Bulletin N°44

juillet 2023

Exposition «La haine des clans – les guerres de Religion, 1559-1610»

Nicolas Leroux

Le musée des armées propose de revenir sur un pan assez mal connu de l’histoire de France, les guerres de Religion[1]Pour plus d'informations sur l’exposition, cliquer ici.. Celles-ci ont divisé le pays durant plus de quarante années, entremêlant intérêts politiques et enjeux religieux. Le royaume de France dut faire face à une vague de violences inédite, dont la Saint-Barthélemy constitue l’un des épisodes les plus marquants.

L’Observatoire international du religieux est allé à la rencontre de Nicolas Le Roux, professeur d’histoire moderne à Sorbonne Université et membre du conseil scientifique de l’exposition.

Source de la chronologie : Musée de l’Armée (notons qu’en 1584, il faut parler de « Ligue » et non de « Ligue parisienne)

Observatoire international du religieux (OIR) : Pourriez-vous nous expliquer comment est née l’idée de cette exposition et pourquoi avoir axer l’analyse des guerres de Religion sur « la haine des clans » ?

Nicolas le Roux 

Le musée des armées et ses conservateurs, particulièrement Olivier Renaudeau qui est en charge du département Ancien régime, ont souhaité mettre en valeur leur collection. Un certain nombre d’objets ont été sélectionnés, notamment des armures, et l’exposition a ensuite été construite conjointement avec le comité scientifique.

Concernant le titre, il y a eu de nombreux débats. Les conservateurs ne savaient pas comment nommer l’exposition, ni même quelle serait la période, ils ne savaient pas réellement quand commencent ou s’achèvent les guerres de Religion. Donc nous avons longuement discuté, expliqué, arbitré. Ce choix résulte finalement de plusieurs raisons. On a décidé d'insister sur une dimension politique et non seulement religieuse d'affrontements de type vendetta, qui est structurante dans la noblesse du XVIe siècle. La politique est une affaire de famille, il n’y a aucun doute. La politique est personnalisée ; les institutions n’existent pas sans les hommes ou les femmes, leurs armures ont des noms, on sait d'où elles viennent donc on pouvait les organiser comme cela a été décidé dans le cadre de l’exposition : les Montmorency ont été regroupés, les Guise ont été placés ensemble. On peut se rendre compte que les Montmorency sont petits, que les Guise sont grands, que les Valois sont grands et minces, donc il y a une dimension humaine incarnée qui a du sens. Voici la bonne raison.

En ne choisissant pas comme titre principal « les guerres de Religion » on minimalise d'une certaine façon les tenants profonds des affrontements en mettant en premier la dimension personnalisée et en deuxième la dimension religieuse alors que les deux sont indissociables.

OIR : Vous soulevez un débat qui ne semble pas clos dans l’historiographie : quel est le poids du religieux dans ces conflits ? s’agit-il du facteur premier des affrontements qui divisent l’Europe et la France, entre protestants et catholiques essentiellement ? ou ne s’agit-il que d’une instrumentalisation du religieux pour assouvir des desseins politiques ?

Nicolas le Roux

Alors il y a différentes générations d'historiens, différentes générations d'interprétation, de révisionnisme, de contre révisionnisme et de re-re-révisionnisme. Ce qui domine depuis les années 1980, c’est de remettre du religieux dans les guerres de Religion et de partir du principe « à conflit religieux, causes religieuses », sinon on ne peut pas comprendre ces conflits. On a beaucoup insisté sur la dimension « haine des clans », les Bourbon, les Guise, les Montmorency, etc. parce qu’au fond, ces gens nous sont profondément incompréhensibles, nous occidentaux vivant dans une République laïque. Même pour ceux qui sont religieux, c’est une religiosité très légère, même si ce constat est plus nuancé aujourd’hui.

