Bulletin N°36

mars 2022

Comprendre les motivations au combat des combattantes kurdes – Version française

Faye Curtis

En septembre 2014, l’État islamique débutait son attaque de Kobané, une ville majoritairement kurde de la région de facto autonome du nord-est de la Syrie (le Rojava). A cette époque, l’État islamique étendait sa domination sur la région, prenant le contrôle de villes et villages et soumettant les civils à une vie de terreur, avec la vente de femmes et filles yézidis comme esclaves sexuelles. Après avoir atteint Kobané, cependant, l’État islamique dût affronter une résistance acharnée, les forces adverses menées par les Unités kurdes de protection du peuple (YPG) se battant ardemment pour défendre la ville avec l’aide des États-Unis et le soutien aérien de leurs alliés pour repousser l’avancée de l’État islamique. Elles reprirent le contrôle de la région en mars de l’année suivante. Le siège de Kobané est ainsi considéré comme le tournant décisif menant à la chute subséquente de l’État islamique. Kobané fit aussi les gros titres de la presse internationale pour un motif tout à fait différent, dans la mesure où des images et récits commencèrent à circuler au sujet des forces combattantes exclusivement féminines des YPG, connues sous le nom d’Unités de Protection de la femme (YPJ).
Les femmes kurdes luttant contre l’État islamique ont capté l’attention des médias internationaux, en partie parce que la participation directe de femmes aux combats terrestres est interdite dans la plupart des pays du monde (et reste un phénomène récent dans la plupart des États occidentaux) ; en partie également pour leur aspect manichéen, apparaissant dans un contraste idéologique et normatif saisissant par rapport au conservatisme religieux extrême de leurs opposants. En effet, de grandes armées, notamment celles des États-Unis et du Royaume-Uni, ont banni les femmes des postes actifs sur le champ de bataille en 2014, de sorte que pour l’opinion publique occidentale, les combattantes du YPJ semblaient la notion libérale-féministe de femme garantes des droits et un modèle, prouvant leur égalité avec les hommes. Au même moment, les combattantes du YPJ semblaient contredire les notions préconçues de femmes musulmanes oppressées au Moyen-Orient, engendrant une sorte de fascination orientale qui a inspiré littérature populaire et films primés, de même que l’obtention d’une invitation pour l’ancienne commandante du YPJ, Nesrin Adbullah, et d’autres déléguées femmes, à rencontrer l’ancien président François Hollande à l’Elysée (suscitant le mécontentement de la Turquie, alliée au sein de l’OTAN).
En souhaitant aller au-delà des grands titres, cet article considérera les sources diverses de motivation qui ont conduit les femmes kurdes à s’engager dans la guerre. Bien que proposant un contraste indéniablement remarquable avec les images habituelles de guerres dominées par les hommes, les représentations médiatiques des combattantes kurdes échouent souvent à interroger plus largement le contexte historique dans lequel elles s’insèrent, copiant-collant les cadres d’analyse occidentaux sur les actions de l’YPJ et occultant les motivations politiques des combattantes elles-mêmes. L’article commence ainsi avec une brève histoire du mouvement indépendantiste kurde, suivi d’une vue d’ensemble de la théorie du « confédéralisme démocratique » du leader kurde incarcéré Abdllah Öcalan, et d’une discussion qui examine comment ces idéologies social-féministes – pourtant largement utopiques et mythologiques – ont façonné le militantisme féminin qu’incarne le YPJ, en contraste avec les alternatives religieuses, séculières et libérales.

