Bulletin N°01

octobre 2016

Émergence et disparition du journal Zaman France (2005-2016)

Nevzet Çelik

Le mouvement Gülen est une organisation internationale fondée par le prêcheur turc Fethullah Gülen (né en 1941). Mouvement religieux et nationaliste qui cultive le secret, celui-ci a rencontré un large succès ces trois dernières décennies. Il s’est imposé en particulier dans le domaine de l’éducation, des médias mais aussi du grand commerce et de la finance. Dans la présente contribution, j’aborderai essentiellement la question du journal que cette communauté a fondé en France en 2005, jusqu’à sa disparition en 2016.

Le mouvement se manifeste pour la première fois dans le monde des médias en 1979 avec la publication d’un modeste mensuel intitulé Sızıntı (Suintement). L’objectif premier de cette revue est de mettre en harmonie les découvertes de la science avec le Coran et les principes de la religion musulmane. De nombreuses autres revues suivent, mais c’est le quotidien politique Zaman (Le Temps), paru en 1986, qui devient finalement la publication phare du mouvement en Turquie. Ce journal se donne pour mission de faire connaître au lecteur turc les idées politiques, sociales et culturelles du mouvement ainsi que son islam nationaliste. Zaman est aussi une source importante de revenus pour l’organisation. Le nombre de ses abonnés en 2010 est d’un million deux cent mille, ce qui en fait le quotidien le plus vendu du pays.

La présence d’une vaste communauté turque en Europe encourage le mouvement Gülen à implanter ses médias dans cette partie du monde. En 1994, il fait paraître en Allemagne l’hebdomadaire Zaman Europe (Euro Zaman ou Zaman Avrupa en turc). On assiste ensuite à la publication d’un hebdomadaire Zaman en Hollande, en Belgique (d’abord publié sous le titre de Zaman Benelux), en France (Zaman France), en Autriche (Zaman Austria),en Bulgarie, en Macédoine, en Roumanie, au Royaume Uni (Weekly Zaman), et dans les pays scandinaves (Zaman Iskandinavya). Pour deux raisons, à savoir la présence d’une importante communauté turque et un nombre notable de partisans du mouvement, ces revues obtiennent suffisamment d’abonnés pour se maintenir dans plusieurs pays européens et connaître un développement exceptionnel.

En France, les membres du mouvement Gülen fondent Zaman France en 2005, avec l’appui des réseaux Gülen d’Allemagne et de Turquie et d’autres courants proches. Si l’éditeur en chef de la revue est envoyé de Turquie à cette occasion, en revanche tous les autres employés du journal appartiennent à la communauté turque de France. Ces derniers sont sélectionnés sur la base de leur connaissance du turc et du français, et parce qu’ils ont été éduqués en France. Idéologiquement proches du mouvement, ils sont néanmoins tenus d’accomplir un séjour en Turquie, au siège du journal Zaman, pour être formés au métier de journaliste. D’un autre côté, le mouvement Gülen fait paraître en France, en 2012, un premier magazine en langue française intitulé Ebru Magazine ; il s’agit en fait d’une version française de Sızıntı. Ebru Magazine est distribué en Belgique et dans plusieurs pays francophones d’Afrique, au Sénégal, au Maroc, au Cameroun, au Mali, au Niger et en République centrafricaine. Dans tous ces pays, le mouvement Gülen dispose d’écoles et d’associations culturelles et commerciales ; il tient absolument à constituer sa propre structure francophone pour assurer une base solide au développement de ses autres activités.

Zaman France est, à ses débuts, un mensuel qui ne comprend que quelques pages. Il devient un hebdomadaire en février 2008, puis le premier journal bilingue turc-français de l’hexagone. Son objectif est double : le premier est de diffuser des informations d’ordre social, économique, culturel et religieux dans la communauté turque et en langue turque. Le second et principal objectif du journal est d’établir de solides liens religieux et culturels entre le mouvement Gülen et la diaspora turque, avec l’établissement d’une puissante structure commerciale et financière commune. Zaman France s’adresse aussi au lecteur français, avec des pages publiées en français, et propose un éclairage mutuel sur les deux sociétés turque et française, encourageant des échanges interculturels entre elles. Chaque semaine, plusieurs pages sont dédiées par le journal à cette double perspective.

