Bulletin N°48

avril 2024

Holï

Raphaël Voix

Jour férié du calendrier national indien, la fête d’Holī se déroule pendant les deux jours qui suivent la pleine lune du mois de phalguna (février-mars), qui tombaient en 2024 les 24 et 25 mars. Associée originairement à la fertilité de la terre et aux moissons abondantes, Holī est connue aujourd’hui comme la fête des couleurs qui célèbre la venue du printemps et rend hommage au dieu Viṣṇu ainsi qu’à Kṛṣṇa et sa parèdre Rādhā. Le nom de cette fête, pour certains, dérive de Holika, démone déchue de ses pouvoirs par Pralhad, ardent dévot de Viṣṇu. La veille de la fête, des feux de camp sont allumés et des images de Holika sont brûlées. Le jour d’Holī, dans une atmosphère de carnaval et d’allégresse les gens s’aspergent d’eau et de pigments de couleurs vives considérées comme fastes. Si Holī est célébré dans presque tout le pays, c’est dans la région où la légende voudrait que Kṛṣṇa ait passé son enfance, le Vraja – situé dans l’actuel état de Uttar Pradesh – que sa célébration connaît le plus grand faste. Cette fête y plonge la population dans une ambiance de jovialité comparable à celle qui règne entre le dieu Kṛṣṇa et les vachères (gopī) dans la forêt mythique de Vrindavan.

Dans un article resté célèbre, l’anthropologue Mc Kim Marriot, a donné l’une des descriptions les plus vivantes de la célébration de cette fête[1]McKim Marriott, « The Feast of Love », dans Milton Singer (dir.), Krishna: Myths, Rites, and Attitudes. Chicago, University of Chicago Press, 1968.. Il y explique comment pour les habitants de Kiṣaṇ Gaṛhī, ville située au sud-est de Delhi, dans le district d’Aligarh, Holī est la plus grande fête religieuse de l’année. Avant l’arrivée du grand jour, ayant lavé et repeint les maisons, les femmes préparent le bûcher dit « Holika ». Une fois le terrain choisi et lavé, elles enduisent le sol de bouse de vache et creusent un trou où elles enterrent un pot d’argile rempli des grains tandis qu’un prêtre consacre rituellement le lieu. La veille de la fête, les enfants vont de maison en maison en injuriant les habitants qui leur donnent des sucreries et de la bouse de vache séchée. Ils recueillent - ou dérobent - des balais, des morceaux de portes et de chariot, etc. tout ce qui pourra servir de combustible. Les femmes n’hésitent pas à inviter les passants à participer au festival en leur lançant une poignée de bouse de vache humide et en disant : « Venez jouer [à] Holī ! ». Elles préparent le feu en empilant la matière à brûler collectée auprès des habitants du village et l’entourent avec de la paille. Les déchets empilés sont identifiés à la démone qui sera rituellement brûlée dans le bûcher.

