Bulletin N°16

février 2018

Entre scissions et coalitions : les dynamiques de recomposition du champ politique islamiste algérien (1999-2018)

Claire Lorvin-Dupuy

La place hégémonique du Front Islamique du Salut (FIS) depuis sa création en février 1989 jusqu'à sa dissolution en mars 1992, a laissé au second plan de l'espace politique et médiatique d'autres partis issus de la tendance islamiste : le Mouvement de la Société pour la Paix (MSP) et le parti Nahda, eux-mêmes fondés après la modification constitutionnelle de 1989 mettant fin au système de parti unique en Algérie. Obtenant des résultats assez faibles lors des premières élections multipartites en 1991[1]Au premier tour des élections législatives de 1991, le MSP et Nahda remportent respectivement 5.8% et 2.2% des suffrages. Le processus électoral est suspendu avant le second tour des législatives. , ces partis ne deviennent des acteurs centraux du paysage politique algérien qu'à partir du milieu des années 1990. En effet, après d'âpres débats au sein de l'institution politico-militaire qui gère alors le pays depuis la suspension du processus électoral en janvier 1992, les deux formations islamistes réformistes peuvent se maintenir au sein des institutions de transition dans la perspective d'une limitation de leur charge contestataire perçue comme inhérente au mouvement islamique.

Jusqu'à la fin des années 1990, ces deux partis incarnent alors une représentation institutionnelle du courant islamiste en Algérie au sein d'un système partisan verrouillé. Néanmoins, la reprise du processus électoral et le retrait de la vie politique de certaines figures fondatrices du mouvement islamique au début des années 2000 font ressortir des tensions internes à ces deux partis. Ces conflits vont donner lieu à des mouvements de dissidences et de repositionnements entre anciennes et nouvelles formations islamistes générant des concurrences accrues entre ces partis. En 2018, ce ne sont pas moins de sept organisations partisanes qui peuvent être considérées comme proche du courant de l'islam politique en Algérie. Nous reviendrons ici, dans un premier temps, sur les facteurs ayant contribué à cette fragmentation du champ de l'islam politique institutionnel. Puis, nous verrons de quelle manière les cadres dirigeants de ces partis tentent de gérer le morcellement de ce pan du paysage partisan algérien et l'apparition d'une concurrence renouvelée entre formations islamistes. En filigrane de ces phénomènes, nous mettrons en évidence le rôle du pouvoir algérien, via notamment des réformes législatives successives, dans les recompositions de ce champ partisan.

La fissuration des deux partis islamistes réformistes originels

Comme nombre des partis créés au moment de l'avènement du multipartisme, le MSP et Nahda se sont appuyés sur la personnalité charismatique de leurs fondateurs respectifs : Mahfoud Nahnah et Abdallah Djaballah. Au sein du MSP, les premières tensions internes ressortent au moment du retrait du cheikh Nahnah, alors malade, de la vie politique en 2002. A sa mort en 2003, cette figure centrale du parti, à la fois idéologue, brillant orateur et leader incontesté en interne depuis la création du MSP, laisse derrière lui un parti sans successeur désigné. Abou Djerra Soltani devient président du parti à l'issue du Congrès de 2003, mais peine à maintenir l'équilibre entre les différents courants à l'intérieur du parti, jusqu'alors contenus par la présence consensuelle de Nahnah. Les conflits entre ses potentiels successeurs et leurs soutiens ont été à l'origine d'un premier mouvement de scission en 2010 lorsqu'Abdelmadjid Menasra, ancien ministre de l'Industrie et candidat à la présidence du parti, quitte de manière retentissante le parti entraînant avec lui nombre de députés et de cadres. Ces derniers sont à l'origine d'un autre mouvement, le Front du Changement (FDC), qui en 2012, finit par obtenir du ministère de l'Intérieur l'agrément lui octroyant une personnalité morale et la capacité juridique afférente, ce qui lui permet notamment de se présenter aux élections.

Il est intéressant de voir comment, lors du conflit pour le leadership partisan, chacune des parties a tenté de se prévaloir du legs de Mahfoud Nahnah pour légitimer ses propres positions. Malgré le départ de personnalités centrales du MSP à cette occasion, ce sont bien le label partisan, ainsi que l'héritage matériel et historique qui lui est lié, qui ont permis au parti de se maintenir. Par la suite, d'autres formations politiques émanant de scissions au sein du MSP ou rejointes par des cadres du parti vont être créées. Ainsi en 2012, alors que les membres des instances décisionnaires du MSP décident de rallier le camp de l'opposition après plus de quinze années de collaboration avec le pouvoir, certains ministres encore au gouvernement refusent de quitter leur poste. Ces questions du positionnement vis-à-vis du pouvoir et du sens donné à la politique de participation propre au parti depuis sa création vont être à l'origine d'un nouveau départ de militants avec à leur tête Amar Ghoul, membre du gouvernement depuis 1999. Ces dissidents vont, eux aussi, être à l'origine de la création d'un nouveau parti, Tadjamou' Amal al-Jazaa'ir [TAJ, Rassemblement de l'Espoir de l'Algérie], en 2012. Rejoint par des membres d'autres formations politiques et reposant sur un programme plus technique avec des considérations idéologiques limitées, le parti TAJ peut difficilement aujourd'hui être considéré comme proche de la tendance islamiste. En 2014, dans la même lignée, des proches de Mahfoud Nahnah et anciens membres du MSP obtiennent l'agrément pour constituer une organisation partisane nommée Mouvement pour l'édification nationale (MEN).

