Bulletin N°17

mars 2018

La distinction entre le domaine du politique et celui du religieux dans la pensée islamiste marocaine : le cas du Mouvement de l’unicité et de réforme

Abdellatif Benbounou

Le Mouvement de l’unicité et de réforme (MUR) a été fondé en 1996 conséquemment à l’unification de certains courants islamistes issus des scissions au sein du Mouvement de la jeunesse islamique [voir le premier texte de ce dossier]. A l’instar d’autres mouvements islamiques, le MUR avait pour objectif de réformer l’Etat et la société dans le domaine économique, social et politique. Cet intérêt pour l’action politique a incité les leaders de MUR à forger une vision doctrinale permettant de discerner ce qui relève du politique de ce qui relève du religieux, et, partant, à donner du sens aux actions politiques. Cette distinction a incité le MUR à se spécialiser dans la prédication et l’éducation en créant le Parti de la justice et développement (PJD) qui dirige le gouvernement depuis 2011. Ce parti devient donc le cadre de la professionnalisation politique de quelques leaders de MUR.

Les islamistes du MUR font partie d'un courant qui prône la réforme en ce qui concerne le rapport du politique au religieux. Pour remplir cet objectif, ils ont déployé des efforts considérables afin de proposer une relecture rationnelle du corpus religieux (le Coran et les hadith-s). Le défi de la participation à la gestion de la chose publique au Maroc a incité ce courant réformiste à opter pour la différenciation entre le politique et le religieux, et à nuancer la confusion entre temporel et spirituel. Ce choix a eu des conséquences importantes sur l’action politique des ministres du PJD, l’aile politique du MUR. Il leur a permis d’obtenir de l’autonomie vis-à-vis à la religion dans le domaine de la gestion de la chose publique, et de travailler dans le cadre du droit positif marocain sans revendiquer l’application des règles de la charia.

Une distinction inspirée de la vie du Prophète

Pour souligner la désacralisation du domaine politique par rapport au religieux, l’un des leaders du MUR, Saadine Al-Othmani, actuellement chef du gouvernement marocain, a fait appel à l’expérience politique du Prophète Mahomet. Il perçoit deux dimensions dans l’action du messager du Dieu : la première, qui relève de la mission religieuse et consiste en la prédication et la transmission de la révélation ; puis la seconde, purement séculière qui prend en considération les intérêts réels de la nation. Par exemple, l’exercice de l’action judiciaire ne relève pas du domaine de la révélation[1]Saadeddine Al-Othmani, « Adîne wa Siyyassa ; Tamyîze lâ Fasl»", [Religion et politique, distinction sans séparation] Centre Culturel Arabe, Casablanca, 2009, p. 12. Au contraire, le pouvoir de discerner entre les actes justes et injustes relève de l'effort humain conformément au bon sens de la vie humaine. Dans la même optique, certains comportements du Prophète sont considérés comme personnels, car ils lui sont propres en tant qu’être humain. Ces actes ne relèvent donc pas du domaine de la charia, mais concernent la coutume et les traditions individuelles ou collectives.

Saadine Al-Othmani, affirme que « les actes du Prophète sont des actes partiels liés à la gestion politique réelle de la société. Ils sont adaptés au lieu, au temps et aux circonstances[2]ibid, p. 18.». Dans cette optique, continuer à imiter systématiquement les actions prophétiques ne peut être considéré que comme une déviation du chemin du Prophète et de fait, être totalement en décalage avec la tradition prophétique [sunna] et l’objectif de la charia, qui est la réalisation du bonheur de l’humanité sur terre et dans l’au-delà.

En tant que chef d’Etat, le Prophète a consulté ses compagnons dans la gestion des affaires temporelles de la nation. Il a même pu renoncer à une décision déjà prise s’il a pris conscience de son erreur par rapport à une proposition efficace émanant de l’un de ses compagnons. De cette réalité, on peut en déduire que l’exercice du pouvoir nécessite la consultation en vue d’adopter la solution idoine. Par la suite, les compagnons de Mahomet ont commencé à faire la distinction entre les actes du Prophète attribuables au dirigeant politique et au chef de l’armée, et ceux découlant de sa fonction religieuse en tant que transmetteur d’un message divin[3]ibid, p. 27..

Lorsqu'il agit comme chef d’Etat, le Prophète a pour fonction d’accompagner les évolutions de sa société vers son développement. A ce titre, il lui revient d’inciter les membres de la communauté à adopter la procédure la plus efficace pour parvenir à cet objectif. Or, la codification de cette procédure est une opération se déroulant à un moment donné, et mise en œuvre par les institutions législatives. Cette action du Prophète est donc dénuée de tout caractère sacré, mais est conforme à un temps, à un lieu et à une circonstance historique[4]ibid, p. 28. . Bien que cette loi devienne une législation pour la société, elle demeure un règlement civil dépourvu d’aspect éternel et absolu. En effet, le Prophète a instauré un ordre de caractère politique et militaire, dans lequel la décision est purement relative et humaine. A cet égard, la politique en islam est fondée sur la permission, conformément à la règle suivante : « les pratiques cultuelles sont recommandées par le texte religieux, cependant les coutumes sont permises si elles ne sont pas contraires ou interdites par la charia[5]Hamid Bahkak, Al-Islamiyoune al-Maghariba Bayna ad-daawa wa dawla, [Les islamistes marocains entre la prédication et l’Etat, le Mouvement de l’Unicité et Réforme comme modèle] An-Najah … Continue reading».Il n’est donc pas obligatoire de puiser une référence dans le corpus religieux. La permission est la règle habituelle, tandis que la prohibition est exceptionnelle.

