Bulletin N°40

novembre 2022

La coupe du monde 2022 de la FIFA, entre football et foi – Version française

Mahfoud Amara et Youcef Bouandel

La coupe du monde 2022 de la FIFA qui se tient au Qatar ouvre un certain nombre de pistes de réflexion sur l'association et l'intersection entre le sport et la religion. La coupe du monde de football est considérée comme le deuxième plus grand événement international après les Jeux olympiques d'été en termes d'attention médiatique, de nombre de spectateurs et d'intérêts corporatifs des sponsors et autres. C'est un moment où les foules se rassemblent, que ce soit sur le terrain ou en dehors. Il peut même être pensé comme en concurrence avec d'autres rassemblements de traditions religieuses monolithiques et autres, réunissant des personnes de différentes nations, origines ethniques et confessions. Pour certains, le sport défie également les religions traditionnelles. Alors que les religions perdent des pratiquants en raison de la sécularisation croissante, d'une part, le sport en général et plus particulièrement les méga-événements sportifs tels que la Coupe du monde de la FIFA attirent de plus en plus d'adeptes d'autre part, grâce aux progrès des technologies de diffusion et à la pénétration croissante d'Internet. Le sport a également emprunté à la religion un certain nombre de caractéristiques liées à la spiritualité[1]William J. Baker, If Christ Came to the Olympics, Sidney, UNSW Press, 2000 ; William J. Baker, Playing with God: Religion and Modern Sport, Cambridge, Harvard University, 2007 ; William J. Baker, Of … Continue reading.

Il est courant de voir des joueurs de différentes confessions exhiber des signes de leur religion. Le Brésilien Kaka avait un t-shirt sous son maillot qui disait "J'appartiens à Jésus" tandis que Neymar portait un bandeau sur lequel était écrit "100% Jésus" après avoir aidé son pays, le Brésil, à remporter la médaille d'or olympique en 2016. De même, il est de coutume de voir des joueurs musulmans, tel Mohammed Salah de Liverpool, réciter El Fatiha -le verset d'ouverture du Coran et faire le sujud (« prosternation », une position que les musulmans adoptent plusieurs fois par jour lorsqu'ils prient) chaque fois qu'il marque. Ces rituels, comme d’autres, font désormais partie intégrante du jeu moderne. Ils donnent aux joueurs un certain sentiment de sécurité, qui leur insuffle une sensation d'invincibilité. Mohammed Ali, l'ancien champion du monde de boxe, a dit : "Comment puis-je perdre quand Dieu est avec moi ?". Le premier but que Maradona a marqué contre l'Angleterre en quart de finale de la Coupe du monde au Mexique en 1986, a été qualifié par le buteur lui-même de "main de Dieu". Les équipes de football sont une force unificatrice pour les supporters et les arènes sportives telles que Maracanã, Anfield ou Old Trafford, pour n'en citer que quelques-unes, se sont transformées en sanctuaires où les gens célèbrent leur joie, expriment leur tristesse et leur nostalgie. Les terrains de football, y compris l'herbe et le sol, peuvent être vénérés parce que des légendes du football comme Pelé, Maradona, Garincha, George Best et Beckenbauer y ont joué. Les supporters peuvent même acheter un morceau de cette herbe et de cette terre - une autre source de revenus pour les clubs de football professionnels en période de crise financière - pour être enterrés avec elle et l'emporter dans leur prochain voyage. Les stars sont plus vénérées qu'auparavant ; Robbie Fowler, l'ancien attaquant de Liverpool, était simplement appelé "Dieu" par les supporters de Liverpool. En outre, certains supporters argentins sont allés jusqu'à créer l'Iglesia Maradoniana (l'Église de Maradona) en 1998 en l'honneur de Diego Armando Maradona, qui, pour beaucoup de gens dans le monde, est plus qu'un simple joueur de football. Nous suivons la coiffure des joueurs, nous portons leurs marques, nous suivons leur style de vie, leurs noms sont tatoués sur le corps des fans. Si un imam ou un prêtre demande aux croyants de venir assister au sermon, qui a lieu au moment même où l'équipe nationale joue un match décisif pour se qualifier pour la Coupe du monde, il y a de fortes chances que le lieu de culte soit rempli au mieux au premier rang. En effet, la méga star portugaise, Cristiano Ronaldo, compte plus de 450 millions de followers sur Instagram, alors que le pape François en compte 8,9 millions.

