Bulletin N°45

septembre 2023

Islam ou nationalisme comme facteur déterminant dans les élections turques de 2023 ?

Bayram Balci

Introduction

Au pouvoir depuis 2002, d’abord en qualité de Premier ministre puis comme président à partir de 2014, Recep Tayyip Erdogan a affronté de nouvelles élections – cruciales pour le pays, risquées pour lui disait-on – en mai 2023. Sociétés de sondages et analystes occidentaux sont tombés dans le piège de la « pensée positive », prédisant la défaite inéluctable d’un Erdogan mis en difficulté par une économie en récession, par les défaillances du système d’assistance après le séisme, et par l’usure d’un pouvoir toujours plus crispé sur lui-même, alors que la population turque aspire au changement.

Contre toute attente, le président Erdogan et son équipe ont une nouvelle fois remporté les deux scrutins, ratant de peu la réélection dès le premier tour, avec 49,5 % de voix, pour la confirmer au second tour avec 52 % des suffrages. Aux législatives, l’AKP et ses alliés se sont assuré une majorité absolue, leur permettant de dominer le parlement.

Se fiant avec excès à l’apparence d’un Erdogan ayant renoué avec l’islam politique, d’aucuns pariaient sur une campagne électorale dominée par le religieux et une victoire sur fond d’islamisme. À la surprise de sa nouvelle victoire par les urnes, s’ajoute celle d’une campagne qui a fait l’impasse du religieux pour se concentrer sur une forte dimension nationaliste. En effet, bien que le référent islamique ait été sensiblement présent dans la campagne du camp Erdogan, mais aussi de ses concurrents dans une moindre mesure, ce n’est pas le clivage classique Turquie laïque et pro-occidentale contre Turquie conservatrice et tournée vers le monde musulman qui a départagé les voix. C’est bien le nationalisme, qui, dans des dossiers aussi délicats que la défense de la patrie mise en danger tant par l’extérieur que l’intérieur, l’immigration, et la place de la Turquie sur la scène internationale, a forgé les opinions et consolidé les votes.

Un contexte électoral particulièrement tendu et des partis politiques regroupés en blocs

Plusieurs éléments ont agité la campagne préélectorale. À la tête du pays depuis plus de 20 ans, le président, après avoir été populaire dans son pays et dans le monde durant la première décennie de son pouvoir, a emprunté à partir de 2013 une voie plus autoritaire qui a terni sa popularité. En effet, le mouvement de protestation de mai 2013, consécutif et comparable aux printemps arabes, marque le retour à un autoritarisme politique qui recourt de plus en plus souvent et de plus en plus largement à la répression. Égratignée, l’image du bon leader, musulman mais démocrate, et ouvert au dialogue avec ses adversaires politiques, se voile d’un flou inquiétant[1]Halil Karaveli, « Erdogan's Journey: Conservatism and Authoritarianism in Turkey », Institute for Security and Development Policy, 2016. [En ligne] … Continue reading. Aujourd’hui accusé de semer la discorde et d’envenimer les divisions internes, le président Erdogan a vécu les élections de mai 2023 comme un plébiscite, comme un scrutin référendaire tranchant entre deux modèles politiques : la gestion du pays par la poigne d’un seul homme, ou au contraire, le retour à un système parlementaire pluralisant et démocratisant.

Dans ce climat politique déjà tendu, la délicate situation économique, marquée par une forte inflation et une nette baisse du pouvoir d’achat des Turcs ces dernières années aurait dû fragiliser et éroder la confiance en Erdogan. Le contexte régional et la guerre en Syrie ont fait fuir les investisseurs étrangers. La livre turque a douloureusement dévissé dans les mois qui ont précédé les élections[2]Murat Kubilay, « The economic impact of Turkey’s elections: Six potential scenarios », Middle East Institute, 8 mai 2023 [en ligne] … Continue reading. Puis est survenu le terrible séisme du 6 février qui a coûté la vie à plus de 50 000 personnes, en a blessé 100000 de plus et ravagé 11 provinces du Sud du pays, laissant plus de trois millions de Turcs sans toit. Les insuffisances de la réponse étatique aux sinistrés et plus largement le mécontentement et la frustration des Turcs auraient dû sanctionner la gestion d’Erdogan.