Une brève histoire du militantisme kurde

Répartie essentiellement sur quatre pays de l’Asie de l’ouest – Turquie, Iran, Syrie et Irak – la population kurde est parfois qualifiée de « plus grande nation sans État au monde ». Il existe des zones kurdes autonomes en Irak (KRI) et Syrie (le Rojava) mais au sein du Moyen-Orient, les mouvements indépendantistes kurdes continuent à réclamer davantage de droits politiques et culturels ; en Turquie particulièrement, État qui a cherché à réprimer toute expression kurde de même que et la violente rébellion qui fit suite à la chute de l’Empire ottoman et l’établissement de l’État kémaliste en 1923, et encore davantage après l’instauration du Parti des Travailleurs kurdes (PKK) en 1978. Le PKK, une armée de libération militante nationaliste, a été créée dans le but explicite d’établir un État indépendant, reliant l’intégralité des composantes du Kurdistan, et comprend à la fois des hommes et des femmes dans ses rangs. Dans les faits, les femmes représentent environ un tiers des 17 000 forces combattantes du PKK depuis le début des années 1990, s’engageant dans des activités de soutien de même que participant activement au combat. S’étant résolu à user de méthodes violentes, y compris les attentats suicides et la guérilla contre les forces de sécurité turques, cependant, le PKK (tout comme d’autres milices kurdes) est considéré comme un groupe terroriste par de nombreux États occidentaux.
En effet, nombre de mouvements indépendantistes kurdes restent désignés comme groupes terroristes, malgré le fait que les Kurdes soient devenus des partenaires privilégiés de l’Occident dans la lutte contre l’État islamique et contre d’autres réseaux islamiques au Moyen-Orient. Au cours des années 1990, l’État turc a répondu rapidement et avec virulence à la campagne violente du PKK, emprisonnant des milliers d’hommes suspectés d’être impliqués dans le mouvement et poussant les communautés kurdes à trouver refuge en Syrie voisine (des rumeurs faisaient état à l’époque d’un accord avec le gouvernement syrien pour permettre la création d’une zone autonome de facto à proximité de la frontière turque, en échange d’une limitation des troubles). A la suite de l’arrestation et de l’incarcération du leader du PKK Abdullah Öcalan en 1999 cependant, le gouvernement syrien commença lui aussi à réprimer les militants kurdes sur son territoire, conduisant à la formation d’un nouveau groupe en 2003, connu sous le nom de Parti de l’Union démocratique (PYD). Devenu aujourd’hui le principal parti parmi les Kurdes syriens, le PYD reste en lien étroit avec le PKK et représente l’aile politique de l’armée nationaliste du Kurdistan syrien, qui regroupe à la fois le YPG et le YPJ.
Au-regard de leur étendue géographique et de leur longue histoire de résistance active, il n’est pas surprenant que les Kurdes aient pleinement tiré profit de la fenêtre d’opportunité ouverte par les troubles qui traversent la région au cours des deux dernières décennies, pour redessiner la carte post-Empire ottoman en leur faveur. Depuis la chute de Saddam Hussein en 2003, suivie des printemps arabes en 2010 et de la guerre civile syrienne qui en découla en 2011, les régions de peuplement kurde ont été au centre de conflits internationaux impliquant les États-Unis, l’OTAN et la Russie, de même que de confrontations directes avec des groupes terroristes, comme lors des offensives menées par la Turquie et la Syrie contre l’État islamique. Néanmoins, les forces kurdes ont tenté de résister à la guerre sur tous les fronts. Avec l’aide de la force aérienne des EU et de leurs alliés, de même que le soutien des Forces démocratiques syriennes (SDF), multi-ethniques et pluri-confessionnelles, les forces kurdes ont défendu avec succès leurs terres, reprenant nombre de villes stratégiques précédemment conquises par l’État islamique et, peut-être de façon encore plus significative, ont sécurisé un territoire autonome pour leur peuple au nord de la Syrie, par ailleurs connu sous le nom de Rojava.
Bien que par la suite remise en cause par les opérations turco-syriennes du « rameau d’Olivier » (2018) et de « Source de paix » (2019), l’administration de facto du Rojava a solennellement annoncé la formation d’un nouveau système fédéral en mars 2016, défendue par les Forces démocratiques syriennes et gouvernée selon les principes d’un « confédéralisme démocratique » (une théorie non-étatique d’abord formulée d’après les écrits rédigés par Öcalan lors de son incarcération). De plus, la décision de former une alliance stratégique avec l’Occident contre l’État islamique a permis aux militants kurdes de « donner une nouvelle image » de leur projet et de soulever une sympathie renforcée de l’Occident pour la cause indépendante de façon générale, dont la promotion de luttes féminines ne constitue qu’une partie.

La révolution est-elle féminine ?