Après cette discussion préliminaire sur l'impact de la religion sur le sport et leur interconnexion dans notre vie contemporaine, la première partie de notre propos se concentre sur le Qatar, un pays à majorité musulmane, qui accueille la Coupe du monde 2022 de la FIFA. L'essai aborde les questions suivantes : comment le Qatar est-il perçu en tant que pays musulman accueillant cet événement sportif ? Qu'est-ce que cela signifie pour le Qatar d'être l'hôte d'un tel méga-événement ? En outre, qu’implique l'engagement du Qatar dans l'industrie mondiale du football par rapport aux éléments les plus conservateurs de la société qatarie ? En d'autres termes, quelles sont les concessions éventuelles que le Qatar, en tant qu'hôte, a dû faire pour concilier les valeurs religieuses et les autres exigences organisationnelles et commerciales entourant l'événement du point de vue du divertissement et des investissements ? Dans la deuxième partie, nous aborderons la question de la participation des pays musulmans à la coupe du monde de la FIFA.  Qu'est-ce que cela signifie par rapport au débat sur l'Islam et la sécularisation, s'il y en a un dans ces pays ? Enfin, cet article couvrira également le débat sur les joueurs musulmans qui doivent naviguer entre leur identité de joueurs professionnels et leurs identités musulmanes (au pluriel), la loyauté envers leur pays d'origine et les normes culturelles et l'identité de la société hôte.

La coupe du monde au Qatar

Jusqu'au début du XXIe siècle, les finales de la Coupe du monde étaient organisées par des pays d'Europe ou d'Amérique. Ces pays étaient en grande partie chrétiens. Depuis le début du siècle, la Coupe du monde s’est déroulée en Asie (Corée du Sud et Japon en 2002) et en Afrique (Afrique du Sud en 2010). Alors que l'Afrique du Sud est majoritairement chrétienne avec une minorité musulmane, le christianisme est présent à des degrés divers en Corée du Sud et au Japon. Les mouvements chrétiens tels que les YMCA ont joué un rôle important dans la diffusion du sport moderne mené par la philosophie du « christianisme musculaire[2]Idée que le corps et le sport puissent être utilisés comme une philosophie pour prêcher le christianisme. Une philosophie adoptée par des organisations missionnaires telles que les YMCA dans … Continue reading », en Corée du Sud en particulier.  La Coupe du monde de la FIFA 2022 est organisée pour la première fois par un pays arabe et majoritairement musulman. La décision d'accorder au Qatar le droit d'accueillir le tournoi a été accueillie avec scepticisme dans différentes parties du monde. Dépeint comme un pays sans tradition footballistique, avec une insistance sur la chaleur insupportable qu’il y fait, son bilan en matière de droits de l'homme et un islam qui interdit les sous-cultures dominantes associées au football, comme l'alcool, le Qatar a tout simplement été présenté comme n'étant pas le bon endroit pour organiser le tournoi. Pour le pays hôte, l'organisation d'un événement de cette ampleur est une réussite importante. En dehors des avantages économiques et de l'image de marque que cela donne du pays, le tournoi, tout en offrant au pays et à la région l'occasion parfaite d'afficher sa culture arabo-islamique et la perspective de modifier la perception négative des Arabes et de l'Islam, présente également aux autorités qataries, aux populations locales, à la FIFA et aux supporters, de formidables défis.

Si la question des droits des travailleurs a été la plus controversée, d'autres enjeux relatifs aux droits de la communauté LGBT+ ainsi qu'à l'achat et à la consommation d'alcool ont également fait les gros titres. Le Qatar est un pays musulman conservateur dont les lois sont inspirées de la charia (loi islamique basée sur l'enseignement du Coran et les traditions du Prophète). Selon la loi islamique, la vente, l'achat et la consommation d'alcool sont interdits. De même, la "démonstration publique d'affection" ou tout acte sexuel ayant lieu en dehors du caractère sacré du mariage, sans parler des relations entre deux personnes du même sexe, sont interdits.

Mohammed Aboutrika, l'un des footballeurs égyptiens les plus titrés, actuellement commentateur pour BeInSport et ambassadeur de la coupe du monde 2022 de la FIFA, accusé par le gouvernement et les médias contrôlés par l'État égyptien d'être proche des Frères musulmans démantelés, a fait sensation l'année dernière. Il a ouvertement appelé les joueurs musulmans à boycotter la campagne "Rainbow Laces" du championnat de première division, conçue pour soutenir la communauté LGBT+. Il a fait valoir la "nécessité d'éduquer les jeunes enfants" en déclarant qu'"un tel phénomène [l'homosexualité] ne correspond pas à notre foi et à notre religion... les gens devraient faire attention et être prudents, le sport entre dans chaque foyer maintenant[3]Traduit de l’arabe. Voir en ligne : https://www.bbc.com/arabic/trending-59462211 (consulté le 22 novembre 2022).". Quelques semaines avant le tournoi, il a fait une déclaration similaire concernant ce qu'il appelle la « campagne occidentale contre le Qatar » : "nous ne changerions pas nos traditions et notre religion à cause des 28 jours de la Coupe du monde de la FIFA[4]Traduit de l’arabe. Voir en ligne : https://www.alaraby.co.uk/ sport/أبو-تريكة-لن-نغير-عاداتنا-لأجل-28-يوماً-والحملات-لم-تعد-تخيفنا (consulté le … Continue reading". Bien que les déclarations d'Aboutrika n'aient pas été approuvées par le comité organisateur de la coupe du monde de la FIFA ni par son employeur actuel, BeInSport, elles font écho au sentiment de nombreuses personnes dans le pays et dans la région, qui ne sont pas à l'aise avec ce qu'elles peuvent percevoir comme un programme occidental (laïque) visant à imposer ses valeurs, ses normes culturelles et son style de vie.