Comment comprendre ce paradoxe ? Ou plutôt, notre regard occidental voit-il un paradoxe là où il n’y en a pas, accusant un prisme déformant dans notre analyse ? Et si oui, lequel ? La particularité de la vie politique turque, la composition et l’articulation des forces politiques en compétition et les principales thématiques qu’elles ont défendues dans la campagne électorale devraient nous renseigner sur les motivations profondes de l’électorat turc.

Loin des raccourcis trop rapides, la Turquie est un pays multi ethnique et multi confessionnel, dont la vie politique est naturellement traversée par divers courants, identitaires et idéologiques, voire régionaux. Toutefois, bien que foisonnante et dynamique, cette scène est dominée par quelques grands partis, animés par de grandes figures dont le charisme compte autant que leurs idées. Par ailleurs, le système électoral se singularise, pour l’élection présidentielle par un suffrage universel à deux tours, et pour les élections législatives, par un scrutin majoritaire à un tour. Cette configuration force les partis à bâtir des alliances, pour élargir leur base et leur chance de succès. Ainsi, dans la pléthore de formations politiques que compte le pays, ces élections ont fait émerger les alliances suivantes[3]Aurélien Denizeau, « Les coalitions politiques en Turquie à la veille des élections de 2023 », Études de l’IFRI, 2023 [en ligne] … Continue reading :

  • La Cumhuriyet Ittifaki, ou Alliance de la République, dirigée par Recep Tayyip Erdogan, dont le parti Adalet ve Kalkinma Paritisi (AKP), Parti de la Justice et du Développement, constitue la force motrice. Elle inclut aussi le Milliyetçi Hareket Partisi (MHP), Parti de l’Action Nationaliste, qui depuis plusieurs années est très proche de l’AKP. On y trouve également le Büyük Birlik Partisi, le Parti de la Grande Union, lui aussi nationaliste mais avec peu de poids dans la vie politique turque. Enfin, cette alliance regroupe également le Yeni Refah Partisi, le Nouveau Parti du Bonheur, apparenté à la mouvance islamiste, et dirigé par le fils de Necmettin Erbakan, le père historique de l’islam politique turc. Cette alliance bénéficie du soutien extérieur de deux partis :
    • Le Hüda-Par, Hür Dava Partisi, Parti de la Cause Libre, un parti islamiste kurdiste, qui est, dit-on, issu de l’ancien Hizbullah particulièrement connu pour sa violence dans les années 1990. Dans l’esprit d’Erdogan, ce parti, bien que de faible poids sur le plan national, peut l’aider dans les provinces kurdes pour concurrencer l’autre parti pro-kurde, le HDP, plus influent mais rallié à son opposition.
    • Le Demokratik Sol Parti, le Parti de la Gauche Démocratique, un parti dit de centre gauche assez fantôme mais qui exerce toutefois une certaine influence auprès d’une génération de Turcs marquée par l’héritage de Bulent Ecevit, une figure historique de la sociale démocratie turque.
  • Face à cette Alliance de la République soudée autour d’Erdogan on trouve la Milli Ittifak, Alliance de la Nation. Elle aussi présente une plateforme assez hétéroclite mais sa colonne vertébrale est le Cumhuriyet Halk Partisi (CHP), Parti Républicain du Peuple, fondé à l’origine par Atatürk dont il revendique l’héritage notamment dans sa dimension séculière mais qui dans les faits est traversé par divers courants, y compris nationaliste et religieux. Cette Alliance de la nation est aussi appelée la Table des 6 puisqu’ils ne sont pas moins de six partis politiques à la composer. Outre le CHP, on y trouve le Iyi Parti (Bon Parti), de Meral Aksener, qui défend une ligne politique nationaliste mais séculière ; le Saadet Partisi, Parti de la Félicité, qui vient de l’islam politique turc mais désormais plus ouvert sur la laïcité ; et les deux nouvelles formations politiques, formées par d’anciens proches collaborateurs d’Erdogan ayant fait défection : DEVA, parti de la Démocratie et du Progrès, fondé par Ali Babacan et le Gelecek Parti, Parti de l’Avenir d’Ahmet Davutoğlu.
  • Une autre alliance de l’opposition, plus petite, est Emek ve Özgürlük Ittifaki, Alliance du Travail et de la Liberté. Elle est dirigée par le parti pro-kurde, Halklarin Demokrasi Partisi, le Parti Démocratique des Peuples. Ses autres composantes sont le Turkiye Isçi Partisi (TIP), Parti Ouvrier de Turquie, c’est-à-dire la gauche radicale. On y trouve aussi le Emek Partisi (EMEP), Parti du Travail, dont l’idéologie oscille entre maoïsme et communisme, version Enver Hodja. Enfin, le Yesil Sol Parti, le Parti Vert de Gauche est aussi une force politique importante de cette coalition qui regroupe des forces de gauche.
  • Enfin, quatrième et dernière alliance, le ATA Ittifaki, Union du Père, est une coalition de forces de droite, animée par deux hommes politiques connus pour leur discours nationaliste et anti-immigration, Sinan Ogan et Muzaffer Özdag.