D’après un spécialiste de la région Pinar Tank, c’est dans le contexte historique de la répression de l’État turc et les très nombreuses incarcérations d’hommes kurdes que les femmes kurdes se sont politisées, prenant dans un premier temps le rôle de défenseuses ardentes de leurs communautés, puis ces dernières années, s’engageant au sein de l’YPJ [1]P. Tank, « Kurdish Women in Rojava: From Resistance to Reconstruction », Welt Des Islams, 57(3-4), 2017, pp. 404-428.. Parallèlement, l’idéologie qui sous-tend l’activisme turc s’est significativement modifiée au cours des années qui ont suivi l’arrestation d’Öcalan, évoluant d’un marxisme-léninime vers une théorie politique radicalement différente, fondée sur trois principes fondamentaux : des fondations démocratiques, l’écologie et l’émancipation des femmes. En effet, l’évolution de la pensée révolutionnaire qui s’est produite à la suite de l’incarcération d’Öcalan non seulement tolère mais exalte et défend la participation politique des femmes. S’appuyant sur la notion de contrat social, le concept de confédéralisme démocratique d’Öcalan privilégie la communauté comme la principale entité politique, réduisant le centralisme étatique en faveur d’une gouvernance directe ou « bottom-up ». Mais fondamentalement, les nombreux écrits d’Öcalan exposent également la théorie selon laquelle l’oppression capitaliste et étatique émerge avec l’établissement du patriarcat et l’asservissement des femmes qui en découle[2]Pour approfondir les points développés dans ce paragraphe, se référer à P. Tank, op.cit..
Dans un chapitre intitulé « la révolution est féminine » Öcalan commence en disant qu’ « aucun groupe social n’a été autant exploité physiquement et psychologiquement que les femmes[3]A. Öcalan, The revolution is female, Abdullah Ocolan’s writings in “il manifesto”, 2010, p. 1. [En ligne] http://www.freedom-for-ocalan.com/english/hintergrund/schriften/ilmanifesto.htm … Continue reading ». Retraçant l’histoire du patriarcat depuis 5000 ans, depuis l’ancienne Mésopotamie jusqu’au système capitaliste actuel, Öcalan lie l’histoire de l’oppression des femmes à l’émergence de l’État et promeut l’abolition de la hiérarchie des genres comme l’un des piliers fondamentaux de la politique de libération kurde[4]A. Öcalan & K. Happel, Prison writings: The PKK and the Kurdish question in the 21st century, London, International Initiative ed., 2011.. Dans cette perspective, le féminisme implique « le soulèvement de la plus ancienne colonie » parce que ce fut l’oppression et l’esclavage des femmes qui ouvrit la voie à toutes les autres formes de subordination, incluant l’État et le système capitaliste[5]Cité dans N. Al-Ali & I. Käser, « Beyond Feminism? Jineolojî and the Kurdish Women's Freedom Movement », Politics & Gender, 2020, p.16.. De façon déterminante, cela signifie que la liberté pour le peuple kurde est indissociablement liée à l’émancipation des femmes[6]P. Tank, op.cit.. Pour Öcalan, le patriarcat, l’État et la domination capitaliste vont de pair, signifiant qu’il n’existe pas d’autre voie de sortie au monde actuel qu’une émancipation des femmes, à la fois comme source et méthode pour la liberté[7]A. Öcalan & K. Happel, op.cit..
Clairement inspiré par le féminisme socialiste et les idées d’Engels, les travaux théoriques suivants d’Öcalan mettent la question de l’émancipation des femmes au cœur de sa vision révolutionnaire pour une nouvelle société kurde[8]F. Engels & E. Untermann, The origin of the family, private property and the state, Chicago, Charles H. Kerr, 1902.. Ainsi que l’explique le chercheur et progessiste Dilar Dirik, l’émancipation des femmes est conçue comme un objectif politique fondamental plutôt qu’un produit dérivé du mouvement plus général de libéralisation vers l’autonomie politique kurde[9]D. Dirik, « Overcoming the Nation-State: Women’s Autonomy and Radical Democracy in Kurdistan », Gendering Nationalism, Cham: Springer International Publishing, 2018, pp. 145-163.. Et en tant que première région au sein de laquelle les idées d’Öcalan peuvent être appliquées, le Rojava est devenue une expérience unique et encore en cours d’expérimentation d’autogouvernance, au sein de laquelle l’accent porté sur l’égalité des genres offre une alternative radicale au conservatisme religieux qui domine partout ailleurs dans la région[10]Ibid.. Depuis 2012, les femmes du Rojava ont été impliquées à chaque étape du processus décisionnel et de la construction communautaire, de la rédaction de la constitution à l’établissement d’unions et d’académies féminines pour la promotion de la sensibilisation des genres, à l’instauration d’une agriculture durable, à l’augmentation des rangs de l’armée. Les femmes ont également un droit de veto sur les décisions les concernant et il existe des quotas stipulant qu’au moins quarante pour cent des décideurs politiques dans les corps administratifs-clés doivent être des femmes[11]Ibid..