Le soir de la pleine lune, tout le village se réunit autour de ce foyer. Les cris des habitants paraissent vouloir attiser afin qu’Holika se consomme au plus vite et atteigne ainsi la libération spirituelle. Puis, une centaine d’hommes du village, toutes castes confondues, font griller dans les braises du feu de joie des épis d’orge vert tout juste récoltés. Marchant autour du feu ils échangent leurs grains torréfiés et crient joyeusement le nom du dieu « Rām Rām! ». Ils rentrent ensuite chez eux portant les charbons du feu collectif. Dans les maisons les feux domestiques attendent éteints et joliment décorés d’être embrasés par la flamme de la nouvelle année. Après avoir allumé le feu et offert les prémices de la récolte d'hiver, libre cours est donné à des actes de subversion générale. Au travers de chants et de danses, les normes de la bienséance sont suspendues : les femmes insultent les hommes et les membres des basses castes battent ceux des hautes. Dans les rues de Kiṣaṇ Gaṛhī règne la confusion dans une ambiance de saturnales. Des villageois jettent sur les passants et sur les portes des maisons fermées des poignées des grains, des cendres ou de sable en hurlant « Holī ! Holī !». Certains d’entre eux consomment une boisson fraîche enivrante (bhāng), faite à base d’amandes, de sucre, de lait caillé et de cannabis. Les gens courent les uns auprès des autres dans les rues. Les barrières sociales tombent. Dans une atmosphère euphorique de carnaval, au son sec, puissant et très rythmé des percussions et des chants populaires, les gens dansent et défilent dans les rues. Il paraît ne plus y avoir de différences de classe ou de sexe. Holī est également l’occasion de manifester son amour et sa fraternité. Les habitants parcourent les maisons pour donner leurs condoléances aux membres des familles où il y a eu un décès durant l’année écoulée. Holī est aussi le moment rêvé des enfants, lesquels peuvent, une fois n’est pas coutume, se salir et s’éclabousser sans se faire réprimander. « Ne soyez pas fâchés, c’est Holī ! », crient-ils dans les rues avec allégresse. Équipés de munitions colorées diverses, comme des ballons remplis d’eau teintée, de poudre ou de teinture liquide, les habitants s’aspergent d’eau et de pigments de couleurs à l’aide parfois de canons à eau faits à partir de pompes à vélos. À moins de rester chez soi, personne n’est à l’abri des assauts excités avec de l’eau colorée, des arrosages de bouse de vache et des jets de poussière que les femmes, les hommes et les enfants jettent impunément les uns aux autres. Les rapports des cas des litiges entre des clans rivaux et les pillages le jour de Holī, sont courants le lendemain de la fête.

À Kiṣaṇ Gaṛhī, il est également de coutume que des escadrons de femmes se précipitent hors de leurs maisons et frappent avec de grosses cannes les hommes qui paraissent se soumettre volontiers à cette bastonnade. Ce joyeux débordement commémore le jour ou Balarama frère de Kṛṣṇa, s’était montré discourtois envers Rādhā, amante favorite de Kṛṣṇa. Rādhā et ses amies, les gopī, aussi amantes de Kṛṣṇa, attaquèrent Balarama à coups de bâtons. Cette subversion n’est pas propre à ce village. Au temple de Balarama, par exemple, les hommes provoquent les femmes par des plaisanteries amoureusement poétiques ou provocatrices, voire obscènes, et les femmes, masquées par leurs voiles répondent en arrachant les chemises des hommes. Elles les enroulent et s’en servent joyeusement comme d’un fouet et on n’entend que le claquement rythmé de dizaines de fouets sur des dos humblement courbés vaincus, soumis mais heureux. À Kiṣaṇ Gaṛhī, il est également de coutume d’élire un « roi de Holī », un personnage que l’on fait monter sur le dos d’un âne, la face tournée vers l’arrière et promené lors d’un défilé burlesque.

Si à ces mêmes dates on fête dans presque toute l’Inde des jets d’eau colorés, le nom donné à la fête, tout comme les célébrations et les mythes qui leurs sont attachés, différent d’une localité à une autre. On peut voir des défilés d’éléphants à Jaipur (Rajasthan) et des danses d’étudiantes à Shantiniketan (Bengale occidental). Au Tamil Nadu, la fête est appelée Kaman Pandigai, au Bengale, c’est Dol. Certaines régions ne font pas de feu de joie. D’autres l’associent non pas à la crémation de Holika mais de Pūtanā, une autre démone, ou au sacrifice du dieu de l’amour Kāma selon certaines légendes shivaïtes. S’il est mille et une manières de procéder à ce jeu (lila) allant du jet doux de pétales de fleurs au tir d’eau aux teintes chimiques, indélébiles et même nocives pour la peau, dans tous les cas, la fête de Holī est marquée par l’abolition temporaire des hiérarchies établies d’âge, de sexe, de caste, de richesse et de puissance. Le jour de Holī, chaque acte provocateur n’en garde pas moins un lien intime avec un aspect de l’organisation sociale du village qu’il cherche à transgresser, qu’il s’agisse de la hiérarchie socio-religieuse ou des rapports de dépendance socio-économique. À la fin d’une matinée d’assauts colorés, salissants et parfois même belliqueux, tout le monde se lave et s’habille en blanc pour rendre visite à la famille et aux amis célébrant ainsi l’ordre social fraîchement rétabli et revigoré par l’épisode d’infraction passagère de Holī.