La constance victorieuse de l’homme fort

De cette mosaïque de sensibilités politiques, organisées en partis et coalisées en alliances diverses, émergent encore les mêmes vainqueurs : Recep Tayyip Erdogan et son parti l’AKP. En effet, aux législatives, l’AKP a obtenu 35,6 % des voix, ce qui, malgré une baisse par rapport à son score de 42,3% des voix en 2018, lui assure encore le statut de première force politique du pays. À lui seul, il occupe 268 sièges au parlement, mais si on raisonne par alliance, l’AKP et ses alliés raflent, avec 49,2 % des voix, la majorité absolue puisque compte tenu des particularités du système turc, cela leur assure 323 des 600 sièges du parlement. Dans l’opposition, la Millet Ittifaki, Alliance de la Nation, dominée par le CHP et son leader Kemal Kılıçdaroğlu, n’a obtenu que 35 %, des voix, soit 212 sièges.

Détaillons maintenant ces résultats. L’analyse constate une forte montée en puissance des partis de droite. Et en effet, comme nous l’avons déjà évoqué, les sujets qui ont monopolisé la campagne, paradoxalement éloignés des préoccupations sociales et économiques quotidiennes des Turcs, sont les thèmes habituels de la droite. En imposant l’ordre du jour, ils ont forcé l’opposition à surenchérir et donc contribué à la franche « droitisation » de la société et de la vie politique turque. Concrètement, le Milliyetçi Hareket Partisi (MHP), Parti de l’Action Nationaliste, a obtenu 10 % des voix, c’est-à-dire 50 députés au parlement. Le IYI Parti, le Bon Parti, opposé à Erdogan mais nationaliste aussi, a obtenu 9,7 % des voix, ce qui lui octroie 43 députés. Enfin, malgré un score insuffisant pour entrer au parlement, le très nationaliste Sinan Ogan soutenu par le Zafer Partisi a obtenu 5% des voix aux présidentielles, ce qui a fait de lui l’arbitre du second tour de l’élection.

Ce scrutin présidentiel de 2023 est d’autant plus crucial qu’il consacre une modification importante du du système politique turc, puisque désormais le Président acquiert une nette ascendance sur le parlement. La victoire d’Erdogan n’en aura été que plus éclatante. Malgré des scores en baisse (49,5% et 52%), il est assez remarquable de souligner son indétrônable et charismatique domination au-dessus d’une mêlée politique que l’on a bien vue disparate, bien que moins dispersée qu’auparavant.

Si les thèmes de droite ont prévalu, tant dans les débats que dans les positionnements de tous les partis, comment expliquer que la question religieuse, pourtant associée à la droite conservatrice et traditionnelle, ait été éclipsée du cœur de la campagne au profit du nationalisme ?

Une présence indéniable du facteur religieux dans les élections

Dans un pays comme la Turquie, il est légitime de s’interroger sur la place du religieux à chaque processus électoral. En effet, depuis la fin de l’empire ottoman le pays a connu des expériences particulières d’islam politique avec des répercussions sur l’ensemble du monde musulman. L’AKP, issu de l’islam politique, a pendant un temps été érigé en modèle de symbiose entre islam et démocratie[4]Ömer Taspinar, « Turkey, the Model ? », dans Ömer Taspinar, The Islamists Are Coming: Who They Really Are, Wilson Center and the U.S. Institute of Peace, 2012. [En ligne] … Continue reading. Entre 2003 et 2013, Erdogan a fait preuve d’ouverture et de volontarisme pour renforcer l’élan démocratique turc, tout en bâillonnant son penchant islamiste. Ces efforts, visant essentiellement à asseoir la Turquie sur la scène internationale, ont été douchés par la guerre en Syrie et ses conséquences régionales. Ils ont laissé place à un vide où le pragmatisme a dicté un recentrage sur les intérêts nationaux. Et cette fois-ci encore, il est intéressant de constater que si l’islam a été présent dans la campagne, aussi bien dans le camp présidentiel que dans celui de l’opposition, le national a été davantage force de mobilisation que le religieux.

