Bulletin N°48

avril 2024

Interdire le blasphème : quand la tradition se glisse dans la cancel culture

Olivier Roy

On ne parle de blasphème que dans un contexte religieux. Blasphémer suppose donc un sacré, une limite qu’on ne doit pas franchir, un interdit. Ce qui rend le sacré comme tel, c'est l'investissement émotionnel du croyant dans l'objet de la dévotion. Dans une société religieuse, les non-croyants (lorsqu'ils osent s'exprimer publiquement) sont priés de rester à l'écart du sacré et peuvent être punis s'ils touchent les limites du sacré (« hudud », frontières, est le terme qui définit la transgression absolue selon la charia). Dans une telle société le blasphème doit être puni, car, au-delà de l’offense aux croyants, il s’agit d’une question d'ordre public et d'obéissance au souverain et à la loi.

Mais qu'est-ce qui pourrait être qualifié de blasphème dans une société séculière où s’impose le principe de séparation entre l’État et les religions ? Dans une telle société, le terme ne devrait en théorie n’avoir de sens que pour les croyants et à l'intérieur de leurs propres communautés religieuses. Les croyants ne parleraient de blasphème qu’entre eux, pour qualifier soit l’attitude de l’un des leurs en paroles ou en actes, qui conduirait à la repentance ou à l'expulsion de la communauté, soit une déclaration ou à une action faite par un acteur extérieur mais dont la dimension blasphématoire ne ferait sens qu'à l'intérieur de la communauté (par exemple, les livres déclarés blasphématoires par les autorités religieuses seront interdits dans la bibliothèque d'un séminaire catholique ou d'un collège protestant). Mais les croyants peuvent-ils demander à un État laïque de mettre en œuvre une interdiction du « blasphème » qui s’appliquerait à l’ensemble de la société ?

La sécularisation tue l’offense à Dieu

Un État laïque peut difficilement mettre dans la loi l’interdiction du blasphème. D’abord sa neutralité par rapport aux religions lui interdit d’importer des normes et des lois venant du domaine religieux : ce qui s’appelle blasphème pour le croyant doit être retraduit dans une terminologie compatible avec les lois et la Constitution pour avoir une chance d’être pris en considération. Critiquer ou tourner en dérision un dogme ne saurait constituer en soi un crime ou un délit : la liberté d’expression prévaut. Quant à commettre un acte (détruire une croix, brûler un livre saint), c’est punissable en fonction de la « qualité » de l’objet (son prix, sa valeur historique, l’endroit où il se trouve) et non de son sens (symbole de la crucifixion ou parole de Dieu pour le croyant). Avant d’être un acte le blasphème est d’abord un énoncé, une déclaration, qui vise sciemment la croyance d’un autre. Mais il ne suffit pas de percevoir une volonté d’offenser, car le principe général dans les démocraties libérales est celui de la liberté d’expression et de pensée. Certes cette liberté peut connaitre des limites comme l’appel à la haine, la diffamation, voire même l’ordre public. On ne peut discriminer les gens selon leur race, leur genre ou … leur religion. Mais la religion ici ne renvoie pas à un sacré, mais seulement à une identité ; elle renvoie à la personne du croyant et pas à la transcendance, c’est-à-dire au contenu de la croyance. En effet la séparation de l’Église et de l’État interdit à ce dernier de définir ce qu’est la religion, ou ce qui peut être « religieux ». En même temps, et c’est toute la contradiction du rapport entre État laïque et religion, le premier doit reconnaitre dans certaines circonstances qu’il y a bien quelque chose de religieux (une institution, une pratique) sans pour autant pouvoir le définir : par exemple il faut bien désigner les communautés qui peuvent se réclamer de la loi de 1905 et de l’exemption fiscale qui s’attache aux religions, tout en s’interdisant tout jugement sur leurs dogmes[1]Le Conseil d’État, en juin 2000, accorde l’exemption fiscale pour les lieux de culte des Témoins de Jéhovah, leur accordant ainsi le statut de religion, qui avait été jusqu’ici dénié par … Continue reading. Mais, malgré plusieurs tentatives de poser la question de la « bonne croyance » (la dernière en date étant la demande de contrôler la formation des imams musulmans en France), la reconnaissance ou non de ce statut de communauté religieuse ne saurait reposer sur une analyse des croyances d’un groupe, mais seulement sur celles de ses pratiques. Or le blasphème, pour une communauté de croyants, vise quelque chose qui est au-delà de leurs simples pratiques et croyances : l’idée même du sacré, c’est-à-dire d’un indicible. Donc, pour l’État laïque, la question du blasphème est évacuée car la loi ne saurait laisser un groupe définir un sacré qui s’imposerait à toute la société.