De leur côté, les autorités qataries ont été sans équivoque quant à leur position sur la question. Elles répètent en toute occasion que tout le monde est le bienvenu, mais insistent sur le fait que les visiteurs doivent respecter la culture et les coutumes locales. Selon le Comité suprême pour l'organisation et l'héritage, qui est l'organe responsable de la planification et de l'organisation du tournoi, "tout le monde sera le bienvenu, quels que soient son sexe, son orientation sexuelle, sa religion, sa race ou sa nationalité. Tous les fans doivent être assurés que les organisateurs du tournoi font tous les efforts raisonnables pour assurer leur sécurité et leur bien-être pendant leur visite au Qatar ... L'étalage public de l'affection ne fait pas partie de la culture qatarie, et les locaux attendent donc des visiteurs de tous horizons qu'ils respectent la culture et les coutumes locales[5]Mahfoud Aara & Youcef Bouandel, “Culture and the World Cup: The Case of Qatar”, in Simon Chadwick, Paul Widdop, Christos Anagnostopoulos and Daniel Parnell, (eds) The Business of the FIFA … Continue reading". Le Comité suprême a souligné que toute forme de discrimination ne serait pas tolérée, et l'orientation sexuelle a été listée avec d'autres caractéristiques potentiellement discriminatoires telles que l'ethnicité et le sexe. En d'autres termes, l'orientation sexuelle n'est pas considérée comme le seul trait distinctif d’une personne, ce qui permet de réduire l'hyperbole, les tensions qui l'entourent, et de rassurer la communauté LGBT+ sur le fait qu'elle n'a rien à craindre en venant dans le pays tant qu'elle respecte les traditions et les valeurs du pays d'accueil. En d'autres termes, ce qui se passe derrière des portes closes reste privé, mais il faut décourager les démonstrations publiques d'affection, qui vont à l'encontre des valeurs et de la culture du pays. Ceci étant dit, la police est invitée à s'abstenir d'intervenir si elle est confrontée à une telle situation ou à la levée du drapeau arc-en-ciel LGBTQ+, qui est accepté dans d'autres pays[6]Paul MacInnes, “Qatar police urged to show restraint during World Cup after Fifa talks”, The Guardian, 4 novembre 2022. [En ligne] … Continue reading. Le rôle des forces de sécurité est de rester aussi discrètes que possible pour maintenir l'atmosphère festive, tout en intervenant en premier lieu en cas de menace et d'atteinte grave à la sécurité.

L'alcool est une autre question controversée qui a entouré l’organisation par le Qatar de la coupe du monde 2022 de la FIFA. Les matchs de football, l'alcool et les supporters vont de pair. Une étude de Strang et Disley a révélé que "l'alcool est une caractéristique commune aux événements footballistiques internationaux." Ils soulignent également que "tous les supporters ne boivent pas de l'alcool et que tous les supporters qui consomment de l'alcool ne s'intoxiquent pas." Ils affirment que, "malgré l'existence d'attitudes culturelles [...], les supporters de nombreuses régions du monde s'attendent à pouvoir consommer de l'alcool, comme dimension de l'expérience consistant à regarder des matchs de football internationaux[7]Lucy Strang and Emma Disley, “Violent and antisocial behaviour at football events and strategies to prevent and respond to these behaviours”, Rand Corporation, 2018, p.1. [En ligne] … Continue reading". Au regard du marketing agressif et de la visibilité de la boisson alcoolisée dans le sport par le biais du sponsoring et des publicités télévisées pendant les compétitions de football premium, certains fans sont non seulement habitués mais s'attendent également à boire de l'alcool en regardant les matchs de football. Cependant, l'alcool n'est pas disponible partout au Qatar et sa consommation est fortement réglementée. Quelle est l'approche adoptée par le pays pour concilier ces deux spectres diamétralement opposés ? Le Qatar a cherché à trouver un équilibre entre les demandes/attentes des supporters et des parties prenantes, mais pas au détriment de la population et de la culture locales. Les autorités qataries soulignent l'ouverture du pays aux supporters, tout en insistant sur d'autres réglementations, qui ne sont pas nécessairement propres au Qatar, en tant que pays musulman. L'alcool est accessible dans les pubs autorisés et dans certains hôtels du pays. Pendant le tournoi de football, l'alcool sera disponible dans la zone réservée aux supporters. Il ne sera toutefois pas autorisé à l'intérieur des stades. Enfin, et c'est peut-être le plus important, les supporters doivent noter, comme l'a souligné le Comité suprême pour la Livraison et l’Héritage, que l'ivresse publique (délit de " drunk and disorder " dans de nombreux pays) et la consommation d'alcool en public ne sont pas autorisées. Il est intéressant de noter que les sociétés de boissons alcoolisées, qu'elles soient associées directement au tournoi en tant que principaux sponsors (par exemple Budweiser) ou non, adaptent également leur stratégie marketing pour exploiter le marché croissant des bières sans alcool et équivalents dans les pays et communautés majoritairement musulmans[8]Guillaume Bodet & Mahfoud, Amara, “Islamic sport marketing or sport marketing in Muslim countries and communities”, in Alberto Testa & Mahfoud Amara (eds.), Sport in Islam and in Muslim … Continue reading.

