé où la Russie a, elle aussi, colonisé des pays musulmans.

La russophilie relative des différents acteurs chiites a été renforcée au moment de la guerre contre Daesh (2014-2017), la participation russe par des forces aériennes et des combattants au sol pour sauver le régime « alaouite » de Bachar al-Assad en Syrie ayant permis de venir à bout de l’organisation salafiste-djihadiste. La ville d’Alep, aux mains de groupes djihadistes et de l’opposition syrienne, a ainsi été rasée par les bombardements indistincts de l’aviation russe, pratiquant une politique de la terre brûlée déjà mise en œuvre lors de la guerre en Tchétchénie.

La guerre contre Daesh a manifesté l’entrée en scène régionale des milices chiites aux dépens des armées officielles. La milicianisation du conflit, qui vit affluer en Syrie des combattants chiites du Liban, d’Irak, d’Afghanistan et du Pakistan, a entraîné une certaine logique. Les intérêts propres à chaque milice ont alors parfois primé sur les positions politiques et religieuses. Le chef du Hezbollah libanais a certes nié toute présence de miliciens du Parti de Dieu dans les rangs des « légions musulmanes » aux côtés des forces russes en Ukraine, mais un parcours dans la Bekaa libanaise laisse voir de nombreux portraits à la gloire de Poutine.

Si l’on sort des logiques miliciennes, on constate que les autres acteurs chiites des pays arabes ont eu une position beaucoup plus nuancée que celle de l’Iran et du Hezbollah. Cela est vrai en Irak notamment où le système s’effondrerait en cas de guerre entre les deux parrains depuis 2003, américain et iranien. Le gouvernement irakien ne pourrait se permettre de soutenir sans retenue le camp pro-russe. Sans surprise, le choix des milices de la Mobilisation populaire, qui rassemble les milices chiites irakiennes encadrées par les Gardiens de la Révolution iraniens, est pro-Poutine. Mais en ce qui concerne les acteurs politiques chiites, seul le courant sadriste, dont l’anti-américanisme n’est pas un secret, et qui a été exclu du pouvoir, manifeste des positions plus proches du Hezbollah. Moqtada al-Sadr insistait cependant, au début de la guerre, pour que les organisations internationales exigent une trêve immédiate, afin d’évacuer les morts et les blessés du champ de bataille et apporter de la nourriture et une aide médicale aux deux côtés. Il demandait aussi à la Russie de revoir sa décision d’entrer en guerre et d’ouvrir un dialogue sérieux avec l’Ukraine. Il fit valoir que l’exemple irakien suffit pour prouver l’inutilité de l’occupation étrangère. Il ajoutait que la tragédie de l’Ukraine est causée « par la politique américaine » et que les souffrances du peuple y étaient « une honte pour l’humanité[1]Discours de Moqtada al-Sadr retransmis par la chaine libanaise Al-Manar le 24 février 2022. ». Un discours aux accents humanistes que l’on retrouve d’ailleurs chez les sunnites. On remarquera le silence du grand ayatollah Sistani dont les relations avec les autorités iraniennes pro-Poutine sont souvent difficiles.

Quant au régime syrien, Bachar al-Assad n’oublie pas qu’il a été sauvé par l’intervention russe à la suite du Printemps arabe de 2011 et des insurrections qui l’ont suivi. Le président syrien est le second chef d’État arabe (après le président des Emirats arabes unis) à avoir fait une visite officielle à Moscou (mars 2023).

Les autorités religieuses sunnites 

Côté sunnite, on constate d’abord une grande retenue. Le Chaykh al-Azhar, Ahmad Al-Tayeb, a déclaré dans un communiqué publié en deux langues (arabe et anglais) : « les guerres ne feront qu'apporter plus de destruction et de haine à notre monde et les conflits ne peuvent être réglés que par le dialogue ». « J'appelle la Russie et l'Ukraine à écouter la voix de la raison, ainsi que les dirigeants du monde et les institutions internationales à soutenir les solutions pacifiques pour mettre fin au conflit entre les deux pays voisin[2]Communiqué officiel d’Al-Azhar du 26 février 2022. ». Au début de mars 2022, il ajoutait : « nous constatons des actions qui terrorisent les Ukrainiens et qui les forcent de quitter leurs domiciles en quête de sécurité. Il s'agit d'une véritable épreuve de notre humanité ». « J'appelle la communauté internationale à doubler l'aide humanitaire consacrée à l'Ukraine et à intensifier les efforts pour mettre un terme à la guerre. Que Dieu accélère cela pour que les Ukrainiens innocents retournent à leurs domiciles sains et saufs ». Ce credo humaniste illustre bien le refus d’une majorité de sunnites de prendre parti.