Lorsque Mahomet agit en tant que chef d’Etat, son rôle est de prendre des initiatives strictement humaines, dont la finalité est de résoudre des problèmes au regard d’un contexte donné. Ces comportements sont soumis à l’appréciation de l’imam et doivent respecter les finalités et les objectifs de la charia [maqassid a-sharia] en prenant en considération le temps, le lieu et le contexte. Ainsi, adopter un comportement prophétique inadapté aux changements sociétaux n’est pas totalement conforme à la tradition du Prophète [sunna], car l’action politique du chef de l’Etat est humaine, mais demeure encadrée par les valeurs de l’islam qui visent à établir la justice, l’équité et le développement dans la nation. En islam, les décisions politiques et les procédures relatives à l’action publique relèvent de l’initiative publique, et ne sont pas réservées au seul gouvernant qui prétend légitimer son pouvoir d’une manière théocratique. Ce principe atteint son objectif lorsque le Prophète consolide le principe de décision unanime [ijma’] qui fait référence à l’infaillibilité de la nation, ainsi habilitée à élire ses représentants. Si la décision est prise de façon unanime, le gouvernant est obligé de la respecter et de la mettre en œuvre. Partant, le fait que Mahomet n’ait pas désigné d'imam pour lui succéder après sa mort signifie que le domaine du politique incombe à la nation : c’est à elle de choisir ses gouvernants en fonction des capacités des prétendants au pouvoir[6]Saad Eddine Al-Othmani, Selouk a-Rassoul bi al-Imâmat wa alaqat A-dîni wa as-Siyâssi, [Le comportement du prophète vis-à- vis à l’imâmat et le rapport du politique et du religieux dans … Continue reading.

La religion au secours de l’éthique, mais pas du politique

La distinction entre religieux et politique n’induit pas la fermeture rigide d’un domaine vis-à-vis de l’autre. Pour les islamistes du MUR, il s’agit de distinguer clairement l’autorité de l’Etat de celle de la religion, mais pas de séparer la politique et l’éthique. Il est préférable de garder un lien entre ces deux domaines afin de moraliser le travail politique et de l’encadrer suivant les principes islamiques. Si l’islam était un régime politique constant, il ne pourrait pas conserver sa qualité de conformité à tous les lieux et tous les temps[7]Ahmed Raissouni, Al-Fikr al-Islami wa al-Qadâya asSiyâssiya al-mouâssira, [La pensée islamique et questions politiques contemporaines] al-Kalima, 2010, p. 17.. Sa transcendance est basée sur sa nature même, qui met en valeur les grands principes universels de l’humanité tout en laissant une grande marge de liberté et d’initiative aux humains.

L’action politique des islamistes relève donc du domaine du temporel, comme en attestent, du reste, les écrits de Saadine Al-Othmani. Cette prise de position n’induit pas un cadre de réflexion marqué par la laïcité, mais répond au principe de la désacralisation des actions politiques. Lorsqu’ils débattent des décisions politiques à prendre, les leaders du MUR ne prétendent pas inscrire leur attitude dans la polarité « halal » contre « haram » [licite et illicite]. Mais les problèmes essentiels auxquels l’islam politique se trouve confronté aujourd’hui s’adossent à une réalité sociale effective et doivent être résolus de façon rationnelle selon le MUR. Par conséquent, il est légitime de ressusciter la jurisprudence islamique [ijtihad] qui offre une vision raisonnable du texte religieux en vue de présenter des solutions légales aux questions sociales et politiques toujours sans réponse. Le MUR souhaite donc ressusciter l’ijtihad en ce qu’il permet de tirer des enseignements du passé et ainsi, enrichir l’expérience individuelle et collective. Un autre leader du MUR, Ahmed Raissouni, a développé une pensée qui institue une méthode de compréhension des questions sociales nouvelles. Son approche prend en considération le principe de l’utilité de l’objectif à réaliser. Cette position permet d’explorer des idées nouvelles à même de répondre aux enjeux contemporains, tout en demeurant dans un cadre de la référence islamique. Cependant cette position reste soumise à la critique, car la détermination de l’intérêt général est toujours ouverte à l’appréciation rationnelle des représentants de la nation.