En parallèle, mais de manière différente, la fragmentation du parti Nahda, à la suite de dissensions successives, peut être comprise également par la place centrale d'Abdallah Djaballah dans l'organisation. En effet, le parti al-Islah [La réforme] est issu d'une rupture entre le fondateur du parti Nahda et le majlis, le conseil consultatif de cette même formation. Les divergences entre le cheikh et le majlis portaient notamment sur le refus de Djaballah d'accepter que des membres du parti occupe des postes ministériels au sein d'un gouvernement de coalition après le bon score de Nahda aux législatives de 1997. Celui-ci démissionne alors du parti et crée sa propre formation, al-Islah, en 1999 ralliant à son projet une grande partie des cadres, mais surtout des militants et des électeurs de Nahda. Dès 2005, des tensions se font jour au sein de la direction de Nahda. Après un combat judiciaire de plusieurs années qui conduira au gel des activités et des avoirs du parti, Djaballah quitte al-Islah et forme un nouveau parti politique, le troisième dont il est à l'origine : le Front de la Justice et du Développement (FJD) en février 2012.

Ces mouvements de scission répétitifs, en particulier à partir de Nahda, mettent en évidence tout d'abord la faiblesse de ces structures partisanes qui ne sont pas en mesure d'absorber les dissensions et ne disposent pas d'instances suffisamment légitimes en interne pour régler les conflits. D'autre part, ces phénomènes font ressortir la forte personnalisation des enjeux de pouvoir. En effet, en dehors des débats quant à la participation ou non à certaines institutions ou à des élections qui peuvent agir comme point de clivage à certains moments de l'histoire de ces formations, la plupart des mouvements qui conduisent à une scission sont liés à des conflits de leadership et non à des questions idéologiques. L'éclosion de nouveaux partis politiques en Algérie n'est pas propre uniquement au courant islamique et est liée à l'assouplissement des conditions d'obtention d'agrément par le ministère de l'Intérieur. Afin d'atténuer les revendications socioéconomiques et politiques qui commencent à se manifester dans le pays en 2011, au moment des révoltes dans les pays voisins, les autorités politiques algériennes ont annoncé des réformes participant à l'élargissement des libertés politiques. C'est ainsi que plusieurs dossiers ont obtenu l'agrément du ministère de l'Intérieur dès 2012 et que ces groupes ont pu être reconnus officiellement comme partis politiques, multipliant de fait le nombre d'organisations partisanes légales.

Des tentatives d'alliances partisanes inter-islamistes qui ne parviennent pas à se pérenniser

Ces scissions au sein des deux partis réformistes originels les affaiblissent considérablement, notamment au niveau électoral. Fin 2011, seulement deux mois après être sorti de l'Alliance présidentielle, la coalition des partis présents au gouvernement et soutenant le projet d'Abdelaziz Bouteflika, le MSP annonce la création d'une nouvelle coalition avec deux autres partis issus de la tendance islamiste et prenant part à l'opposition : Nahda et Islah. Cette nouvelle entente politique est entérinée en mars 2012 et prend le nom de l'Alliance Algérie Verte (AAV) en référence à la couleur représentant l'islam, soulignant d'autant plus la référence idéologique commune de cette coalition. Dans un premier temps, les trois partis ont cherché à créer plus qu'une coalition, une union des représentants de l'islam politique algérien, témoignant alors d'une recherche de convergences pour améliorer la lisibilité politique et ainsi attirer un électorat. Cependant, la volonté du MSP de créer des alliances avec d'autres partis de l'opposition à l'approche des législatives, semble ainsi en réalité bien plus forte que son souhait de constituer une alliance essentiellement islamiste. Ce sont l'antériorité des discussions ouvertes sur le sujet, le refus des partis laïcs de collaborer avec eux et l'espoir porté par la réussite de partis islamistes aux élections récentes dans les pays voisins qui ont conduit le MSP à définitivement sceller une alliance officielle avec Nahda et al-Islah. De plus, le MSP craint de payer électoralement sa collaboration avec le régime. Ainsi, son alliance avec deux partis actifs depuis longtemps dans l'opposition vient légitimer davantage son nouveau statut. Les résultats électoraux aux législatives, puis aux locales de 2012 sont bien en deçà des attentes, en particulier celles du MSP qui obtient moins de sièges que lors des rendez-vous électoraux précédents lorsque le parti se présentait seul. Très rapidement, l'alliance s'essouffle sans réellement se manifester à un niveau local. Seul le groupe parlementaire de l'AAV se maintiendra jusqu'au terme de la législature en 2017.