Quand on ne reconnait pas le sacré des croyants, il ne saurait y avoir de blasphème : la sécularisation entraîne donc en théorie la disparition du concept de blasphème. Le blasphème peut subsister dans la loi tout en étant tombé en désuétude : ce fut le cas en Grande Bretagne, où lors de l’Affaire des versets sataniques, des musulmans demandèrent l’extension à l’Islam de la loi interdisant le blasphème envers le christianisme, mais le Parlement britannique préféra alors abolir la loi sur le blasphème plutôt que de l’étendre. Certes la loi reconnaît souvent, dans les pays se disant laïques, une sorte d’interdit « religieux » : en France, la loi punit la « profanation » d’un cadavre ou d’un cimetière, elle reconnait bien dans la mort un au-delà de la personne concrète. On débat aussi du caractère sacré ou non des symboles nationaux, comme le drapeau. Mais ces deux survivances de la notion de blasphème ont laïcisé la transcendance et ne concerne plus les religions. Elle définirait paradoxalement une forme de « blasphème » laïque qui opposerait aux religions un domaine intouchable, celui de la laïcité ou des « valeurs de la République », alors que la réciproque ne saurait être défendue[2]Il est intéressant de voir que l’expulsion le 22 février 2024 de l’imam Mahjoub Mahjoubi était motivée entre autres par le fait qu’il aurait qualifié le drapeau français de « satanique … Continue reading. Bref ce type de blasphème fonctionne … contre les religions. D’où cet étrange concept de « droit au blasphème », défendu, à propos de Charlie Hebdo par l’avocat Richard Malka[3]Richard Malka, « L'esprit de Charlie, c'est le droit au blasphème », Le Point, 12 janvier 2015.; mais comment définir un droit spécifique à porter atteinte à quelque chose qui n’est pas reconnu, à savoir le sacré religieux.

Le retour du blasphème comme diffamation

Néanmoins, ce qui est évacué de la Constitution et de la législation revient sur le tapis soit pour des questions d’ordre public, soit par la jurisprudence des tribunaux. Du point de vue de l’État laïque ce qui est perçu comme blasphème par les croyants relève d’un conflit de droits où il suffirait alors de tracer les limites sur un plan que l’on peut dire horizontal : ici s’arrête ma liberté d’expression pour laisser la place à celle des autres. Mais le croyant ne saurait accepter cette horizontalité : pour lui le blasphème renvoie à la transcendance. Et donc les croyants se rebiffent : ils sont susceptibles devenir violents, comme on l’a vu avec l’affaire des versets sataniques et le massacre de Charlie Hebdo. Mais ils peuvent aussi rester dans la légalité et porter plainte. Les autorités ne sauraient ignorer la violence des premiers et la protestation pacifique des seconds.

Le plus simple bien sûr c’est de prendre des décisions pragmatiques au nom de l’ordre public : ce qu’à fait le Danemark en interdisant en 2023 de brûler en public des livres sacrés, en réponse à une campagne d’extrémistes de droite qui brûlaient des Corans en public en espérant une réaction violente de certains musulmans ce qui entrainerait en retour une répression à leur égard. La Constitution indienne, qui se réclamait jusqu’ici de la laïcité interdit de fait le blasphème au nom de l’ordre public, en mentionnant simplement l’interdiction des « offenses religieuses ». On peut penser, en suivant le processus d’hindouisation mené par Modi, que d’ici peu seul l’hindouisme sera protégé, abolissant de fait le sécularisme constitutionnel de la nation indienne.

Mais cette solution par l’ordre public n’est pas perçue comme satisfaisante par la plupart des démocraties occidentales, car elle ouvre la porte à tous les arbitraires.

Comment donc gérer la protestation des croyants sans réintroduire le concept de blasphème ? Dans un État laïque la seule manière de gérer le blasphème est de « traduire » la demande des croyants en termes séculiers. Les catégories légales à la disposition des juges sont la discrimination, la diffamation, le discours de haine ou enfin le « dommage » infligé à une personne. Les croyants qui rejettent la violence et veulent obtenir réparation devant les tribunaux doivent donc procéder à la traduction, à la translation, de leurs griefs en termes juridiques séculiers.