La position centrale d’une Turquie à la nostalgie néo-ottomane

Le Haut-Karabagh, les Balkans, l’Asie centrale…il faudrait désormais y ajouter l’Ukraine. La guerre entre la Russie et l’Ukraine a permis à la Turquie de s’imposer comme médiateur entre les deux belligérants. Tout en étant membre de l’OTAN, la Turquie joue un rôle central dans les négociations entre les deux frères ennemis.

Interlocuteur entre Russes et Ukrainiens, la Turquie a remporté le pari de maintenir ses relations avec les belligérants. Par d'intenses négociations, elle a obtenu avec l'appui de l'ONU les signatures des deux ennemis au bas de l'accord sur l'exportation des céréales ukrainiennes à travers la mer Noire (24 août 2022).

Il faut scruter attentivement les prises de position de la Diyanet, qui représente l’islam turc officiel et dont l’importance ne cesse de croître. La Turquie joue clairement le carte de l’islam comme en témoigne la traduction du Coran en ukrainien en Turquie.

Si l’Iran manifeste un soutien à la Russie, peut-on dire que la Turquie apporte le sien à l’Ukraine ? Il y a certes eu les guerres successives entre les deux empires ottoman et tsariste et les territoires ottomans perdus face à une Russie conquérante au XIXe siècle. La Crimée arrive en tête dans le discours nostalgique du passé ottoman d’autant plus que les Tatars de Crimée, musulmans et sujets du sultan-calife, ont été déportés loin de leurs terres. L’annexion de la Crimée par la Russie n’avait pas été vue d’un bon œil à Ankara. Cependant, la Turquie freine l’extension de l’OTAN face à la Russie qui la considère dirigée contre elle. La Suède en a fait les frais par un veto turc à sa demande d’intégration. C’est que la Turquie tente de s’ériger comme une grande puissance dans le monde musulman et, pour cela, il lui faut tenir tête à un Occident considéré comme hostile à l’islam.

Les salafistes divisés

Le courant salafiste est divers, se ramifiant en de nombreuses chapelles avec un rapport au djihad différent. Les deux principales organisations salafistes-djihadistes, Daesh, aujourd'hui l'ISIS comme Al-Qaïda, assimilent la Russie et l’Ukraine à l’Europe dominatrice, ennemie de l’islam. De ce fait, les deux organisations ont-elles manifesté leur joie d’une guerre entre leurs ennemis ce qui les a conduits à renouveler (surtout pour l'ISIS qui voit dans la guerre entre la Russie et l’Ukraine un « signe divin ») leur appel à profiter de l’affaiblissement présumé du camp occidental pour multiplier les attaques en Europe. Toutefois, la logique des milices suscite parfois des rapprochements paradoxaux. Ainsi, circulent des rumeurs sur la présence de combattants d’Al-Qaïda aux côtés des forces ukrainiennes, non vérifiées. L’Ukraine compte moins de 1% de musulmans et l’on est loin des « légions musulmanes » de Poutine, dirigées par le président tchétchène Kadirov, qui ressemblent davantage à des troupes coloniales de la Russie. Il est toutefois notable que chacun des belligérants joue une « carte musulmane » à sa façon.

Quant aux Frères musulmans, ils sont demeurés relativement silencieux, probablement du fait de la répression qui les touche dans la plupart des pays arabes (à l’exception du Qatar). Interdits en Russie, plusieurs bataillons de combattants seraient en Ukraine contre les Russes.

Toutefois, ni les salafistes-djihadistes ni les Frères musulmans n’ont exprimé un souhait en faveur de la victoire de l’un des deux belligérants.