Pendant longtemps s’est aussi imposée l’idée qu’on ne pouvait pas en vouloir à « ces pauvres protestants », parce qu’ils étaient au fond bien gentils. On ne pouvait donc pas leur en vouloir pour des raisons religieuses. Les motifs devaient forcément être trouvés ailleurs : il s’agissait d’envies, d’ambitions, de rivalités, de vendettas, tout ce que vous voulez. Sauf qu’il s’agit bien d’une guerre de religion, avec des explosions de violence, des justifications qu'on n'a pas eues avant, qu'on n’aura plus après. Il y a donc eu un grand mouvement pour remettre du religieux dans les guerres de Religion, spécialement autour de Denis Crouzet à partir des années 1980, sans forcément négliger le reste.

Aujourd’hui quelques historiens remettent en cause cette approche, à tort à mon avis. Ils veulent re-dé-religioser les conflits en ré-insistant sur d’autres dimensions ou causes. Une certaine historiographie catholique, même si elle est pas du tout unifiée, défend l’idée qu’au fond cela ne peut pas être des guerres de religion parce que le religieux, c’est le bien. C’est quelque chose de très profond, parfois même inconscient pour certains historiens. Chez les anglo-saxons certains auteurs refusent absolument de voir des causes religieuses dans ces conflits. A mon avis, cette approche ne résulte pas d’une analyse historique, elle ne résulte pas des bonnes raisons. Cela a été particulièrement manifeste lors des discussions sur la Salle Saint-Barthélemy. L’un d’entre nous insistait sur le fait que cet événement n’est pas symptomatique de l’ensemble de la période, qu’il y a finalement eu très peu de massacres.

Parmi les figures de ce courant hostile à l’idée qu’ « à guerre de religion, causes religieuses », en tout cas primordialement religieuses, se démarque William Cavanaugh. Il est en réalité ultra-marginal, contesté. C'est un catholique d'origine irlandaise, lui et les partisans d’une telle analyse enseignent le plus souvent dans des établissements religieux et veulent redonner aux catholiques une place importante et visible dans la société politique américaine. Ils considèrent au fond que les guerres de religion, ça ne peut pas exister.

OIR : Pourriez-vous présenter les différents clans qui s’affrontent durant cette période et la religion qu’ils défendent ?

Nicolas le Roux 

Nous avons d’abord la famille royale, donc les Valois. Henri II meurt en 1559, puis ses fils François II, Charles IX, Henri III et le dernier François qui ne régnera pas. C’est autour de ces personnages que se construisent des clientèles.

Raccrochée aux Valois figure la Reine Mère Catherine de Médicis. S’observent des moments de trio politique, par exemple Charles IX, Catherine de Médicis et le frère, le futur Henri III, qui gouvernent à trois. Cette nébuleuse est catholique, mais capable de penser, et c’est une vraie révolution, qu’on puisse tolérer au sens du XVIe siècle, donc supporter l’insupportable, supporter l’inacceptable, c’est-à-dire une nouvelle religion. Le roi est catholique, cela ne fait aucun doute, la vérité est catholique, mais on est capable d’accommodements, d’inventer une idée de distinguer pour la première fois à partir du début de l'année 1560 le public et le privé. C’est d’ailleurs la révolution majeure de cette époque, la distinction liberté de culte, liberté de conscience.

Deuxième nébuleuse, c'est la maison de Lorraine, la branche cadette, avec les Guise. Ils sont d’origine de Lorraine, c’est-à-dire d'origine impériale, mais ils sont naturalisés depuis François Ier. Ils prennent le pouvoir à la mort d’Henri II[2]Donc le duc François et son frère le cardinal de Lorraine (n.d.a).. Ils sont positionnés dans la France du nord nord-est, ils sont très attachés à l'identité catholique de leur maison. Le duc de Lorraine, dont la branche aînée de cette maison, est l’un des grands princes catholiques de l'empire, il a largement participé à la répression contre les soulèvements protestants dès les années 1520. L’identité catholique est extrêmement forte. Ils sont au pouvoir sous François II, puis sont mis à l'écart sous Charlie IX. Le duc de Guise est le plus grand soldat de son temps, il a une réputation considérable. Il prend Calais aux Anglais, exploit digne d’Hercule. Il a défendu Metz en 1552 contre les Impériaux ; il a donc une réputation militaire immense.