Le problème n’est d’ailleurs pas confiné aux plaintes individuelles. Cette exigence de translation fonctionne aussi au niveau des instances internationales. L'Organisation de la Conférence islamique, le Pakistan, l'Arabie saoudite et la Ligue musulmane, par exemple, se sont efforcés de faire reconnaître la « diffamation » de la religion par l'ONU[4] La première résolution de l'ONU sur la diffamation de la religion a été présentée en 1999 et approuvée par le Conseil des droits de l'homme de l'ONU.. Toutefois, étant donné que le fait de déplacer la notion de diffamation à l’égard d’un individu à celle envers des systèmes de pensée qui par définition ne sont pas des sujets de droit, constituerait une atteinte à la liberté d'expression, le Conseil de sécurité n'a pas approuvé la résolution. Néanmoins, les avocats des groupes religieux ont surfé sur la nouvelle tendance juridique à étendre aux communautés ce qui s’appliquait uniquement à des individus, en un mot de déplacer un droit individuel vers un droit collectif (suivant l’usage de catégories plus générales comme le racisme, l’antisémitisme, la discrimination de genre, l’homophobie etc.). Ils ont notamment fait pression pour que les tribunaux reconnaissent « l'islamophobie » sur le même pied que l'antisémitisme, qui pourtant porte plus sur la race que sur la religion en elle-même. Si certains gouvernements et institutions ont ajouté l’ « islamophobie » à leurs programmes antiracistes, le terme n'a guère obtenu de reconnaissance légale en raison de sa redondance. Comme la religion est un système de pensée, elle ne saurait être « diffamée » ; quant aux croyants qui s’estimeraient discriminés ou insultés, ils sont déjà protégés par les lois existantes, il parait donc difficile de mettre en avant un concept spécifique pour « séculariser » le blasphème.

En un mot, une caricature dénigrant le Prophète n'est pas en soi une discrimination ou une attaque contre les musulmans. Bien sûr, la frontière est mince : une tête de porc jetée dans une mosquée peut être perçue comme un acte de racisme ou de discrimination, car il s'agit d'une attaque non pas contre des idées mais contre un édifice religieux où prient de vraies personnes. Cependant, il n'est pas nécessaire de faire référence à une quelconque forme de blasphème pour qualifier un tel acte de crime haineux ou de tentative illégale de perturber une cérémonie religieuse. La conséquence, une fois de plus, est que les croyants sont protégés pour d'autres raisons que les raisons à l'origine de leur colère. La spécificité même de leur colère n'est pas prise en considération, ce qui renforce leur sentiment de mépris et d'exclusion.

Le blasphème et la souffrance du croyant

C'est précisément pour prendre en considération la dimension propre de la souffrance qu’éprouvent les croyants face à ce qu'ils considèrent comme un blasphème, que les tribunaux ont parfois introduit la notion d'une « souffrance intérieure » spécifique aux croyants, qui souffriraient donc différemment quand on met en cause non leur identité, mais leur sacré. Cette considération pour les sentiments des croyants est-elle une façon de faire passer en contrebande dans le droit laïque une version édulcorée du blasphème ?

Bien que la référence aux souffrances des croyants confrontés au blasphème ne soit certainement pas nouvelle, sa probable première utilisation dans une procédure judiciaire dans l'Europe laïque contemporaine a été étudiée par l'anthropologue Jeannette Favret Saada[5]Jeanne Favret-Saada, Les sensibilités religieuses blessées : Christianismes, blasphèmes et cinéma. 1965-1988, Paris, Fayard, 2017.. Cela s'est produit en 1964 en France, lorsque l'Église catholique a obtenu brièvement l'interdiction d'un film La Religieuse, basé sur un roman de Denis Diderot. Alors que la principale plaignante (la présidente de l'Union des abbesses de France) mentionne explicitement le blasphème (« un film blasphématoire qui déshonore les religieuses »)[6], le film est interdit pour porter préjudice à des « sensibilités religieuses blessées ». Ce qui est intéressant, c'est que le prêtre qui a mené la bataille juridique, l'abbé Pihan, était vice-président du mouvement antiraciste progressiste, le MRAP, habituellement considéré comme une organisation laïque de gauche, fondé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour lutter contre le racisme et l'antisémitisme. Pihan a probablement été le premier à utiliser les outils de l'antiracisme pour défendre le christianisme. Il n'a cependant pas mis en avant l'argument de la discrimination, habituel dans les cas de racisme mais qui n'a aucune pertinence ici, préférant parler de « responsabilité délictuelle » parce que le film blessait les sentiments des croyants. Il s’agit donc avant tout de protéger le croyant d’une souffrance morale. L’idée sera reprise à l’extrême droite par l’Agrif (Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l'identité française et chrétienne) et sera utilisé à plusieurs reprises dans d'autres procès[6]En 2005, l'agence de presse « Marithé et François Girbaud » avait placardé dans les rues de Paris une affiche reproduisant la Cène de Léonard de Vinci où les apôtres étaient remplacés par … Continue reading.