Les Taliban

De nouveau au pouvoir à Kaboul depuis 2021, les Talibans ont une haine envers les Russes qui les rapprocherait de l’Ukraine. Pourtant, au lendemain de l’entrée en guerre des deux pays, les Talibans ont assuré « suivre de très près la situation en Ukraine » et se sont dits « particulièrement préoccupés » par la « possibilité réelle de pertes civiles ». Avant d’insister : « l’Émirat islamique appelle les deux parties à faire preuve de retenue […] et à résoudre la crise par le dialogue et des moyens pacifiques. Toutes les parties doivent s’abstenir de prendre des positions qui pourraient intensifier la violence[3]Communiqué des Taliban à Kaboul daté du 25 février 2022. ». On peut être étonné une fois encore du ton pacifiste des premiers communiqués des Taliban, surtout quand on connait la situation qui prévaut en Afghanistan.

En fait, les Taliban n’ont fait que rejoindre là une attitude commune au monde sunnite au début du conflit. Cette attitude consistait à reprendre les discours connus des Occidentaux comme pour mieux se les approprier. Mais très vite, un affaiblissement important du camp occidental a été perçu comme une occasion historique pour le monde musulman.

Dès lors, une politique que l’on pourrait facilement qualifier d’opportuniste a prévalu. Le premier grand contrat économique passé par les Taliban depuis leur retour au pouvoir l’a été avec la Russie.  L'Afghanistan a conclu un accord avec la Russie (septembre 2021) prévoyant la fourniture par Moscou de produits pétroliers et de blé. Le contrat, dont les conditions financières demeurent inconnues, prévoit que Kaboul reçoive un million de tonnes d'essence, un million de tonnes de diesel, 500 000 tonnes de gaz de pétrole liquéfié et deux millions de tonnes de blé.

Le retour au pouvoir des Taliban en août 2021 a aggravé la crise économique que traversait déjà l'Afghanistan. La situation a encore empiré avec l'arrêt du versement des milliards de dollars d'aide étrangère qui avaient porté à bout de bras le budget de l'État pendant les 20 ans d’occupation américaine. Deux années de sécheresse ont aussi eu de lourdes répercussions sur la production agricole afghane. Le régime taliban, bien qu'il ne soit reconnu par aucun pays, s'était dit prêt à conclure des accords économiques avec quiconque le souhaitait. Il a d’abord reçu du pétrole et du gaz de l'Iran voisin.

La Russie a été l'un des rares pays à conserver son ambassade ouverte à Kaboul pendant et après le retour chaotique de ces combattants religieux radicaux au pouvoir. Moscou, frappée par des sanctions occidentales sans précédent en rétorsion à son invasion de l’Ukraine, cherche à exporter davantage vers l'Asie pour soutenir son économie.

Les opinions publiques musulmanes

Les principales puissances régionales du Moyen-Orient ont su mettre en œuvre des politiques étrangères transactionnelles et tirer parti de la guerre pour affirmer leur autonomie vis-à-vis des acteurs occidentaux. De ce fait, l’affaiblissement de la Russie ne se traduit pas par une influence accrue de l’Occident, mais par le désir de voir émerger un ordre international multipolaire. Le rôle des sociétés civiles, affirmé de façon croissante depuis les Printemps arabes de 2011, est devenu déterminant dans la transformation de l’indifférence du début du conflit entre Russie et Ukraine vers le souhait de voir cette guerre marquer la fin de la domination occidentale sur le monde musulman. Prises entre le culte de l’homme fort incarné par Poutine et les calculs géostratégiques, les opinions musulmanes n’ont pas fait de choix.

Le changement de rapport de force à l’échelle mondiale induit par la guerre entre la Russie et l’Ukraine est un révélateur des tendances profondes que manifeste le monde musulman : un désir de voir se terminer l’ère de la domination occidentale couplé avec une division accrue par les effets d’une modernité conquérante qui radicalise les identités religieuses.

 

Notes

Notes
1 Discours de Moqtada al-Sadr retransmis par la chaine libanaise Al-Manar le 24 février 2022.
2 Communiqué officiel d’Al-Azhar du 26 février 2022.
3 Communiqué des Taliban à Kaboul daté du 25 février 2022.
Pour citer ce document :
Pierre-Jean Luizard, "Comment la guerre en Ukraine a accentué les divisions du monde musulman". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°42 [en ligne], mai 2023. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/comment-la-guerre-en-ukraine-a-accentue-les-divisions-du-monde-musulman/
Bulletin
Numéro : 42
mai 2023

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Pierre-Jean Luizard, CNRS/GSRL

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