En janvier 2017, quelques mois avant les élections législatives, c'est au tour de trois autres formations islamistes : le MEN, Nahda et le FJD, d'annoncer leur alliance dans le cadre d'une union inter-partisane. Ceux-ci présentent des listes communes à l'occasion des élections législatives, puis locales de 2017. Dans le même temps, le MSP et le FDC entament début 2017 un processus de fusion des structures partisanes qui, dans les faits, amorce plus un retour des dissidents de 2010 au sein de l'organisation originelle. Mise en place sous la forme d'un accord-cadre prévoyant la fusion des structures partisanes et une présidence tournante tout au long de l'année 2017, la réunification des deux partis devrait être réellement entérinée à l'occasion du prochain congrès du MSP en août 2018.

La nouvelle loi électorale de 2016 encourage de telles alliances notamment en raison de l'article 73[2]Article 76 de la loi organique n°16-10 du 25 août 2016 relative au régime électoral. qui stipule que pour qu'un parti puisse soutenir une liste aux élections locales, celui-ci doit avoir obtenu 4% des suffrages exprimés lors des élections locales précédentes dans la circonscription électorale dans laquelle la candidature est présentée ou d'avoir, au moins, dix élus au niveau des assemblées populaires locales de la wilaya concernée. Ainsi, à l'aune des échéances électorales, s'unir devient plus une condition de maintien dans le jeu politique, qu'un véritable choix de collaboration pérenne. De manière plus générale, l'une des principales raisons de la faiblesse de ces alliances réside dans la gestion par le haut des différents rapprochements entre formations partisanes. Les négociations, souvent amorcées quelques mois avant le début des campagnes électorales, se déroulent entre cadres des organes centraux des partis sans pour autant intégrer ou préparer les bases militantes. Certaines instances ad hoc visant à accompagner sur le terrain ces coalitions inter-partisanes et chargées notamment de gérer la constitution de listes électorales, sont parfois mises en place. Il ressort néanmoins que la plupart des membres de ces différentes formations partisanes ne s'engagent que peu ensemble au niveau local. De même, la gestion des équilibres nationaux entre coalisés est souvent en décalage avec la réalité des équilibres locaux, ce qui peut faire l'objet de résistances en particulier lors de la formation des listes.

Bien que la concurrence entre représentants de l'islam politique partisan algérien ait déjà existé entre le FIS et les partis réformistes dès les années 1990, celle-ci avait été limitée par la dissolution du FIS puis par l'intégration dans les instances de transition de représentants du MSP et de Nahda. Depuis les années 2000, alors même que le fonctionnement institutionnel et les conditions de maintien des partis islamistes dans le jeu partisan restreignent fortement leur poids idéologique et contestataire, ceux-ci doivent faire face à de nouvelles formes de concurrence au sein d'un espace partisan fragmenté. Le rétablissement du processus électoral lors des législatives de 1997 et le sentiment chez les acteurs partisans d'un retour progressif à un " ordinaire " politique tout au long des années 2000 font ressortir des tensions tout d'abord internes aux formations partisanes islamistes. Celles-ci se matérialisent par des mouvements de scissions successifs à partir des deux principales organisations encore présentes depuis leur création au début des années 1990, dévoilant de fait des faiblesses structurelles et des courants divergents basés essentiellement sur des réseaux interpersonnels à l'intérieur de ces partis. Ce phénomène générant des mouvements de scissions ou de collaborations est accentué, d'une part, par la présence des partis islamistes dans le même camp, celui de l'opposition, depuis le départ du MSP de l'Alliance présidentielle fin 2011. D'autre part, la gestion institutionnelle du politique via l'établissement d'agréments légalisant ces organisations et les réformes législatives successives accentuent ces dynamiques de recompositions partisanes affaiblissant davantage leur portée politique.

Notes

Notes
1 Au premier tour des élections législatives de 1991, le MSP et Nahda remportent respectivement 5.8% et 2.2% des suffrages. Le processus électoral est suspendu avant le second tour des législatives.
2 Article 76 de la loi organique n°16-10 du 25 août 2016 relative au régime électoral.
Pour citer ce document :
Claire Lorvin-Dupuy, "Entre scissions et coalitions : les dynamiques de recomposition du champ politique islamiste algérien (1999-2018)". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°16 [en ligne], février 2018. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/entre-scissions-et-coalitions-les-dynamiques-de-recomposition-du-champ-politique-islamiste-algerien-1999-2018/
Bulletin
Numéro : 16
février 2018

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Auteur.e.s

Claire Lorvin-Dupuy, doctorante au CHERPA – Sciences Po Aix

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