Il semble que cette présentation soit quelque peu exagérée, cependant. La société kurde est majoritairement musulmane et socialement conservatrice, en dépit des idées laïques d’Öcalan et de son insistance en faveur de l’égalité des genres. Les combattantes kurdes ont clairement évoqué les jugements et l’ostracisation sociale qui frappent les femmes qui s’engagent au sein de l’armée[12]M. Nilsson, « Muslim Mothers in Ground Combat Against the Islamic State: Women's Identities and Social Change in Iraqi Kurdistan », Armed Forces and Society, 44(2), 2018, pp. 261-279.. Malgré sa popularité au sein des intellectuels de gauche et les scientifiques progressistes, les idées d’Öcalan ne représentent qu’un aspect du spectre de l’opinion politique kurde. En tentant de comprendre les motivations au combat des combattantes kurdes, il est ainsi nécessaire de considérer l’influence de l’idéologie pro-féministe d’Öcalan, en relation avec deux autres explications prédominantes dans les rapports journalistiques et dans la littérature scientifique existante. La première est la conception selon laquelle les combattantes kurdes ont choisi de lutter contre l’État islamique en réponse à la violence extrême et misogyne de ce groupe, de même que l’imposition de valeurs conservatrices antithétiques de la liberté de la femme. La seconde soutient que les femmes kurdes voyaient dans la guerre contre l’État islamique une opportunité d’exercer le pouvoir et de prouver l’égalité de leur valeur au sein de ce qui demeure une société profondément patriarcale.
Lutter contre l’extrémisme religieux par le sécularisme ?
Le contraste entre la bravoure de femmes, non couvertes d’un foulard, portant des fusils, et l’extrémisme de leurs adversaires est un thème communément développé par les reportages sur les combattantes kurdes. Les scientifiques ont relevé la façon dont la féminité des femmes kurdes est souvent soulignée ou même fétichisée en relation avec les représentations masculines se rapportant à la guerre[13]P. Tank, op. cit.. Et alors que l’orientation généralement laïque du projet politique kurde permet de dissocier les « bons » et « mauvais » musulmans au Moyen Orient, les positions sous-jacentes radicales de gauche de la pensée révolutionnaire kurde semblent être négligées[14]Ibid..Ceci étant dit, les travaux de Nilsson sur les femmes des Peshmergas montrent qu’il existe de nombreuses influences en concurrence, telles que la définition des normes de genre et les réclamations religieuses qui constituent d’importants facteurs motivationnels, en tandem avec des objectifs politiques plus larges[15]M. Nilsson, « Muslim Mothers in Ground Combat Against the Islamic State: Women's Identities and Social Change in Iraqi Kurdistan », Armed Forces and Society, 44(2), 2018, pp. 261-279..
En effet, Nilsson soutient que l’État islamique pose un défi religieux tout autant que militaire aux Kurdes. Une femme officier interrogée par Nilsson décrivit la situation de la façon suivante : « ce n’est pas un problème de combattre et d’abattre l’État islamique. L’État islamique utilise le nom de religion pour détruire l’islam. L’islam n’a rien à voir avec les décapitations et l’asservissement des femmes. Vous devez bien traiter vos prisonniers. Ce sont des terroristes et ils iront en enfer[16]Ibid. p. 273.». En contestant l’interprétation extrême de l’islam défendue par l’État islamique, Nilsson explique que les combattantes kurdes montrent à quel point le sentiment religieux « ne conduit pas à la conservation des rôles sociétaux traditionnels, mais peut aussi contribuer à changer ceux-ci en renforcement l’implication des femmes dans la guerre ». Ainsi, sur cette base, la défense de la religion, de la nation et les droits des femmes deviennent des initiatives étroitement liées[17]Ibid..