Les pays musulmans et la coupe du monde 2022 de la FIFA

Les pays majoritairement musulmans ont commencé à s'investir dans le sport depuis leur indépendance et leur existence en tant qu'États-nations. Leurs affiliations au Comité international olympique et aux fédérations internationales de football (FIFA) ainsi qu'à d'autres fédérations sportives internationales sont reconnues comme hautement symboliques dans la consolidation de la reconnaissance de ces nations en tant qu'entités indépendantes. Lever le drapeau de ces nations lors de compétitions sportives internationales telles que les jeux olympiques ou la coupe du monde de la FIFA est un acte symbolique qui permet à ces nations de se positionner sur la carte du monde. Le sport devient une arène de représentation politique et culturelle et une occasion d'afficher l'identité du pays. Pour certains pays musulmans, qui ont été sous un régime plus ou moins laïque, comme la Turquie et, à des degrés divers, des pays d'Afrique du Nord et d'Asie de l'Est, la représentation de la religion comme fondement de l'identité de l'État dans le contexte sportif n'était pas aussi forte. Cela contraste fortement avec d'autres nations, qualifiées de plus conservatrices, où la religion est présente, et visible, dans les sphères politiques et publiques[9]Alberto Testa & Mahfoud Amara, op. cit. . Par exemple, les pays du Golfe et l'Iran. Jusqu'en 2012, l'Arabie saoudite, le Qatar et le Brunei étaient les derniers pays à avoir des athlètes féminines participant aux Jeux olympiques en raison des restrictions des fédérations sportives internationales concernant le code vestimentaire approuvé et l'interdiction du voile (hijab) dans le sport. Une interdiction, qui a été levée depuis par les Fédérations internationales, permettant aux athlètes féminines portant le voile de participer aux événements sportifs internationaux et aux championnats du monde. La participation de l'Iran à la Coupe du monde 2022 au Qatar a lieu au cœur d'un débat animé et de protestations dans le pays, provoquées par la mort de Mahsa Amini, 22 ans, pendant sa détention[10]Isaac Chotiner, “How Iran’s Hijab Protest Movement Became So Powerful”, The New Yorker, 2 octobre 2022. [En ligne] … Continue reading. La situation politique en Iran ajoute une pression supplémentaire sur les joueurs de l'équipe nationale iranienne pour qu'ils prennent une position politique face à la protestation croissante contre les symboles de l'État islamique.