À travers l'accent mis sur les sentiments des croyants, la spécificité de la religion est reconnue comme référence non plus à un sacré transcendantal mais à une émotion immanente particulière ; cette émotion est tout ce qui reste du sacré. Si l’on comprend bien comment des institutions laïques ne peuvent que « translater » les questions religieuses en termes séculiers, il pourrait néanmoins sembler paradoxal de voir des acteurs religieux opérer à leur tour cette sécularisation du religieux, où ce n’est plus Dieu qui soufre mais le croyant.

Cependant, dans un contexte purement chrétien, ce glissement de la transcendance de Dieu à la souffrance humaine peut faire sens pour le croyant. Il y a ici un lien clair avec les souffrances du Christ : la Passion qui était naguère vécue par les croyants selon différents rites ou évènements (eucharistie, stigmates, deuil du Vendredi Saint, etc.) est maintenant rejouée comme un « sentiment de souffrance » dans un contexte laïque. En décembre 2011, Mgr Vingt-Trois, archevêque de Paris, a appelé à une nuit de prière et de deuil pour expier le scandale de la pièce de théâtre « Golgota Picnic » alors jouée à Paris et dénoncée comme blasphématoire par des militants catholiques radicaux parce qu’elle présente un Christ complètement déjanté. L’archevêque n'a appelé à aucune action contre la pièce et a rejeté toute violence. Il tentait bien sûr de désamorcer toute comparaison entre la réaction de l'Église au blasphème et la mobilisation musulmane autour des caricatures danoises, mais en jouant sur un registre qui fait sens dans le christianisme : expier la faute des autres sans faire référence au blasphème[7]L’Archevêque a déclaré : « Le blasphème, c'est une agression contre Dieu, délibérée. Or je ne connais pas les intentions du créateur de ce spectacle, et donc il ne m'appartient pas de dire … Continue reading.

Le nouveau sacré : l’émotion

Les émotions sont alors comme un miroir du sacré et sont érigées comme un nouveau sacré qui pourrait être défini en termes juridiques séculiers. Il s'agit d'un argument typiquement chrétien, en raison de la sanctification des souffrances (souffrir est une manière d'imiter le Christ – « porter sa croix » – et d'obtenir le salut). Cet argument a été aussi utilisé récemment en Occident pour protéger les musulmans de ce qu'ils percevaient comme un acte de blasphème, bien que ce ne soit que chez les chiites qu'il y ait quelque chose de proche de la mise en scène des souffrances d'une figure religieuse (le martyre de Hussein dans la bataille de Karbala commémorée dans le rituel de l'Achoura) lorsque les participants se flagellent en procession. Pour les sunnites, en revanche, la souffrance des croyants n’est pas inscrite dans la religiosité. Comme souvent, un paradigme issu d'une culture chrétienne a été utilisé pour « intégrer » en Occident une religion (l'islam) qui ne sanctifie pas les souffrances psychiques (même si évidemment les croyants éprouvent de tels sentiments).