Parallèlement, l’insistance sur l’« histoire longue » et le folklore de la culture kurde met en exergue les récits mythologiques de mondes utopiques passés, et des formes alternatives de production de savoir[18]N. Al-Ali & I. Käser, op.cit., d’une façon qui la distingue du paradigme occidental séculier. Dans leur exploration de la Jineoloji – une « science développée au service des femmes » selon Öcalan – Al-Ali & Käser expliquent comment les histoires liées aux époques mésopotamiennes, sumériennes et babyloniennes se transmettent au fil des générations et sont célébrées comme d’importants points de référence culturels façonnant les histoires et les identités du peuple kurde. La mythologie est fréquemment évoquée pour soutenir l’idée d’Öcalan selon laquelle il existait autrefois une époque libre de relations hiérarchiques de genre, et pour soutenir les aspirations contemporaines à une société matriarcale dans laquelle les femmes exercent liberté et pouvoir comme elles le faisaient avant l’avènement de l’État capitaliste[19]Ibid.. En effet, l’enseignement de la Jineolojî est fait pour révéler des « vérités perdues » et remettre en question le fait de privilégier la rationalité ontologique et la pensée scientifique de l’époque des Lumières, en ré-établissant l’importance de sources épistémologiques alternatives et centrées sur les femmes comme l’intelligence émotionnelle et l’idée du lien instinctif des femmes au monde naturel[20]Ibid..
Sans ouvertement affirmer l’existence de mondes surnaturels, les enseignements d’Öcalan ont tout de même des résonnances quasi-religieuses. Remplissant le rôle d’un leader spirituel ou d’une divinité, la théorie du patriarcat et de l’État d’Öcalan a un champ d’application vaste et universel, prétendant expliquer des milliers d’années d’histoire humaine menant au présent, et offrant une voie pour retrouver cette époque utopique perdue au travers de l’éducation (la Jineoloji), de l’introspection (où à la fois hommes et femmes désapprennent les structures de pouvoir internalisées), de la résistance (à la domination), et du sacrifice (« tuer le mâle »), sur le seul chemin permettant d’accomplir un objectif ultime et transformateur. Selon Öcalan, « tuer le mâle dominant est le principe fondamental du socialisme. Voilà ce que tuer le pouvoir signifie : tuer la domination unilatérale, l’inégalité et l’intolérance. De plus, cela permet de tuer le fascisme, la dictature et le despotisme[21]Cité dans D. Dirik, op.cit., p. 150. ».
Combattre l’extrémisme religieux avec le libéralisme ?
Une autre source de motivation souvent attribuée aux combattantes kurdes réside dans la lutte pour l’égalité des droits et la reconnaissance vis-à-vis des hommes. Selon Nilsson, les femmes kurdes voient leur participation à la guerre comme une chance à la fois de se réapproprier leur religion et de renforcer leur agentivité en tant que femmes musulmanes[22]M. Nilsson, op.cit.. De ce point de vue, la guerre procure une fenêtre d’opportunité rare pour accroître cette agentivité, changer la perception portée sur leurs aptitudes et renforcer le respect concernant leurs contributions vis-à-vis de ce qui reste une société traditionnelle et hautement patriarcale, sans égards pour les aspirations idéologiques contraires. Nilsson montre que les femmes des Peshmergas citent souvent l’égalité des sexes comme principal facteur de motivation, et qu’elles ne rejettent pas mais compensent leur rôle de « bonnes épouses et mères musulmanes » en prouvant que « même les femmes musulmanes peuvent être des guerrières sans peur[23]Pour les deux citations : Ibid, p. 275. ». Pour Dirik, « la lutte des femmes contre l’État islamique n’est pas seulement militaire, mais elle est également philosophique, existentielle. Elles ne résistent pas seulement à l’État islamique et à sa politique féminicide, mais également au patriarcat et à la culture du viol qui prévalent au sein de leur propre communauté[24]LMH Oxford. (2020). Dr Dilar Dirik: Women’s Justice-Seeking in the Context of Political Violence [Video]. YouTube. [En ligne] https ://www.youtube.com/watch?v=TC695DT8m0Y (consulté le 10 mars … Continue reading ».
Comme Dirik et Tank le soulignent, la résistance au patriarcat dans le contexte kurde ne correspond pas précisément au cadre libéral féministe « robuste comme les hommes » qui prévaut dans le discours occidental. Il est courant de penser que la participation des femmes aux guerres européennes a eu un effet modernisateur sur ces sociétés, améliorant l’agentivité des femmes et élargissant leurs droits, y compris le droit de vote[25]P. Tank, op.cit. et D. Dirik, 2018, op. cit... Mais appliquer cette version de l’histoire en la copiant-collant au contexte kurde risque de négliger et de dépolitiser l’idéologie politique radicale qui sous-tend le mouvement indépendantiste kurde, en plus des avancées politiques tangibles en matière d’égalité des sexes déjà en cours dans des territoires tels le Rojava[26]Ibid .