La position séculaire à l'égard de la religion n'est pas toujours tranchée par ces pays à majorité musulmane qui se présentent comme laïques, notamment la Turquie (bien que non qualifiée cette fois à la coupe du monde) et qui assiste sous la direction du président Recep Tayyip Erdoğan à la renaissance de "l'empire islamique d'Othman"[11]Alan Mikhail, “Why Recep Tayyip Erdogan’s Love Affair with the Ottoman Empire Should Worry The World”, The Times, 3 septembre 2022. [En ligne] … Continue reading.  Le Maroc et la Tunisie, les deux pays du Maghreb qualifiés pour la coupe du monde 2022 de la FIFA, malgré leur tradition relativement longue d'un islam contrôlé par l'État, sont plus que jamais confrontés à la question de l’islamisation. Au Maroc, il s'agit de protéger la légitimité politique d'Al-Makhzen représentée par la figure du roi Mohammed VI, Commandeur des croyants, et en Tunisie, de tenir compte du rôle de l'islam politique et de l'influence salafiste croissante dans la société tunisienne post-Ben Ali. L'Arabie saoudite, qui a une longue tradition de conservatisme, prend aujourd'hui une direction différente sous l'égide de son dirigeant de facto, le prince héritier Mohammed Bin Salman, avec la restructuration des institutions islamiques et la révision de leur pouvoir politique dans la prise de décision[12]Yasmine Farouk & Nathan J. Brown, “Saudi Arabia’s Religious Reforms Are Touching Nothing but Changing Everything”, Carnegie Endowment for International Peace, 2021. [En ligne] … Continue reading. Il s'agit donc d'ouvrir la société saoudienne aux tendances mondiales de l'économie, du commerce, du tourisme et, bien sûr, du divertissement. Par exemple, ce n'est que récemment que l'Arabie saoudite et l'Iran ont supprimé des restrictions à l'entrée des femmes dans les stades de football[13]Human Rights Watch, Qatar: Security Forces Arrest, Abuse LGBT People, 24 octobre 2022. [En ligne] https://www.hrw.org/news/2022/10/24/qatar-security-forces-arrest-abuse-lgbt-people (consulté le 25 … Continue reading. Comme nous l'avons vu dans la partie précédente sur le positionnement du secteur du sport (et l'investissement dans le football) dans la stratégie du Qatar, l'Arabie saoudite investit dans le marché international du sport (par exemple, le rachat du club du championnat anglais, Newcastle) et l'accueil d'événements sportifs internationaux comme un moyen de connecter entre les différents secteurs stratégiques. Il s'agit du tourisme et de l'hôtellerie, du commerce de détail, de la construction (y compris les mégaprojets urbains tels que NEOM[14]Il s’agit d’un méga-projet en cours de construction dans la province de Tabuk, en Arabie saoudite, au bord de la mer Rouge, intégrant une ville intelligente futuriste, des activités … Continue reading) et des transports, pour n'en citer que quelques-uns.

Lorsque l'on débat de l'engagement des pays à majorité musulmane dans la coupe du monde de la FIFA, il faut tenir compte de celui de la population de ces pays et de leurs communautés élargies à l'étranger (diaspora) dans le football et la coupe du monde. Même les ailes les plus radicales et les plus conservatrices de l'islam n'ont pas réussi à éloigner ces populations de leur passion (quasi-religieuse) pour le football. Ce qui, pour beaucoup, est l'une des rares sources de divertissement face aux difficultés socio-économiques quotidiennes (bas salaires, inflation, chômage chronique, immigration clandestine, etc.) La passion et la vénération pour le football, les clubs de football de haut niveau et les célébrités sont célébrées de manière spirituelle. Il n'est pas surprenant d'entendre les supporters adopter des prières religieuses dans leurs chants pour demander à Allah la victoire et la qualification de l'équipe nationale à la coupe du monde. En outre, ils expriment leur souffrance et leur colère dans cette vie à cause de l'injustice sociale et prient donc pour une vie meilleure sur les terrasses de football, ou de l'autre côté de la Méditerranée (c'est-à-dire en traversant la mer vers l'Europe), et si ce n'est pas possible dans l'au-delà.

"Dans ce pays où nous vivons dans l'obscurité
Nous demandons le salut,
Donne-nous la victoire notre Seigneur[15]Extrait de "Opprimé dans mon pays" de Raja Casablanca, ou في بلادي ظلموني ("Dans mon pays, on m'a fait du tort"). Voir [en ligne] Finding political voice in North Africa’s football … Continue reading".

L'autre symbole religieux présent parmi les chants des supporters et autres manifestations est celui de la shouhad'a (martyre), en référence aux supporters et particulièrement aux membres des groupes ultras (supporters purs et durs) victimes soit de la rivalité avec d'autres groupes, soit de la répression par les forces de sécurité, comme le cas de l'incident du stade de Port Saïd qui a causé la mort de 70 personnes. La notion de martyre est très présente dans les groupes Ultras des clubs de football Al-Ahly et Al-Zamalek qui ont participé activement au soulèvement contre le régime de Moubarak[16]Voir l'essai photographique de Jonathan Rashad, “The Port Said Massacre: A Photo Essay”, The Atlantic Council, 2014. [En ligne] … Continue reading.

"Je suis un musulman et un joueur professionnel".