Les leaders du MUR tels que A. Raissouni et S. Al-Othmani, ont soulevé de nouvelles questions dans le domaine de la pensée musulmane [fiqh]. Notons, à titre d'exemple, qu’A. Raissouni a présenté une recherche qui permet de résoudre les problèmes sociaux en considérant l’intérêt de la solution[8]Ahmed Raissouni, Nadariat at Taqrib wa at Taghlib, [Approche par approximation et majorité dans la doctrine islamique], Mous’ab, Meknès, 1994.. De plus, les responsables du MUR ont su trouver un compromis avec le droit positif. Par exemple, A. Raissouni a également étudié le fondement du principe de la majorité comme étant le mécanisme principal sur lequel se fonde la démocratie[9]Ahmed Raissouni, Qadiyat al-Aghlabiyya Min Wijhat Nadar a-Sharia [La question de la majorité du point de vue de la charia], Arab network for research and publishing, Beyrouth, 2012.. Il a mis en valeur le principe de souveraineté en parlant de l’originalité de la nation et de la souveraineté du peuple. S. Al-Othmani, lui, a fait valoir la notion de distinction du politique et du religieux tout en mettant en valeur la doctrine fikhiste du théologien Al-Qarafi[10]Entretien avec Mohamed Yatim, 14 août 2012. qui distingue les actes religieux des actes politiques et le comportement spirituel du comportement temporel. Cette avancée a permis d'éviter la confusion entre religion et politique et de se rapprocher également de la laïcité.

Mohamed Al-Hamdaoui, l’ancien président du MUR, souligne que la conception politique du MUR est que le savoir et le savoir-faire doivent être encadrés par les valeurs islamiques. Il est conscient que les problèmes sociaux doivent avoir des réponses adaptées, et que celles apportées par les leaders du MUR dans les années 1970 sont désormais obsolètes. Elles doivent être renouvelées pour correspondre aux attentes actuelles. Aux yeux de M. Al-Hamdaoui, il est donc nécessaire de prendre acte des changements et des transformations de la société marocaine afin de proposer des solutions mieux adaptées. Une telle approche a pour but de permettre au MUR d’élaborer des programmes conformes aux attentes réelles de ses partisans. De façon générale, M. Al-Hamdaoui soutient l'idée selon laquelle le mouvement islamique a pour mission de renouveler les modes de compréhension du corpus religieux tout en prenant en considération la situation socio-politique du Maroc. La stratégie porte ses fruits car l’électorat semble de plus en plus favorable au MUR. Le mouvement est désormais considéré comme un acteur majeur assurant le renouveau de la pensée musulmane en vue, d’une part, de l’adapter à la réalité sociale et à l’intérêt public, et d’autre part d’éloigner les membres du MUR d’une éventuelle « erreur » politique commise au nom de la religion au cas où ils s’impliqueraient directement dans les affaires politiques.

Notes

Notes
1 Saadeddine Al-Othmani, « Adîne wa Siyyassa ; Tamyîze lâ Fasl»", [Religion et politique, distinction sans séparation] Centre Culturel Arabe, Casablanca, 2009, p. 12
2 ibid, p. 18.
3 ibid, p. 27.
4 ibid, p. 28.
5 Hamid Bahkak, Al-Islamiyoune al-Maghariba Bayna ad-daawa wa dawla, [Les islamistes marocains entre la prédication et l’Etat, le Mouvement de l’Unicité et Réforme comme modèle] An-Najah Al-Jadida, Casablanca 2009, p. 105.
6 Saad Eddine Al-Othmani, Selouk a-Rassoul bi al-Imâmat wa alaqat A-dîni wa as-Siyâssi, [Le comportement du prophète vis-à- vis à l’imâmat et le rapport du politique et du religieux dans l’islam] Revue Nawafid, n° 5 octobre 1999, p. 60.
7 Ahmed Raissouni, Al-Fikr al-Islami wa al-Qadâya asSiyâssiya al-mouâssira, [La pensée islamique et questions politiques contemporaines] al-Kalima, 2010, p. 17.
8 Ahmed Raissouni, Nadariat at Taqrib wa at Taghlib, [Approche par approximation et majorité dans la doctrine islamique], Mous’ab, Meknès, 1994.
9 Ahmed Raissouni, Qadiyat al-Aghlabiyya Min Wijhat Nadar a-Sharia [La question de la majorité du point de vue de la charia], Arab network for research and publishing, Beyrouth, 2012.
10 Entretien avec Mohamed Yatim, 14 août 2012.
Pour citer ce document :
Abdellatif Benbounou, "La distinction entre le domaine du politique et celui du religieux dans la pensée islamiste marocaine : le cas du Mouvement de l’unicité et de réforme". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°17 [en ligne], mars 2018. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/la-distinction-entre-le-domaine-du-politique-et-celui-du-religieux-dans-la-pensee-islamiste-marocaine-le-cas-du-mouvement-de-lunicite-et-de-reforme/
Bulletin
Numéro : 17
mars 2018

Sommaire du n°17

Voir tous les numéros

Auteur.e.s

Abdellatif Benbounou, docteur en sciences politiques, université Hassan II – Casablanca

Mots clés
Thèmes :
Pays :
Aires géographiques :
Aller au contenu principal