La participation au combat donne bien lieu à un questionnement des normes du genre au sein du Kurdistan conservateur, mais nombre de combattantes ont également explicitement exprimé l’idée que la vision kurde d’une nouvelle société exige qu’elles prennent elles-mêmes en charge leur défense[27]P. Tank, op. cit.. Le cadre d’analyse libéral féministe est par conséquent inapproprié, car il a tendance à percevoir la motivation au combat en termes d’ambition individuelle plutôt qu’en termes de mobilisation politique, refusant ainsi paradoxalement l’agentivité qu’il vise à reconnaître. Dans le même temps, la participation au combat des femmes kurdes rompt avec les formes plus radicales du féminisme antimilitariste, en ce qu’elle reconnaît le besoin de déployer « un pouvoir de coercition » lorsque cela est nécessaire. Dans le contexte kurde, l’autonomie politique est la garantie essentielle à la protection des femmes, mais l’autonomie politique en elle-même nécessite une défense militaire.
L’élément clé se situe alors dans le fait que l’émancipation des femmes fait partie intégrante de la pensée et de la pratique révolutionnaire kurde, et n’est pas un effet secondaire des changements sociaux causés par le conflit[28]D. Dirik, op. cit. et LMH Oxford, op.cit.. Nilsson dit que « la violence perpétrée contre les femmes par l’État Islamique a encouragé davantage de femmes kurdes à rejoindre le front, remettant ainsi en cause leur rôle de victime au sein de la guerre, et élargissant leur identité de simples soignantes à celle de protectrices[29]M. Nilsson, op.cit., p. 276.». Mais suivant les idées de Öcalan et les leçons de la Jineolojî, il n’y a, au départ, rien d’inférieur dans les pratiques typiquement féminines comme celles du soin. En effet, le projet politique d’Öcalan dans son ensemble vise à redonner aux « simples soignantes » toute leur place et à un niveau élevé au sein de la hiérarchie sociale.
Encore une fois, il y a ici un risque de romancer à l’excès les motivations idéologiques en jeu. Il y a un grand écart entre les enseignements de la Jineolojî et la vie des femmes au Kurdistan au quotidien, et il est parfois difficile de différencier l’analyse de la propagande dans les travaux existants sur le sujet. Néanmoins, la théorie politique d’Öcalan et l’exemple des combattantes kurdes nous poussent bel et bien à réfléchir aux motivations de la guerre par-delà la défense de l’État-nation. Comme Pinar Tank le dit avec éloquence : « L’idée de construire une société dans laquelle l’égalité des sexes est un pilier fondateur de celle-ci renforce la détermination des femmes kurdes dans leur combat contre Daesh, en leur donnant un rôle dans la construction d’un futur égalitaire au sein duquel elles participent pleinement politiquement. Cette perspective est profondément différente de celle où l’on considère leur engagement à travers le prisme de la victimisation du genre ou de la seule résistance[30]P. Tank, op.cit., p. 427. ».
Conclusion
Bien que les combattantes kurdes aient connu leur première heure de gloire en 2014, durant le siège de Kobané et dans la lutte contre l’État islamique, les femmes ont été actives dans la vie politique kurde, y compris dans les campagnes activistes pour l’indépendance, depuis des décennies. Le leader emprisonné du PKK, Abdullah Öcalan, a exprimé l’idée que les structures oppressives telles que l’État et le capitalisme sont enracinées dans le patriarcat, ce qui signifie que la liberté du Kurdistan est indissociable de celle des femmes. Vaincre le patriarcat est ainsi considéré comme une étape essentielle à la création d’une nouvelle société, et c’est dans ce contexte idéologique que les célèbres combattantes de la grande région kurde ont émergé.
Contrairement aux notions d’égalité des sexes du féminisme libéral, cette vision alternative de la libération des femmes vise à défaire l’hégémonie de l’État-nation comme lieu principal de liberté politique, tout en adoptant le militarisme. Pour cette raison, il n’est pas suffisant de dire que les combattantes kurdes ont été motivées en réaction à l’extrémisme religieux de Daesh, ou à l’opportunité de remettre en cause les normes du genre et d’exercer une plus grande agentivité de la même façon que les mouvements féministes occidentaux. Complexes et en chevauchement permanent, les facteurs de motivation qui conduisent les femmes kurdes à participer à la guerre sont enracinées dans l’histoire du mouvement d’indépendance kurde, tout comme les luttes quotidiennes contre le dénigrement des femmes et les abus justifiés par la religion, au cœur d’un contexte régional hautement instable.