Son frère le cardinal est catholique par définition, mais capable de réfléchir à des possibilités de conciliation. En 1561, au colloque de Poissy, l’Assemblée du clergé est réunie, la Cour est là, et pour la première fois on fait venir des pasteurs, une délégation de ministres avec Théodore de Bèze à sa tête. Pour la première fois on met ensemble l'Assemblée du clergé, une délégation de pasteurs et la cour. Ça ne se reproduira jamais parce que le résultat dans l'esprit de Catherine de Médicis c'est de trouver un terrain d'entente, c'est-à-dire de ramener les protestants vers le centre. Ce n’est pas l’esprit des protestants, ils vont à Poissy dans un esprit conquérant. Le cardinal de Lorraine a tenté à ce moment-là de ramener les calvinistes vers le centre, en leur faisant accepter l'idée d'un retour à la présence réelle corporelle dans l'eucharistie dans la scène.

OIR : Cette tentative reste quand même particulièrement ambitieuse puisque cette question théologique est au cœur des affrontements de l’époque.

Nicolas le Roux

Voilà, c’est l’essentiel, si on n'a pas compris qu'il y en a pour faire simple qui veulent le pape, la présence réelle corporelle et de l’autre côté les gens qui ne veulent pas le pape et une présence réelle spirituelle on ne comprend pas. Sauf que c'est un peu complexe, et entre les deux, on a des luthériens qui ne veulent pas de pape mais qui veulent une présence réelle corporelle, mais sous la forme de la consubstantiation et pas de la transsubstantiation catholique[3]La transsubstantiation est une doctrine selon laquelle au cours de l’eucharistie, le pain et le vin deviennent le corps et le sang du Christ tout en conservant les caractéristiques physiques et … Continue reading. Les luthériens sont au centre en réalité ; en 1561, le cardinal a tenté de ramener un peu les calvinistes vers une forme de luthéranisme qui, pour les catholiques, est moins inacceptable. Mais c’est un échec. A partir de là, on n’aura plus jamais de tentative par la monarchie d'intervention sur le plan dogmatique. C'est une vraie révolution. Ce qui compte c’est l’obéissance au roi et c’est la paix. Pour le religieux, ce n’est pas à l’Etat de légiférer, même si de fait il a des idées sur la question. C’est la vision de Catherine de Médicis.

Cette première génération des Guise disparaît quand le duc est assassiné en 1663 au siège d’Orléans, alors que le cardinal a perdu son pouvoir dans les années 1560 et qu’il meurt en 1574. Cette deuxième génération regroupe Henri de Lorraine, duc de Guise, et ses frères le duc de Mayenne, le cardinal de Guise et leur sœur, la duchesse de Montpensier. Ils sont catholiques et intransigeants sur le plan religieux, ils se sentent marginalisés politiquement, surtout le duc de Guise Henri, qui se fait assassiner à Blois. Ils construisent une ligue à partir de 1585 pour défendre la religion et pour défendre les droits à la couronne. En effet, à partir de cette époque, l’héritier est en Navarre. Or cette deuxième génération de Guise refuse absolument que le roi de Navarre puisse un jour être roi de France puisqu’il est protestant. La ligue est ainsi un parti religieux, même s'il y a des motivations d'insatisfaction de types économiques, politiques, c'est incontestable. Ce sont des princes pauvres, ils ont besoin d'argent, donc ils ont besoin du roi, il y a besoin d'accéder aux ressources de l'État royal, ça c'est incontestable. Cette nébuleuse catholique a des connexions avec la cour de Lorraine, qui a des connexions avec Rome, avec l'Espagne. En réalité l'Espagne a des connexions avec tout le monde ; il faut imaginer un roi d'Espagne qui paye absolument tout le monde, même des protestants, ça ne le gêne absolument pas. Le roi de Navarre, Henri de Navarre, Henri IV est payé, pendant un moment, par le roi espagnol, donc ce n’est pas un problème.