Grâce à des campagnes d’abonnements, le journal Zaman France voit le nombre de ses abonnés augmenter rapidement. Il passe de quelques milliers en 2009, à plus de 10 000 en 2012. Ce succès est dû à la stratégie adoptée pendant les campagnes d’abonnements. Le journal profite par ailleurs du soutien matériel de plusieurs groupes financiers turcs installés en France et de celui de la compagnie Turkish Airlines, l’un des plus puissants groupes commerciaux d’Etat en Turquie. Le mouvement Gülen considère par ailleurs que l’acquisition de nouveaux abonnés est une forme de « service » et, à ce titre, que cette action fait partie de sa mission. Ces nouveaux lecteurs du journal sont comparés en effet à autant de nouveaux affidés prêts à diffuser le message du mouvement parmi les musulmans turcs. Cette course aux abonnements peut donc être considérée comme un instrument efficace de mobilisation (elle est aussi un bon entraînement pour les nouveaux membres du mouvement) ; elle engendre certes des revenus notables mais surtout favorise la visibilité du mouvement.

Depuis 2002, le mouvement Gülen a obtenu un soutien important du parti AKP et fait, en contrepartie, du lobbying pour cette formation politique et en Turquie, et surtout en Europe grâce en particulier à ses médias. Cette collaboration s’achève toutefois en fin d’année 2013, après l’incident des 17-25 décembre (17-25 Aralık Operasyonu) à l’occasion duquel le président Erdogan et quelques ministres sont mis en cause par des juristes, des policiers et des médias liés au mouvement. En 2014, la fin d’une décennie de collaboration entre le parti AKP et le mouvement fait chuter le nombre d’abonnés du journal Zaman en Turquie, comme celui de Zaman France dont se sont détournés les membres de la diaspora turque dans l’hexagone.

Puis, après le coup d’Etat du 15 juillet 2016 dont l’organisation est attribuée au mouvement de Gülen, la communauté turque de France perd toute confiance en lui. Le mouvement est alors clairement décrit par l’Etat turc comme une organisation terroriste. Quant aux rumeurs qui attribuent à Erdogan la responsabilité de ce coup d’Etat dans le but d’accroître son pouvoir, elles sont peu crédibles. Il est difficile de croire en effet que des centaines de généraux et des milliers de militaires aient accepté, sans la moindre hésitation, des sentences d’emprisonnement à vie, pour permettre à Erdogan d’acquérir plus de pouvoir.

Une étude statistique récente, en Turquie, indique que les deux tiers environ de la population turque sont convaincus que Fethullah Gülen et ses affidés sont responsables de la tentative avortée de coup d’Etat dans le pays. Cette année 2016, les diasporas turques de Hollande, d’Allemagne et de France, qui constituent des sources de revenus importantes pour le mouvement, ont retiré leurs enfants des écoles Gülen. Au même moment, en Turquie, de nombreux abonnements aux médias contrôlés par le mouvement ont été annulés. Et, en France, le quotidien Zaman France a cessé de paraître en août dernier. Le journal explique sa décision par les menaces dirigées contre lui et les pressions du gouvernement turc, mais, en fait, c’est plutôt la chute de ses abonnés, l’effondrement de ses ventes et la perte de ses annonces publicitaires qui ont grevé son budget et entraîné sa fermeture.

Pour citer ce document :
Nevzet Çelik, "Émergence et disparition du journal Zaman France (2005-2016)". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°01 [en ligne], octobre 2016. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/emergence-et-disparition-du-journal-zaman-france-2005-2016/
Bulletin
Numéro : 01
octobre 2016

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Auteur.e.s

Nevzet Çelik, docteur du GSRL/ EPHE

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