Notes

Notes
1 P. Tank, « Kurdish Women in Rojava: From Resistance to Reconstruction », Welt Des Islams, 57(3-4), 2017, pp. 404-428.
2 Pour approfondir les points développés dans ce paragraphe, se référer à P. Tank, op.cit.
3 A. Öcalan, The revolution is female, Abdullah Ocolan’s writings in “il manifesto”, 2010, p. 1. [En ligne] http://www.freedom-for-ocalan.com/english/hintergrund/schriften/ilmanifesto.htm (consulté le 9 mars 2022).
4 A. Öcalan & K. Happel, Prison writings: The PKK and the Kurdish question in the 21st century, London, International Initiative ed., 2011.
5 Cité dans N. Al-Ali & I. Käser, « Beyond Feminism? Jineolojî and the Kurdish Women's Freedom Movement », Politics & Gender, 2020, p.16.
6 P. Tank, op.cit.
7 A. Öcalan & K. Happel, op.cit.
8 F. Engels & E. Untermann, The origin of the family, private property and the state, Chicago, Charles H. Kerr, 1902.
9 D. Dirik, « Overcoming the Nation-State: Women’s Autonomy and Radical Democracy in Kurdistan », Gendering Nationalism, Cham: Springer International Publishing, 2018, pp. 145-163.
10 Ibid.
11 Ibid.
12 M. Nilsson, « Muslim Mothers in Ground Combat Against the Islamic State: Women's Identities and Social Change in Iraqi Kurdistan », Armed Forces and Society, 44(2), 2018, pp. 261-279.
13 P. Tank, op. cit.
14 Ibid.
15 M. Nilsson, « Muslim Mothers in Ground Combat Against the Islamic State: Women's Identities and Social Change in Iraqi Kurdistan », Armed Forces and Society, 44(2), 2018, pp. 261-279.
16 Ibid. p. 273.
17 Ibid.
18 N. Al-Ali & I. Käser, op.cit.
19 Ibid.
20 Ibid.
21 Cité dans D. Dirik, op.cit., p. 150.
22 M. Nilsson, op.cit.
23 Pour les deux citations : Ibid, p. 275.
24 LMH Oxford. (2020). Dr Dilar Dirik: Women’s Justice-Seeking in the Context of Political Violence [Video]. YouTube. [En ligne]
https ://www.youtube.com/watch?v=TC695DT8m0Y (consulté le 10 mars 2022).
25 P. Tank, op.cit. et D. Dirik, 2018, op. cit..
26 Ibid
27 P. Tank, op. cit.
28 D. Dirik, op. cit. et LMH Oxford, op.cit.
29 M. Nilsson, op.cit., p. 276.
30 P. Tank, op.cit., p. 427.
Pour citer ce document :
Faye Curtis, "Comprendre les motivations au combat des combattantes kurdes – Version française". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°36 [en ligne], mars 2022. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/comprendre-les-motivations-au-combat-des-combattantes-kurdes/
Bulletin
Numéro : 36
mars 2022

Sommaire du n°36

Voir tous les numéros

Auteur.e.s

Faye Curtis, doctorante en Relations internationales à l’Université d’Oxford (Royaume-Uni), ancienne attachée diplomatique de la délégation britannique au sein de l’OTAN

Texte traduit par Anne Lancien et Claire Feillet

Aller au contenu principal