Figure également une nébuleuse bourbons, branche de princes du sang. Antoine de Bourbon, roi de Navarre, première génération de cette nébuleuse, est en fait l’époux de Jeanne d’Albert. Ce sont les parents du futur Henri IV. Jeanne d’Albret est calviniste profondément convaincue. Antoine de Bourbon est dans l'entre-deux ; il reste finalement catholique et meurt catholique. Il est tué au siège d’Orléans en 1562. Il est donc resté dans l'armée royale. En revanche son frère cadet, le prince de Condé, se présente à partir de 1559-60 se présentant comme le défenseur de la cause protestante. Il se convertit, il a une femme protestante, une belle-mère de caractère extrêmement calviniste aussi (c'est la famille de Mailly en Picardie). On a un rôle des femmes qui est important. C’est un prince pauvre, il s’impose comme le défenseur de la nouvelle religion. Il prend les armes en 1562 et il rassemble une nébuleuse de chefs protestants, le principal étant l'amiral de Coligny. Les Coligny sont une autre famille, qui s’est également convertie.

Et puis on a une autre nébuleuse avec les Montmorency, notamment le connétable Anne de Montmorency. C'est la plus grande famille de la France du Nord, c’est le premier baron de France. Le connétable de Montmorency est le plus grand des officiers de la couronne, chef de l'armée, catholique incontestablement, mais sa sœur est protestante. Les neveux du connétable sont donc protestants. Il a une floppée d'enfants, de fils, parmi lesquels il y aura quelques protestants, les aînés, eux, restent catholiques : François qui lui succédera comme duc et son deuxième fils, qui est Montmorency Damville, gouverneur de Languedoc.

OIR : Ce dernier a une position tout à fait particulière dans ces guerres de religion. Pourriez-vous revenir sur le parti qu’il fonde ?

Nicolas le Roux

Henri de Montmorency Damville est catholique, gouverneur de Languedoc. Il va créer dans les années 1570 un parti trans-confessionnel, regroupant les malcontents, les catholiques associés aux protestants, dans le sud de la France. Il le créé au nom de la défense de l'honneur de son lignage. Il monte cependant en généralité dans son discours : quand il se soulève vers 1574 en s'associant aux protestants, il ne défend ni la religion catholique, ni la religion protestante, il défend la noblesse. Il prend les armes au nom de la défense de la noblesse, qui est en train d’être détruite par des tyrans. La Saint-Barthélemy est présentée non comme un massacre religieux mais comme un massacre de la noblesse française par des étrangers.

On a donc sur toute la période des affaires de famille, des affaires religieuses. Cela ne doit pas nous surprendre, les gens fonctionnent ainsi. Le religieux n’est pas instrumentalisé, il est consubstantiel à la société tout entière. Aujourd’hui bien entendu, ce n’est plus ainsi, mais au XVIe c'est normal. Donc pour faire simple, pour comprendre ce qu'est la France du XVIe siècle, il faut aller au Pakistan aujourd'hui, où tout est indissociable. Cela ne veut pas dire qu'il y a des choses qui ne peuvent pas être un peu indépendante du religieux, mais au fond le religieux est partout et on ne se pose même pas la question.

OIR : D’où la difficulté à concevoir le développement d’une nouvelle religion ?

Nicolas le Roux

C'est aussi pour ça qu’on peut avoir du mal à accepter les causes religieuses aux violences et aux troubles. Le religieux repose sur l’intolérance, sur la violence. La violence est consubstantielle au religieux, sous une forme ou sous une autre. Mais c'est effectivement extrêmement difficile d'accepter qu'on puisse être différent, qu'on puisse blasphémer, enfin on considérait comme un blasphème un certain nombre de comportements, c'est inacceptable, c'est pas possible.