Un certain nombre de joueurs de confession ou d'origine musulmane qui participent à la coupe du monde de la FIFA 2022 au Qatar évoluent dans les meilleurs championnats européens. Ces joueurs sont soit nés dans des pays à majorité musulmane, soit parvenus grâce à leurs talents et à un système international de migration du football (principalement du sud vers le nord) à signer un contrat professionnel. Signer un contrat professionnel avec un club européen (ou même dans d'autres parties du monde) est l'ambition de nombreux jeunes joueurs de football, mais elle n'est pas ouverte à tous dans un système de football professionnel très compétitif qui ne peut accepter que les meilleurs. Des millions de fans de football suivent des joueurs qui ont réussi à atteindre le plus haut niveau, comme Sadio Mane (Sénégal et Bayern Munich) et Achraf Hakimi (Maroc et Paris Saint Germain). Chaque mouvement et action de ces joueurs, sur et en dehors du terrain, y compris l'expression de la foi, est suivi et scruté. Les joueurs d'origine musulmane subissent des pressions pour se conformer aux normes de performance sportive, aux exigences des clubs et à d'autres impératifs économiques et commerciaux (contrats avec le club et soutien de marques commerciales). On attend également d'eux qu'ils se conforment à leur culture d'origine (et à un certain niveau de religiosité) ainsi qu'à la culture de la société d'accueil. Par exemple, lorsque Mohamed Salah fait un sujud (c'est-à-dire qu'il se prosterne) après avoir marqué un but avec Liverpool, il peut être perçu comme un musulman pratiquant par les fans musulmans, ou comme un subversif par les fans laïques, agnostiques, non-croyants ou d'autres confessions. En d'autres termes, il subvertit les normes de la culture du football et de la tradition culturelle judéo-chrétienne dominante en Europe, où l'acte de faire le sujud n'est pas la norme (bien qu'il soit plus fréquent et visible de nos jours). Le même Mohammed Salah publiant sa photo avec sa petite famille célébrant Noël serait critiqué par les fans musulmans comme ne répondant pas à leurs attentes en ce qui concerne le joueur étant en quelque sorte l'ambassadeur de la foi islamique dans le football professionnel et en Europe. Il pourrait être détesté et maltraité par les fans qui s'inquiètent de la trop grande visibilité de la foi islamique dans le football professionnel européen. Il peut également être maltraité sur les médias sociaux par des supporters qui attendent des joueurs professionnels musulmans qu'ils se comportent conformément à leur interprétation de la foi islamique, même si ces fans ne vivent pas en Europe et n'ont pas fait l'expérience de vivre en tant que membre d'une minorité musulmane dans une société majoritairement non musulmane, ce qui est différent de la pratique de la religion dans un pays majoritairement musulman. Cela dit, la rencontre de Mohamed Salah et l'expression de sa foi islamique sur et en dehors du terrain peuvent également contribuer à réduire le niveau d'incompréhension de l'islam en Europe et donc à réduire le niveau d'islamophobie. Ceci est bien documenté par Salama Mousa dans son étude "Can Exposure to Celebrities Reduce Prejudice ? The Effect of Mohamed Salah on Islamophobic Behaviors and Attitudes"[17]Ala’ Alrababa’h, William Marble, Salma Mousa, and Alexandra A. Siegel, “Can Exposure to Celebrities Reduce Prejudice? The Effect of Mohamed Salah on Islamophobic Behaviors and Attitudes”, … Continue reading. Selon l'étude, publiée dans l'American Political Science Review, "en utilisant des données sur les rapports sur les crimes de haine dans toute l'Angleterre et les 15 millions de tweets de fans de football britanniques, nous constatons qu'après que Salah a rejoint le Liverpool F.C., les crimes de haine dans la région de Liverpool ont chuté de 16% par rapport à un contrôle plus large, et les fans du Liverpool F.C. ont réduit de moitié le taux de publication de tweets anti-musulmans par rapport aux fans d'autres clubs de première division".

Malgré le point positif que représente la diversité croissante dans le football professionnel, comme dans le cas de Mohammed Salah, les joueurs et les entraîneurs de football professionnel de confession musulmane, que ce soit dans leurs clubs ou dans l'équipe nationale, sont surveillés par les supporters et les médias. On leur demande de prendre position (et de ne pas rester neutres) sur des questions sociétales et politiques dans leur pays ou sur la scène internationale. Cela peut aller de la question de la Palestine aux commentaires sur les résultats des élections politiques et la montée de l'extrême droite en Europe, en passant par la question du jeûne du Ramadan pendant la compétition, pour n'en citer que quelques-uns. Il y a des cas où la marge de manœuvre de ces joueurs est réduite et où ils doivent prendre position, ce qui peut les mettre dans une situation difficile avec leurs employeurs et par rapport à leur image publique. C'est le cas du refus de parrainage d'une société de boissons alcoolisées ou de jeux d'argent, ou du refus (ou du moins de l'évitement) de prendre position par rapport à l'homophobie. C’est le cas d'Idrissa Gueye, l'international sénégalais du PSG, qui a été sommé par la Fédération française de football d'expliquer son absence après des accusations d'homophobie[18]France 24, “PSG's Idrissa Gueye asked to explain absence after homophobia accusations”, 18 mai 2022. [En ligne] … Continue reading.