Bien qu’elle figure parmi les plus célébrées, la fête d’Holi n’est qu’une parmi les très nombreuses fêtes hindoues. Dans la tradition hindoue, la vie des dieux et des hommes est rythmée par d’innombrables fêtes : on dit même que l’Inde connaîtrait davantage de jours de fête que de jours dans l’année ! Rites de passage marquant les grandes étapes de la vie (naissance, mariage, mort...), temps im­portants d’une communauté (fondation ou rénovation d’un temple, rituels honorant les divinités villageoises, etc.), actes votifs accomplis par les femmes, tout est l’oc­casion de célébrations festives et colorées. Les plus importantes de ces fêtes sont dites « calendaires » : elles célèbrent les dieux et commémorent les moments importants de leur vie, qu’il s’agisse de leur naissance, de leur mariage ou de leur victoire sur un ennemi. Dans l’Inde du Sud, elles s’organisent souvent autour d’un temple particulier et s’accompagnent de grandes processions. Les fidèles promènent la divinité tutélaire dans la ville sur un char décoré, accompagné de musique, de danses et de spectacles. Dans le nord de l’Inde, où la vie des temples est de moindre importance, les fêtes rassemblent la communauté familiale ou locale autour de lieux de culte temporaires, dans lesquels sont installées pour l’occasion des images divines. Chacune de ces fêtes se prête à de multiples inter­prétations et s’est enrichie de significations successives au fil du temps. Différents événements mythiques se trouvent entrelacés de façon plus ou moins étroite et, dans l’imaginaire populaire, récits sanskrits savants et explications autochtones se confondent aisément. Ce n’est donc pas tant le mythe qui est associé à une fête qui compte que les manières de la célébrer, dont il existe de nombreuses variantes locales et régionales.

À côté des fêtes calendaires, on trouve une multitude de « foires » (mela) qui réunissent différents pèlerins en un même lieu. La plus célèbre et la plus grande d’entre toutes est la kumbha mela qui se déroule à dates régu­lières dans quatre lieux distincts (Prayag, Haridwar, Uj­jain, Nasik) et rassemble des dizaines de millions de dé­vots et des milliers d’ascètes hindous. Outre les moments de culte collectif autour de la divi­nité, la plupart des fêtes hindoues sont marquées par des jeûnes préparatoires ainsi que des échanges de nourriture, que ce soit entre les fidèles, ou entre ces der­niers et les dieux. Les mets festifs sont typiquement des aliments frits ou des sucreries lactées (gâteaux garnis de pistaches et de cardamome, friandises au miel, boulettes épicées au sirop, etc.). Temps d’échanges et de rassemblements collectifs, ces différentes fêtes sont également des temps d’exaltation de valeurs communautaires. Qu’il s’agisse de la mise en acte de la hiérarchie des castes lors des fêtes de temples dans l’Inde du Sud ou de l’affirmation de la présence hindoue face aux minorités religieuses lors des défilés de Ganesh à Mumbai, certaines fêtes jouent également un rôle politique fort.

 

 

Notes

Notes
1 McKim Marriott, « The Feast of Love », dans Milton Singer (dir.), Krishna: Myths, Rites, and Attitudes. Chicago, University of Chicago Press, 1968.
Pour citer ce document :
Raphaël Voix, "Holï". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°48 [en ligne], avril 2024. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/holi/
Bulletin
Numéro : 48
avril 2024

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Auteur.e.s

Raphaël Voix, Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud/EHESS

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