OIR : N’y a-t-il pas une rupture avec la Saint-Barthélemy, qui constituerait un pic dans la violence des affrontements ? N’y a-t-il pas une volonté à la suite de cet événement de ne plus tomber dans de tels excès de violences par les parties en présences, en considérant que la religion ne peut pas être cela ?

Nicolas le Roux

Alors cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’évolution. Ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas fonctionner différemment, que les acteurs ont réfléchi et pris conscience que la violence n'est pas la seule solution, que finalement ce n’est peut-être pas ça au fond que Dieu veut. Mais il y a des gens qui vont transformer leur zèle en autre chose. Ils restent dans un esprit de de reconquête, de combat, de croisade, mais cela se manifeste différemment, cela prend d'autres formes moins violentes, plus symboliques. Au fond, il y a l’idée profonde que l’unité est essentielle. Tant qu'il n'y a pas d’unité, Dieu sera en colère, et donc on le paiera tous. Dans une partie de la société il y a une conviction profonde que Dieu veut la violence au fond, sous une forme ou sous une autre, qu’il veut l’extermination. Ça ne veut pas forcément dire tuer, mais chasser, parce que la cohabitation avec l’hérétique est inacceptable. On ne peut peut-être pas détruire l’hérésie, il n’est en tout cas pas envisageable de cohabiter avec elle.

Au fond c'est la solution qu'on a trouvée dans les pays qui ont inventé les premiers édits de pacification et de tolérance. Ce n’est pas à proprement parler la cohabitation, c'est la séparation : en Suisse avec des cantons catholiques et des cantons protestants, depuis 1531. Dans l’Empire, depuis 1555, on a des États catholiques, des États protestants et quelques villes dans lesquelles on cohabite avec une mixité officielle.

En France la séparation ce n’est pas possible, c’est un État unitaire. En France il y a une idée d'unité qui est essentielle, il y a un roi, il y a un royaume, il y a une religion. À partir du moment où il y en a deux, c’est très difficile à accepter. Cela se fait en 1562, premier édit de tolérance. On accepte pour la première fois l’autre religion, mais c’est très difficile. C’est encore le cas avec l’Édit de Nantes. Mais on ne l’accepte que provisoirement. Le roi revient sur ces édits, parce qu’ils ne sont pensés que comme des solutions provisoires, l’idéal étant la concorde. Catholiques et protestants sont d’accord sur ce point.

OIR : J’aimerais revenir avec vous sur ce qui est présenté comme le « premier conflit médiatique de l'histoire ». Pourriez-vous nous expliquer pourquoi et comment ce point est mis en valeur par l’exposition ?

Nicolas le Roux

C’est l’un des atouts de l’exposition : elle montre des gravures, des estampes, quelques textes. On les connaît, évidemment, quand on travaille sur cette période. Mais les voir en vrai, c’est toujours émouvant : les gravures de Tortorel et Perrissin, les gravures de Frans Hogenberg, les petits libelles, etc. Il y a même un présentoir où l’on peut prendre un petit libelle dans la boîte d'un vendeur de texte, c'est une très bonne idée.

Donc effectivement il y a cette dimension médiatique. C’est une première dans l'histoire de France certainement, mais les Français suivent une histoire germanique avec 30 ans ou 40 ans de retard. Depuis 1520, on observe une explosion de la production imprimée. « Pas de Réforme sans imprimerie », disait-on. C’est évident qu’il y a une explosion de la production médiatique, des textes, mais aussi des images, même si la France n’est pas un immense pays d'image. Pour la première fois les uns et les autres sont utilisés pour dénoncer les adversaires. Ce n’est plus seulement de la littérature de combats, d'affrontements théologiques. À partir de 1560 apparaissent des textes qui visent directement à dénoncer les gouvernements. À partir de 1560 et du tumulte d’Amboise, c’est-à-dire lorsque les protestants tentent de s’emparer de la Cour à Amboise, une première vague de textes protestants se diffuse et vise à dénoncer la répression. Un certain nombre d'auteurs comme François Hotman, s'en prend directement au cardinal de Lorraine, le « tigre de la France », celui qui « dévore les Français ». Les attaques sont attaques personnelles, directes, avec des insultes. En France c’est nouveau, l’utilisation de ce type d’argumentaire et d'attaques ad hominem.