Au sein de l’Alliance de la République, l’islam se manifeste d’abord dans les faits et gestes de son leader Recep Tayyip Erdoğan. En effet, outre les multiples allusions à la religion dans ses discours et meetings politiques, il faut mentionner deux initiatives en matière religieuse qui ont eu une portée symbolique très forte. Tout d’abord, à quelques semaines des élections, il a rendu visite à une confrérie religieuse, Ismail Aga cemaati[5]Ismail Aga cemaati, la communauté de Ismail Aga, est une des multiples branches de la grande confrérie Nakshbendiyya qui a essaimé dans tout le monde musulman. En Turquie son siège se trouve dans … Continue reading, dont on sait l’influence qu’elle a exercée sur lui durant toute sa carrière politique[6]Ayant évolué dans les cercles religieux à Istanbul durant toute sa jeunesse, Erdogan a subi l’influence de plusieurs figures ou courants islamiques, de Turquie et d’ailleurs. À l’étranger, … Continue reading. Cette visite nous rappelle à quel point le phénomène confrérique en Turquie reste prégnant. Même si les ordres religieux sont loin de constituer une force comparable à un parti politique, ils apportent au candidat qu’ils soutiennent une caution religieuse et exercent sur sa vision politique une forme de « soft power » mobilisatrice et utile lors d’une compétition électorale. D’autres ordres religieux analogues à celui de Ismail Aga, comme la confrérie de Menzil, ont eux aussi pris position en faveur du candidat Erdogan. En revanche, la célèbre communauté dite des Suleymanci, elle aussi issue de la Nakshibendiyya, a pris fait et cause pour un parti de l’opposition, le IYI Parti, dont elle se sent proche des idées nationalistes. Mais, indéniablement, le geste religieux le plus fort qu’Erdogan ait utilisé durant cette campagne fut sa visite à Sainte Sophie, à la veille des élections[7]Voir France 24, « Turkey's Erdogan to lead Hagia Sophia prayers on eve of fight for political life », mai 2024, [en ligne] … Continue reading. Il s’agissait de montrer, et récolter les fruits politiques de la « réparation » de Sainte Sophie en mosquée, ce dont rêvaient plusieurs générations de Turcs, depuis 1935 où elle avait été transformée en musée par Atatürk.

Mais la présence du référent islamique dans cette alliance électorale a pris aussi une autre forme, encore plus subtile. Outre le fait que l’AKP revendique lui-même une identité « islamiste » et le réaffirme haut et fort, l’alliance présidentielle qu’il dirige s’est renforcée de deux autres formations se réclamant de l’islamisme. En effet, le Huda-Par, le Parti de la Cause libre, vient de l’islamisme radical, dont les observateurs montrent la filiation avec la formation djihadiste du Hizbullah, très actif dans les années 1990[8]Yusuf Selman Inanç, « Huda-Par: Erdogan's allies accused of being the Kurdish Hezbollah », Middle East Eye, mai 2023 [en ligne] … Continue reading. Ce parti se dit à la fois islamiste et kurdiste, raison pour laquelle Erdoğan l’a associé à son équipe pour montrer qu’il est à la fois attaché à la question islamique tout autant qu’à la question kurde. L’objectif transparent était bien de séduire cette frange de la société kurde qui ne se reconnait pas dans le discours du HDP, l’autre parti pro-kurde passé dans le camp de l’opposition.

En effet, les partis Gelecek et Deva, fondés et dirigés par deux anciens proches d’Erdoğan, et le Saadet Partisi Parti du bonheur, dirigé par Temel Karamollaoglu, viennent de l’islam politique. Sans être de purs islamistes, ils incarnent une certaine vision conservatrice du politique. Malheureusement pour eux, ils n’ont pas réussi à séduire la base traditionnaliste d’Erdogan.

Ainsi, on constate que le référent religieux a bien été présent tout au long de la campagne électorale dans le discours des deux grandes coalitions en compétition. Pourtant, et bien qu’il en soit une composante, il s’est fait éclipser par une obsession nationaliste qui a écrasé de ses arguments et valeurs tous les débats, à droite comme à gauche de l’échiquier.