Le fait de choisir pour certains joueurs européens de culture et d'origine musulmane (d'origine maghrébine dans le cas de la France) de jouer pour le pays d'origine (le pays de leurs parents et pour certains grands-parents) soit pour des raisons purement techniques de football, soit pour des raisons affectives, peut les exclure de la communauté nationale. Il leur sera demandé de prouver encore (et encore) qu'ils sont fidèles (en termes quasi religieux) à leur pays de citoyenneté[19]Voir David Storey, “ How African diaspora footballers juggle the identity question”, The Conversation, 2020. [En ligne] … Continue reading. Il en va de même pour les joueurs qui choisissent de jouer pour leur pays de naissance et de citoyenneté. Ils sont accusés de suivre la voie du profit financier et de la célébrité plutôt que celle de leur pays (et de leur culture) d'origine. Parfois, la notion de loyauté envers le pays d'origine est également mélangée avec l'allégeance à la foi islamique.

Conclusion

Le sport et la religion sont étroitement liés. La foi joue un rôle important dans la vie des athlètes. Le sport et la foi favorisent la discipline. Les rituels religieux sur et en dehors du terrain sont des occasions d'exprimer son identité et sont une source de motivation. Ils nourrissent un sentiment d'appartenance et créent des communautés. Les athlètes de haut niveau, et les joueurs de football professionnels en particulier, sont devenus de grands influenceurs suivis par des millions de personnes dans le monde. Compte tenu des progrès technologiques dont le monde a été témoin au cours des deux dernières décennies et du fait que la coupe du monde se déroulera pour la première fois dans un pays musulman, le lien entre l'islam et le sport est plus que jamais examiné à la loupe. Cet examen n'est pas seulement unilatéral, c'est-à-dire qu'il s'agit de voir l'islam à travers le prisme des autres, en termes de sa capacité à changer et à s'adapter aux tendances mondiales. Il provient également des communautés musulmanes qui sont passionnées par la coupe du monde, mais qui sont mal à l'aise avec les différents programmes qui l'entourent, notamment les implications de l'accueil d'un méga-événement sportif tel que la coupe du monde de la FIFA sur la culture et les traditions locales, ainsi que sur les performances et le comportement des joueurs musulmans. Si l’islam encourage le sport, il doit rester dans le cadre de son enseignement. L'organisation de la Coupe du monde au Qatar et les questions soulevées, telles que les LGBT+ et l'achat et la consommation d'alcool, illustrent parfaitement la manière dont la religion régit encore la vie quotidienne des musulmans, tout en s'adaptant à la culture mondiale de consommation et de divertissement qui entoure les carnavals sportifs. L'étude du football, de la foi et de la religion pendant la coupe du monde 2022 de la FIFA offre un aperçu intéressant du niveau de sécularisation (occidentalisation) et de religiosité aux niveaux local et mondial, et de la manière dont les différentes parties prenantes, notamment les joueurs, les instances dirigeantes du sport, les gouvernements et les entités commerciales, doivent faire preuve de prudence et de bon sens lorsqu'elles traitent de ces questions, peut-être plus que jamais auparavant.