Si certains tribunaux de première instance ont accepté de censurer des productions « blasphématoires » pour éviter ou guérir les souffrances intérieures des croyants, l'argument a jusqu'à présent toujours été rejeté en appel. Cependant, ce manque de succès ne doit pas occulter une convergence intéressante : cette nouvelle tendance à la sacralisation des sentiments ne se limite pas du tout à la religion. Il est de plus en plus courant de demander une protection juridique des « sentiments intérieurs » et des émotions. Demander des dommages et intérêts en cas de détresse émotionnelle, alors qu'il n'y a pas de préjudice physique ni de pertes matérielles, est désormais courant devant les tribunaux américains. La pratique des dédommagements émotionnels rentre dans le cadre de la marchandisation généralisée des émotions[8]Eva Ilouz La Fin de l’amour, Paris, Le Seuil, 2020.. Certaines organisations étudiantes demandent à leur université le droit de transformer le campus en un « espace sûr » (safe space), où les jeunes ne risquent pas d'entendre quelque chose ou de rencontrer quelqu'un qui pourrait blesser leurs sentiments intimes[9]Le dictionnaire Merriam Webster définit le « safe space » comme « un endroit destiné à être exempt de préjugés, de conflits, de critiques ou d'actions, d'idées ou de conversations … Continue reading. La comparaison avec le blasphème réside dans le refus pur et simple d' « entendre » quelque chose, même si le contenu n'est pas puni par la loi tout en risquant de mettre l'auditeur en situation de détresse.

Par conséquent, le processus de sécularisation n’entraîne pas nécessairement l'obsolescence du blasphème. Il dissocie le blasphème de la religion en reformulant la notion de sacré. Le nouveau sacré n'est plus lié à une forme de transcendance mais au contraire à une intériorité qui ne peut être partagée que par des personnes qui appartiennent à une communauté précisément définie par ce qu'elle ne peut pas partager avec les autres. C’est cette incommunicabilité qui prend la place de la foi, car on ne partage pas cette dernière : on l’a ou on ne l’a pas, on croit ou on ne croit pas, et si on ne croit pas, alors il n’y a pas de blasphème.

Ce nouveau sacré est en dehors de l'épreuve de la discursivité parce qu'il est vécu comme sentiment et émotions. Il y a un reformatage du blasphème dans le discours du « ne me touche pas », noli me tangere, comme le Christ l'a dit à Marie Madeleine[10] Le même Christ qui refuse qu’une femme ne le touche a demandé à Thomas de mettre son doigt à l'intérieur de sa chair ouverte : voir le tableau du Caravage « L'incrédulité de Saint Thomas … Continue reading. Si Dieu a disparu, la personne humaine porte encore son image, elle devient son propre sacré.

« Touche pas à ma souffrance » : le blasphème et la cancel culture

Le grand paradoxe est donc que cette demande de répression du blasphème, qui émane plutôt de milieux traditionalistes et conservateurs, - quelles que soient les religions-, reprend la logique de ce qu’on appelle aujourd’hui la pensée « woke », voire même l’anticipe. Ce qui constitue mon identité c’est la souffrance que m’impose le regard de l’autre. On voit par exemple le glissement des demandes de réparation anti-racistes : les mouvements des droits civils des années soixante demandaient la fin des discriminations, donc l’abolition de la notion de race, alors que les mouvements anti-racistes aujourd’hui défendent la positivité de l’identité raciale et demandent à ce qu’elle soit protégée, y compris rétroactivement par la condamnation d’une part, et l’occultation d’autre part de tout ce qui peut rappeler le racisme (cancel culture). C’est très exactement ce que demande les partisans d’une interdiction du blasphème : faire disparaitre les signes qui pourraient offenser le croyant et donc déclencher chez lui une souffrance existentielle. Et si l’on veut poursuivre la comparaison, le Concile Vatican II avait justement entrepris de « dé-sacraliser » largement la dévotion (abandon du latin et des signes marquant la « limite » entre le monde profane et le monde sacré : la soutane, le décorum, le mystère). Le blasphème n’était plus un enjeu après Vatican II, car le christianisme s’y était largement auto-sécularisé. Il redevient un enjeu quand une partie des croyants insistent sur la nécessité de rétablir la coupure entre profane et sacré (avec le retour au latin et à l’encens, le prêtre qui tourne le dos aux croyants et la dévotion pour les reliques). Dans le fond ce retour du sacré explique pourquoi le blasphème devient d’un seul coup plus insupportable. On peut aussi faire le parallèle entre l’irruption d’une nouvelle hantise pour le blasphème en Islam à partir des années 1980 (affaire des Versets sataniques, Blasphemy Law au Pakistan) : ce qui soudainement fait peur c’est ce divorce nouveau entre la culture dominante, de plus en plus sécularisée et globlisée, et des nouvelles formes de fondamentalisme déculturées et donc perçues intuitivement comme éminemment fragiles, comme nécessité une protection juridique. La demande de re-criminaliser le blasphème est une conséquence des mutations du religieux et de sa construction comme pur religieux, irréductible à la culture ambiante[11]Voir Olivier Roy La Sainte ignorance, Paris, Le Seuil, 2007..