La victoire du nationalisme  

Erdoğan n’ayant pas le monopole de l’islam, l’opposition ne s’est pas montrée sourde au sujet identitaire religieux. Aussi curieux et paradoxal que cela puisse paraitre, le CHP, le plus grand parti de l’opposition, séculier et laïc, héritier et continuateur de l’œuvre d’Atatürk, a initié une proposition de loi préconisant une réforme de la Constitution afin de garantir la liberté du port du voile

À l’exception du bloc de gauche radicale mené par le parti pro-kurde HDP qui s’est présenté sous l’étiquette du Yesil Sol Parti[9]En mars 2021, dans un contexte de forte tension entre le pouvoir et le parti pro-kurde HDP, un procureur a émis un acte d'accusation à la Cour constitutionnelle demandant l'ouverture d'un procès … Continue reading, tous les partis politiques engagés dans la campagne ont accordé une place importante dans leur discours à des thématiques relevant du nationalisme ou à des sujets connexes, comme le culte de la grandeur nationale et le sentiment anti-réfugiés, notamment à l’encontre des réfugiés syriens. Plutôt que des promesses économiques et sociales chères à l’électorat mais difficiles à tenir, Erdogan a préféré activer d’autres peurs : dénoncer le terrorisme du PKK et les menaces qu’il fait peser sur la sécurité du pays, et dénoncer le travail de sape identitaire et nationale que constitue le HDP, soutenu par l’Occident et l’opposition. Ainsi, les vidéos de propagande de l’AKP n’ont eu de cesse de faire l’amalgame entre partis et organisations pro-kurdes avec le PKK qui ensemble, liés à l’opposition, auraient pour but de briser l’intégrité territoriale d’une Turquie menacée de toutes parts. Dans la propagande du pouvoir en place, reconduire Erdogan et son équipe assurait d’édifier un rempart de stabilité et de sécurité contre ce « complot » destructeur.

Pour en justifier la pertinence, cette même propagande a pris soin de glorifier les grandes réalisations militaires de l’industrie de défense du pays grâce aux efforts des gouvernements AKP depuis 2002. Médias et réseaux sociaux pro-gouvernementaux se sont fait le relais de ces performances extraordinaires, mettant l’accent sur l’industrie des drones et ses succès partout dans le monde ces dernières années. Dans le même esprit, les médias proches du pouvoir n’ont cessé de faire l’apologie de la société Baykar et de son directeur fondateur Selçuk Bayraktar – qui n’est autre que le gendre d’Erdogan – pour rappeler à quel point la famille élargie du président joue un rôle crucial dans la grandeur militaire acquise par la Turquie ses dernières années. D’ailleurs, depuis quelques semaines le nom de Selçuk Bayraktar circule parmi les candidats potentiels à la succession du président Erdoğan en 2028. À Istanbul, la foire annuelle du Teknofest[10]Teknofest est le premier et unique festival de l'aviation, de l'aérospatiale et de la technologie de Turquie, organisé par la Fondation de l'Equipe Technologique Turque en collaboration avec des … Continue reading organisée juste avant les élections, a attiré des milliers de Turcs, séduits et flattés dans leur sentiment national par les progrès technologiques et industriels de leur pays en la matière. Les visiteurs du Teknofest ont été rassasiés de l’histoire héroïque de cette industrie se trouvant autour du cœur du pouvoir, en la personne de Selçuk Bayraktar, le gendre du président Erdogan. Ils étaient invités à reconduire au pouvoir l’équipe qui a permis ces prouesses technologiques.

Enfin, la stratégie électorale pro-Erdogan a aussi exploité la place particulière prise par la Turquie sur la scène internationale ces dernières années, notamment dans les tentatives de médiation et de règlement de la guerre russo-ukrainienne. Il a ainsi été rappelé maintes fois à tout l’électorat turc que sans la Turquie, l’accord céréalier, qui a soulagé plusieurs pays dans le monde, n’aurait pas eu lieu. Dans ce discours, seul Erdogan possède la carrure internationale pour défendre les intérêts nationaux et tenir tête à l’OTAN contre l’intégration de la Suède, tant que cette dernière ne cèderait pas de garanties pour sécuriser ces intérêts. Et, effectivement, après avoir gagné les élections, et contraint la Suède à modifier sa législation en matière de lutte contre le terrorisme, il a levé son veto, permettant à Stockholm de rejoindre l’OTAN.