Se diffusent également des textes de justification, de dénonciation. À chaque fois qu'on fait quelque chose, on le justifie par l’imprimé ; à chaque fois qu'on se soulève, on le justifie. En 1562, les protestants, Condé, se soulèvent à Orléans. Ils publient une masse incroyable de textes dans lesquels Condé justifie pourquoi il prend les armes. Quand les catholiques se soulèvent, à l’époque de la Ligue, ils font la même chose : ils prennent les armes, ils se justifient, ils publient des manifestes. Des attaques directes, du combat théologique, des attaques contre les gouvernants, contre les tyrans, dénonciation de la tyrannie et des textes de justification, des manifestes. Également de la désinformation, avec des fausses informations, des images qui représentent des choses totalement inventées, des violences totalement imaginaires. Je pense notamment au recueil de Richard Verstegan le théâtre des cruautés des hérétiques de notre temps. Il est un agent au service de l'Espagne, c'est un Anglais mais réfugié espagnol qui travaille pour l'Espagne et qui fait l'inventaire de toutes les horreurs commises ou soit-disant commises par les protestants en France, aux Pays-Bas, en Angleterre, avec des choses vraies, avec des choses fausses, avec des images extrêmement spectaculaires, et souvent totalement fantasmatiques. Le recueil a une diffusion assez importante, les images sont très mobilisatrices et marquantes pour les hommes et les femmes de cette époque.

OIR : La population est généralement analphabète, l’image est donc un outil de communication particulièrement privilégié.

Nicolas le Roux

La plus grande partie des gens ne savent pas lire, alors des images, ils en connaissent. Les Églises sont remplies d’images, ils ont une culture visuelle, justement qui est utilisée, qui est reprise, qui est retravaillée pour mobiliser les fidèles. Une image est particulièrement amusante : en 1589 quand Henri III est assassiné par Jacques Clément, dominicain, il est encensé comme un héros, une sorte de saint. Dans un texte à la gloire de Jacques Clément, qui est tué, après avoir assassiné Henri III, on le représente Jacques Clément en reprenant un bois gravé d'une représentation de saint Pierre martyr, qu’on représente avec un fendoir planté dans la tête. On reprend cette image d'un dominicain historique, saint et martyr de l'Église pour le transformer en Jacques Clément. Ce dernier est ainsi sanctifié. On reprend souvent les images qui circulent parce que faire des images, c'est compliqué.

L’image, le texte, la parole sont fondamentaux. Le texte soutient la parole et la parole diffuse le texte. La société est alors illettrée à 80%. Cela souligne l'importance du rôle des prédicateurs catholiques et des prédicants calvinistes, comme on les appelait, qui prêchent à des milliers de personnes. Cela frappe les esprits quand, à partir de 1560-61, on a à Rouen devant la cathédrale 3000-4000 personnes qui écoutent un prédicant protestant. Scandale immense ! C'est pas si grand, la place devant la cathédrale de Rouen et 3000 personnes qui écoutent un pasteur, c’est un spectacle qu’on n’a jamais vu. Ça ne veut pas dire que tous les gens sont convaincus. Les gens viennent écouter, ils repartent. Ça ne veut pas dire qu'ils entendent tout, les orateurs n’ont pas de porte-voix. Ça ne veut pas dire qu’ils comprennent tout. On a malgré tout une diffusion. On a des prédicateurs catholiques qui ont un art oratoire extrêmement puissant, extrêmement imagé à Paris dans les années 1560, 1570, 1580, 1590. Les grandes figures de la prédication qui annoncent sans cesse le courroux divin, la volonté de Dieu d’exterminer les hérétiques. On a une puissance de la parole extrêmement forte. Il faut imaginer des gens qui répètent toujours la même chose, toute la journée, un peu comme sur BFMTV. On a cinquante fois la même information. Alors la première fois, on s’en fiche, la deuxième fois, on tend l'oreille ; au bout de cinquante fois, on est convaincu que tout ce qu’ils disent est vrai. On a ces logiques de mobilisation par la répétition, par l’invective.