Notes

Notes
1 William J. Baker, If Christ Came to the Olympics, Sidney, UNSW Press, 2000 ; William J. Baker, Playing with God: Religion and Modern Sport, Cambridge, Harvard University, 2007 ; William J. Baker, Of Gods and Games: Religious Faith and Modern Sports, Athens, University of Georgia Press, 2016.
2 Idée que le corps et le sport puissent être utilisés comme une philosophie pour prêcher le christianisme. Une philosophie adoptée par des organisations missionnaires telles que les YMCA dans leur diffusion du sport moderne et des compétitions sportives dans le monde entier.
3 Traduit de l’arabe. Voir en ligne : https://www.bbc.com/arabic/trending-59462211 (consulté le 22 novembre 2022).
4 Traduit de l’arabe. Voir en ligne : https://www.alaraby.co.uk/ sport/أبو-تريكة-لن-نغير-عاداتنا-لأجل-28-يوماً-والحملات-لم-تعد-تخيفنا (consulté le 22 novembre 2022).
5 Mahfoud Aara & Youcef Bouandel, “Culture and the World Cup: The Case of Qatar”, in Simon Chadwick, Paul Widdop, Christos Anagnostopoulos and Daniel Parnell, (eds) The Business of the FIFA World Cup, London, Routledge, 2022, pp. 249.
6 Paul MacInnes, “Qatar police urged to show restraint during World Cup after Fifa talks”, The Guardian, 4 novembre 2022. [En ligne] https://www.theguardian.com/football/2022/nov/04/qatar-police-restraint-world-cup-fifa-talks (consulté le 7 novembre 2022).
7 Lucy Strang and Emma Disley, “Violent and antisocial behaviour at football events and strategies to prevent and respond to these behaviours”, Rand Corporation, 2018, p.1. [En ligne] https://www.rand.org/content/dam/rand/pubs/research_reports/RR2900/RR2904/RAND_RR290 4.pdf (consulté le 15 janvier 2019).
8 Guillaume Bodet & Mahfoud, Amara, “Islamic sport marketing or sport marketing in Muslim countries and communities”, in Alberto Testa & Mahfoud Amara (eds.), Sport in Islam and in Muslim Communities, London, Routledge, 2015.
9 Alberto Testa & Mahfoud Amara, op. cit.
10 Isaac Chotiner, “How Iran’s Hijab Protest Movement Became So Powerful”, The New Yorker, 2 octobre 2022. [En ligne] https://www.newyorker.com/news/q-and-a/fatemah-shams-how-irans-hijab-protest-movement-became-so-powerful (consulté le 25 octobre 2022).
11 Alan Mikhail, “Why Recep Tayyip Erdogan’s Love Affair with the Ottoman Empire Should Worry The World”, The Times, 3 septembre 2022. [En ligne] https://time.com/5885650/erdogans-ottoman-worry-world/ (consulté le 1er octobre 2022).
12 Yasmine Farouk & Nathan J. Brown, “Saudi Arabia’s Religious Reforms Are Touching Nothing but Changing Everything”, Carnegie Endowment for International Peace, 2021. [En ligne] https://carnegieendowment.org/2021/06/07/saudi-arabia-s-religious-reforms-are-touching-nothing-but-changing-everything-pub-84650 (consulté le 15 octobre 2022).
13 Human Rights Watch, Qatar: Security Forces Arrest, Abuse LGBT People, 24 octobre 2022. [En ligne] https://www.hrw.org/news/2022/10/24/qatar-security-forces-arrest-abuse-lgbt-people (consulté le 25 octobre 2022).
14 Il s’agit d’un méga-projet en cours de construction dans la province de Tabuk, en Arabie saoudite, au bord de la mer Rouge, intégrant une ville intelligente futuriste, des activités culturelles, sportives, de loisirs et de divertissement, entre autres. Voir le site du projet : https://www.neom.com/en-us (consulté le 22 novembre 2022).
15 Extrait de "Opprimé dans mon pays" de Raja Casablanca, ou في بلادي ظلموني ("Dans mon pays, on m'a fait du tort"). Voir [en ligne] Finding political voice in North Africa’s football stands | Varsity, consulté le 22 novembre 2022.
16 Voir l'essai photographique de Jonathan Rashad, “The Port Said Massacre: A Photo Essay”, The Atlantic Council, 2014. [En ligne] https://www.atlanticcouncil.org/blogs/menasource/the-port-said-massacre-a-photo-essay/ (consulté le 15 janvier 2015). Voir également le récent livre et récit anthropologique du football égyptien de Carl Rommel, Egypt’s Football Revolution: Emotion, Masculinity, and Uneasy Politics,  Austin, Texas, University of Texas Press, 2021.
17 Ala’ Alrababa’h, William Marble, Salma Mousa, and Alexandra A. Siegel, “Can Exposure to Celebrities Reduce Prejudice? The Effect of Mohamed Salah on Islamophobic Behaviors and Attitudes”, American Political Science Review , 115 (4), 2021, pp. 1111-1128.
18 France 24, “PSG's Idrissa Gueye asked to explain absence after homophobia accusations”, 18 mai 2022. [En ligne] https://www.france24.com/en/sport/20220518-psg-s-idrissa-gueye-asked-to-explain-absence-after-homophobia-accusations (consulté le 19 mai 2022).
19 Voir David Storey, “ How African diaspora footballers juggle the identity question”, The Conversation, 2020. [En ligne] https://theconversation.com/how-african-diaspora-footballers-juggle-the-identity-question-138646 (consulté le 5 juin 2020). Voir également Mahfoud Amara, “Sport, Islam, and Muslims in Europe: in between or on the Margin?”, Religions, 4(4), 2013, pp. 644-656.
Pour citer ce document :
Mahfoud Amara et Youcef Bouandel, "La coupe du monde 2022 de la FIFA, entre football et foi – Version française". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°40 [en ligne], novembre 2022. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/la-coupe-du-monde-2022-de-la-fifa-entre-football-et-foi-version-francaise/
Bulletin
Numéro : 40
novembre 2022

Sommaire du n°40

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Auteur.e.s

Mahfoud Amara et Youcef Bouandel, Université du Qatar

Traduit par Anne Lancien

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