Le ton était donné et l’opposition n’eut pas le choix des armes. Elle fut incapable de résister à la force centrifuge de ce nationalisme qui alimente les peurs, crispe et conforte les pouvoirs en place. L’opposition fut incapable d’imposer des thématiques sociales et économiques autrement plus pressantes dans le quotidien douloureux de millions de Turcs. Issue de la social-démocratie comme le CHP ou du nationalisme comme nombre de petits partis, l’opposition a été obligée de surfer sur cette déferlante nationaliste. À ce titre, le revirement du CHP fut des plus surprenants : pour un parti qui avait commencé sa campagne sur le retour de l’État de droit et de la démocratie en Turquie, son discours anti-migrants et nationaliste s’est retrouvé frappé d’incohérence et a suscité la méfiance des électeurs.

L’entre-deux tours de l’élection présidentielle, s’est donc bien joué sur cette thématique glissante anti-réfugiés, dans un pays qui héberge depuis plus d’une décennie quelque 3,6 millions de réfugiés syriens et un nombre très important mais difficilement quantifiable d’exilés venant du reste du Moyen Orient et d’Afghanistan[11]Rapport 2022 de l’OIM ; https://publications.iom.int/books/rapport-etat-de-la-migration-dans-le-monde-2022. Kemal Kılıçdaroğlu eut beau muscler son discours xénophobe, promettant s’il était élu, de renvoyer dans leur pays les millions de migrants, syriens et autres, rien n’y fit. Ce faisant, il commettait l’erreur de discréditer l’héritage du CHP en reprenant le discours des petits partis de l’extrême droite xénophobe, comme le Zafer Partisi dont les leaders Muzaffer Ozdag et Sinan Ogan sont connus pour leur nationalisme et leur haine de l’étranger. Il permit à ce dernier, avec un score de 5% au premier tour des présidentielles, de jouer l’arbitre du duel du second tour, aux conséquences autrement plus importantes que lui. Divisés sur le camp à soutenir, les deux leaders du Zafer Partisi n’ont même pas su maintenir l’unité de leur formation politique. Le plus droitier, Muzafer Ozdag a voté pour le candidat de l’opposition, tandis que Sinan Ogan appelait à voter Erdogan.

Conclusion : Statu quo par K.O. : le ciment sécuritaire et unitaire de l’islamo-nationalisme

Trois remarques s’imposent. Malgré les difficultés économiques qui affectent la plupart des électeurs, ces derniers n’ont pas sanctionné le pouvoir en place qui en est partiellement responsable. L’opposition a échoué à convaincre qu’elle ferait mieux. Dans une forme de sagesse pragmatique, les Turcs ont préféré la stabilité du régime avec ses lourds inconvénients plutôt que les promesses impondérables et contradictoires d’une coalition d’opposition aussi bancale que maladroite. Les idéaux intangibles de la nation, de sa défense et sa grandeur sur la scène internationale ont autant rassuré les votants qu’ils craignent un avenir de plus en plus incertain.

Le facteur religieux, tout en étant présent dans les débuts de la campagne électorale au mois de mai, n’a pas joué de rôle central et déterminant par la suite. Et quand il fut invoqué, il le fut tout autant dans le camp d’Erdogan que dans l’opposition. Ce seul constat déconstruit l’image déformée que nous avons en Occident de l’islamisme d’Erdoğan.

C’est donc bien le sentiment national et le vote nationaliste qui sortent vainqueurs de ces élections puisque la campagne des uns et des autres s’est exclusivement focalisée sur ces sujets. L’analyse pourrait être tentée d’y voir un fait nouveau, imputable à la fièvre nationaliste mondiale. Or, depuis l’avènement de la République, il s’agit plutôt d’une constante politique typiquement turque : le nationalisme se teinte de religiosité et la religiosité imprègne le nationalisme turc. Avec subtilité et retenue, car l’intérêt national prime toujours. Ce délicat mélange d’islamo-nationalisme qu’Erdogan distille dans son exercice du pouvoir s’inscrit dans la continuité de cet héritage historique. Nous en reparlerons encore et encore, et ce dès les prochaines élections, municipales, prévues pour le mois de mars 2024.