Donc on est capable de mobiliser les foules par la parole ; les premiers massacres, puis d’autres par la suite, ce sont effectivement des religieux qui mobilisent, qui guident. Le premier massacre à Sens en 1562, c'est un religieux qui guide ; les protestants de Sens sont massacrés alors qu’il ne s’était passé rien de spécial jusque-là.

OIR : L’exposition s’arrête sur la loi de 1905. Pourquoi ce choix, alors que les guerres de religion s’achèvent au début du XVIIe siècle ?

Nicolas le Roux

Il y a eu un débat : est-ce qu'il fallait mettre mais la loi de 1905 ? Donc l’Édit de Nantes d’un côté et la loi de 1905 de l’autre. L’idée était de montrer qu’on est dans des choses très actuelles au fond. Mais que grâce à la République, la religion c’est quand même quelque chose qui peut être un peu mis sur le côté, parce qu’au fond ça pose des problèmes. Donc « merci la République ». En même temps, ce n’est pas trop lourdement établi dans l’exposition.

OIR : C’est quand même un saut historique un peu surprenant.

Nicolas le Roux

Voilà historiquement, ça n'a aucun sens ; intellectuellement ça n’en a pas beaucoup non plus, mais politiquement c'est un message qui est le message que l’Etat français veut faire passer. L’idée étant que ce ne sont plus les problèmes entre catholiques et protestants autour de la présence réelle qui posent problème, aujourd'hui c'est autre chose.

OIR : Y a-t-il un objet, un tableau présenté dans cette exposition que vous pourriez plus particulièrement nous conseiller ?

Nicolas le Roux

Alors il y a le tableau qui n'est pas là mais qui est là sans être là : c'est la Saint-Barthélemy de Dubois qui est à Lausanne, mais qui est présenté dans une salle en rotonde. Le tableau se transforme en immersion dans la violence. C’est le tableau emblématique évidemment, qui illustre les violences catholiques massacrantes et le cas absolument exceptionnel de ce qui se passe en 1572. C'est un tableau inouï, il est bien informé. Dubois est un Français réfugié en Suisse qui a des contacts, qui sait des choses. C’est une bande dessinée, puisqu’on a plusieurs épisodes sur un même tableau. Donc voilà, s’il y a un document, c'est celui-là.

Les conservateurs ont fait venir un très beau tableau conservé à Lyon et que je suis ravi de voir à Paris. Les représentations de violences sont rares ; cette fois il s’agit des violences protestantes. Cela représente le nettoyage de Lyon par les protestants en 1562. Les protestants s’emparent de Lyon et le tableau est une assez bonne illustration de la violence, d'abord contre les objets, qui touche les lieux et les objets. C’est la violence protestante. Cela ne veut pas dire qu'on ne tue pas, mais c’est d’abord une violence contre l’espace, une transformation de l'espace. C'est une théologie en action et puis un nettoyage des lieux de culte, avec la collecte des objets liturgiques. C'est un très beau tableau, un tableau catholique avec une ville de Lyon qui ne ressemble pas à Lyon : la cathédrale c’est le panthéon de Rome, avec un campanile vénitien. Le peintre n’est jamais allé à Lyon mais il veut faire de la ville une nouvelle Rome. Ce tableau est impressionnant ; pour les gens du XVIe siècle, il dit des choses totalement insupportables. La ville, le paysage urbain, un paysage sacré, est totalement transformée et perd sa sacralité. Ça a été évidemment un choc évidemment monumental.