Le débat sur le blasphème n’est donc pas, ou plus, une survivance du temps où la société était religieuse, mais au contraire un positionnement parfaitement post-moderne, dans une société individualiste et déculturée.

Il n’y a plus de religion, seulement des croyants, c’est-à-dire un groupe qui se définit par son identité. Le repositionnement des « tradismatiques » (catholiques à la fois traditionnalistes et charismatiques) sur des communautés de foi de plus en plus fermées sur elles -mêmes et où la messe en latin joue le rôle de discriminant entre ceux qui sont in et sont qui sont out est typique de cette mutation. La crise du Covid a poussé ces groupes à défendre leur « droit à la messe », alors que les évêques avaient accepté le principe du confinement. Aujourd’hui sur tout le spectre de la croyance, on est plus identitaire qu’universaliste, plus défenseur que prêcheur. La demande d’interdiction du blasphème rentre dans la logique de la lutte contre la discrimination, du droit au safe space et de la protection des sensibilités individuelles. C’est aussi ce qui se passe à l’autre bout du spectre politique, dans la mouvance woke. En parlant de ce spectre, du blasphème à l’anathème, on n’en a pas fini avec le fantôme du religieux.

 

Notes

Notes
1 Le Conseil d’État, en juin 2000, accorde l’exemption fiscale pour les lieux de culte des Témoins de Jéhovah, leur accordant ainsi le statut de religion, qui avait été jusqu’ici dénié par le ministère des Finances au nom de l’ordre public.
2 Il est intéressant de voir que l’expulsion le 22 février 2024 de l’imam Mahjoub Mahjoubi était motivée entre autres par le fait qu’il aurait qualifié le drapeau français de « satanique », c’est-à-dire comme étant un obstacle sur la voie du salut. Ce faisant, la République, qui en théorie n’a rien à dire sur le salut, se pense néanmoins au miroir de la théologie des autres.
3 Richard Malka, « L'esprit de Charlie, c'est le droit au blasphème », Le Point, 12 janvier 2015.
4 La première résolution de l'ONU sur la diffamation de la religion a été présentée en 1999 et approuvée par le Conseil des droits de l'homme de l'ONU.
5 Jeanne Favret-Saada, Les sensibilités religieuses blessées : Christianismes, blasphèmes et cinéma. 1965-1988, Paris, Fayard, 2017.
6 En 2005, l'agence de presse « Marithé et François Girbaud » avait placardé dans les rues de Paris une affiche reproduisant la Cène de Léonard de Vinci où les apôtres étaient remplacés par des jeunes femmes légèrement vêtues. L'agence a été condamnée en appel mais blanchie par la Cour de cassation.
7 L’Archevêque a déclaré : « Le blasphème, c'est une agression contre Dieu, délibérée. Or je ne connais pas les intentions du créateur de ce spectacle, et donc il ne m'appartient pas de dire s'il s'agit d'un blasphème ou non », Le Parisien, 8 décembre 2011. [En ligne] http://www.leparisien.fr/archives/un-spectacle-caricatural-par-rapport-au-christ-08-12-2011-1757736.php.
8 Eva Ilouz La Fin de l’amour, Paris, Le Seuil, 2020.
9 Le dictionnaire Merriam Webster définit le « safe space » comme « un endroit destiné à être exempt de préjugés, de conflits, de critiques ou d'actions, d'idées ou de conversations potentiellement menaçantes ».
10  Le même Christ qui refuse qu’une femme ne le touche a demandé à Thomas de mettre son doigt à l'intérieur de sa chair ouverte : voir le tableau du Caravage « L'incrédulité de Saint Thomas ». Le sacré est genré, mais c’est une autre histoire. 
11 Voir Olivier Roy La Sainte ignorance, Paris, Le Seuil, 2007.
Pour citer ce document :
Olivier Roy, "Interdire le blasphème : quand la tradition se glisse dans la cancel culture". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°48 [en ligne], avril 2024. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/interdire-le-blaspheme-quand-la-tradition-se-glisse-dans-la-cancel-culture/
Bulletin
Numéro : 48
avril 2024

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Auteur.e.s

Olivier Roy, Institut Universitaire Européen de Florence

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