 

Notes

Notes
1 Halil Karaveli, « Erdogan's Journey: Conservatism and Authoritarianism in Turkey », Institute for Security and Development Policy, 2016. [En ligne] https://isdp.eu/publication/erdogans-journey-conservatism-authoritarianism-turkey/.
2 Murat Kubilay, « The economic impact of Turkey’s elections: Six potential scenarios », Middle East Institute, 8 mai 2023 [en ligne] https://www.mei.edu/publications/economic-impact-turkeys-elections-six-potential-scenarios.
3 Aurélien Denizeau, « Les coalitions politiques en Turquie à la veille des élections de 2023 », Études de l’IFRI, 2023 [en ligne] https://www.ifri.org/fr/publications/etudes-de-lifri/coalitions-politiques-turquie-veille-elections-de-2023.
4 Ömer Taspinar, « Turkey, the Model ? », dans Ömer Taspinar, The Islamists Are Coming: Who They Really Are, Wilson Center and the U.S. Institute of Peace2012. [En ligne] https://www.ifri.org/fr/publications/etudes-de-lifri/coalitions-politiques-turquie-veille-elections-de-2023.
5 Ismail Aga cemaati, la communauté de Ismail Aga, est une des multiples branches de la grande confrérie Nakshbendiyya qui a essaimé dans tout le monde musulman. En Turquie son siège se trouve dans le quartier stambouliote de Carsamba, mais ses œuvres et représentants sont actifs dans tout le pays. Sur les liens entre elle et l’AKP, voir Efrat Aviv, « The İsmailağa community and its relationship with the AK party », Democracy and Security, 14 (3), 2018. [En ligne] https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/17419166.2018.1428897?journalCode=fdas20.
6 Ayant évolué dans les cercles religieux à Istanbul durant toute sa jeunesse, Erdogan a subi l’influence de plusieurs figures ou courants islamiques, de Turquie et d’ailleurs. À l’étranger, il fut marqué par les idées du penseur réformiste pakistanais Fazlurrahman Malik, et dans une moindre mesure par les Frères musulmans. En Turquie, c’est surtout la confrérie Nakshibendie, par sa branche de Ismail Agha qui a le plus marqué Erdogan. À chaque élection depuis 2002, elle appelait à voter pour lui.
7 Voir France 24, « Turkey's Erdogan to lead Hagia Sophia prayers on eve of fight for political life », mai 2024, [en ligne] https://www.france24.com/en/middle-east/20230513-turkish-leader-erdogan-leads-hagia-sophia-prayers-on-eve-of-fight-for-political-life.
8 Yusuf Selman Inanç, « Huda-Par: Erdogan's allies accused of being the Kurdish Hezbollah », Middle East Eye, mai 2023 [en ligne] https://www.middleeasteye.net/news/huda-par-erdogan-kurdish-allies-hezbollah-accused-being.
9 En mars 2021, dans un contexte de forte tension entre le pouvoir et le parti pro-kurde HDP, un procureur a émis un acte d'accusation à la Cour constitutionnelle demandant l'ouverture d'un procès pour interdire ce parti accusé de liens avec le terrorisme du PKK. Pour se prémunir contre une éventuelle mise en exécution, le parti pris la précaution de se présenter au sein de la liste d’un autre parti dont il partage les idées, le Yesil Sol Parit, le Parti de la Gauche Verte. 
10 Teknofest est le premier et unique festival de l'aviation, de l'aérospatiale et de la technologie de Turquie, organisé par la Fondation de l'Equipe Technologique Turque en collaboration avec des entreprises privées, des ministères et des institutions universitaires. Les principaux objectifs du festival sont de sensibiliser le public à la technologie dans la société et d'attirer l'attention sur les progrès réalisés par la Turquie en matière d’industrie de défense et d’armement. Proches du pouvoir les organisateurs, participent à sa propagande électorale. 
11 Rapport 2022 de l’OIM ; https://publications.iom.int/books/rapport-etat-de-la-migration-dans-le-monde-2022
Pour citer ce document :
Bayram Balci, "Islam ou nationalisme comme facteur déterminant dans les élections turques de 2023 ?". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°45 [en ligne], septembre 2023. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/islam-ou-nationalisme-comme-facteur-determinant-dans-les-elections-turques-de-2023/
Bulletin
Numéro : 45
septembre 2023

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Bayram Balci, CERI/Sciences po

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