Anonyme, Le Sac de la ville de Lyon par les calvinistes en 1562, vers 1565 © Xavier Schwebel_Musée d’histoire de Lyon – Gadagne

Parmi les choses incroyables qu’il y a d’exposées, il y aussi le portrait du cardinal de Lorraine par le Gréco, qui vient de Zurich. Je n’avais jamais vu cette toile en vrai. C'est un tableau extraordinaire, le cardinal avec son perroquet, pappagallo en italien, ce qui peut aussi s’entendre comme le pape français. Un cardinal de Lorraine présenté comme possiblement pape. Et puis c’est le Greco, donc c’est exceptionnel.

Le Greco, Portrait du cardinal Charles de Lorraine, (1524-1574), 1552 И Kunsthaus Zurich, The Betty and David Koetser Foundation, 1986.

 

OIR : Comment cette exposition est-elle accueillie par un public qui évolue désormais dans une société sécularisée ? Est-ce une découverte ? Parvient-il à comprendre cette période, à comprendre que le religieux ait pu être la cause de tels déchirements en France ?

Nicolas le Roux

Olivier Renaudeau est ravi. L’affluence est très bonne, les retours presse sont très bons, le public est là, la scénographie est très réussie. Le catalogue est un grand succès, il vient d'avoir le prix du meilleur catalogue de l’année. Qu’est-ce que les gens savent, ou en comprennent ? Au moins on prend conscience de cette dimension de guerre civile, d'affrontements, de prégnance du religieux dans la société. Je pense aussi que les gens retiennent sans doute que la religion ça peut avoir des conséquences terribles, même en France, et qu’heureusement qu'on est sorti de cela et que ce serait bien qu'on n’y retombe pas.

C'est une exposition réussie, utile autant que possible, ça redonne un intérêt pour l'histoire de France. Une histoire qui ne se résume pas à la Guerre de 14, Napoléon ou la Résistance. C’est une histoire longue, une histoire complexe. La France moderne s'est construite sur les ruines des guerres de Religions, avec l’idée de tout faire pour que cela ne se reproduise pas. C’est l’une des guerres les plus longues de l’histoire de France. La guerre dite de Cent Ans a duré en réalité bien moins de 100 ans ; il n'y a jamais eu de séquence de troubles, de chaos aussi longue dans l'histoire de France. Il n’y a jamais eu de régicide avant. Donc à partir du XVIIe s’impose l’idée de « plus jamais ça ». Ce n’est pas possible de tuer un roi, ce n’est pas possible de tuer un roi au nom de Dieu, donc tout le travail de sur-sacralisation qui se fait à partir du XVIIe siècle jusqu'à Louis XIVe en disant l’État c’est moi (même s’il ne l’a pas dit), ou Je suis le plus grand (Nec pluribus impar) c’est un effet de toutes ces violences.

Donc au moins pour remontrer toutes ces choses-là, cette exposition est une réussite.

 

 

Notes

Notes
1 Pour plus d'informations sur l’exposition, cliquer ici.
2 Donc le duc François et son frère le cardinal de Lorraine (n.d.a).
3 La transsubstantiation est une doctrine selon laquelle au cours de l’eucharistie, le pain et le vin deviennent le corps et le sang du Christ tout en conservant les caractéristiques physiques et les apparences originales. La consubstantiation est une doctrine selon laquelle le corps et le sang du Christ coexistent dans et avec le pain et le vin, qui conservent leur substance. La présence réelle existe mais disparaît à la fin de la célébration eucharistique (ndlr).
Pour citer ce document :
Nicolas Leroux, "Exposition «La haine des clans – les guerres de Religion, 1559-1610»". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°44 [en ligne], juillet 2023. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/exposition-la-haine-des-clans-les-guerres-de-religion-1559-1610-musee-des-armees-jusquau-30-juillet-2023/
Bulletin
Numéro : 44
juillet 2023

Sommaire du n°44

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Auteur.e.s

Nicolas Le Roux, professeur d’histoire moderne à Sorbonne Université et membre du conseil scientifique de l’exposition.

Entretien réalisé par Anne Lancien (pour l’Observatoire international du religieux)

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