Bulletin N°05

février 2017

La diversité religieuse comme ressource opérationnelle : un impensé de la sociologie militaire française ?

Elyamine Settoul

Dans la lignée du principe républicain de colour blindness, la sociologie militaire française n’a jamais focalisé son regard sur les effets des marqueurs ethniques et culturels des soldats sur leurs activités opérationnelles. Les incidences de ces caractéristiques identitaires apparaissent de fait comme des terrains de recherche totalement inexplorés, une sorte « d’impensé sociologique ». A l’inverse, la littérature étrangère, principalement anglo-saxonne, a produit de nombreuses études sur les effets de ces attributs en contexte opérationnel[1]Duffey, Tamara, “Cultural issues in contemporary Peacekeeping”, International Peacekeeping, vol. 7, n°1, 2000, pp. 142-168.

Des travaux pionniers sur les Etats-Unis

Analysant l’opération américaine Restore Hope, Charles Moskos et Laura Miller notent par exemple que le rapport des soldats au théâtre d’intervention diffèrent sensiblement selon leurs caractéristiques ethniques. Fondée sur un échantillon de 756 militaires, leur recherche met en exergue l’influence des marqueurs raciaux sur la nature des relations aux populations locales. Ils remarquent que, comparativement aux soldats blancs, les afro-américains tendent davantage à appréhender leur mission sous l’angle humanitaire. Ces derniers développent notamment des sentiments d’empathie plus importants à l’égard de la population somalienne. Pour les auteurs, ces affinités proviendraient d’un processus d’identification généré par les ressemblances phénotypiques mais également par le partage d’un sentiment commun de domination symbolique par les Blancs[2]Moskos, Charles, Miller, Laura, “Humanitarians or warriors?: Race, Gender, and Combat Status in Operation Restore Hope”, Armed Forces and Society, 1995, pp. 615-637.

Une comparaison entre les armées turque et néerlandaise

D’autres enquêtes sur les opérations de maintien de la paix témoignent des bénéfices générés par la proximité culturelle. Ainsi, une étude comparative entre les interventions des armées turque et néerlandaise au Kosovo et en Afghanistan montre que les premières faisaient l’objet d’une meilleure intégration sur ces théâtres d’opération. Cette connivence se fonderait sur une connaissance plus grande des codes culturels qui permettrait de limiter les heurts et tensions au niveau des interactions locales (rapport entre les sexes, pudeur…) favorisant in fine une meilleure cohabitation avec les sociétés[3]Soeters, Joseph, Tanercan, Erhan, Varoglu, Kadir et al., “Turkish-Dutch Encounters in Peace Operations”, International Peacekeeping, vol. 11, n°2, Summer 2004, pp. 354-368. Une autre recherche qualitative menée sur un groupe de 19 militaires néerlandais de culture musulmane, confirme les avantages opérationnels générés par une plus grande lisibilité culturelle des théâtres d’intervention, notamment lorsqu’ils se déroulent dans des aires culturelles musulmanes[4]Bosman, Femke, Soeters, Joseph, Ait Bari, Fatima, “Dutch Muslim Soldiers During Peace Operations in Muslim Societies”, International Peacekeeping, vol. 15, n°5, November 2008, pp. 695-705.

Pour une enquête spécifique sur la France

Partant de ces différents constats, plusieurs auteurs assimilent les caractéristiques identitaires des militaires issus de minorités (ethniques ou religieuses) à de véritables atouts que les institutions gagneraient à valoriser. Bien que les armées françaises se caractérisent par très un haut niveau de diversité socioculturelle[5]Ce constat d’une grande diversité sociologique s’inscrit dans la tradition française de conscription qui a particulièrement favorisé l’idée de représentativité sociale (« la nation en … Continue reading, aucune enquête n’a orienté son regard sur ces aspects spécifiques. Historiquement conçues comme un pilier du modèle universaliste républicain[6]Notamment depuis la IIIème République qui a fait des institutions scolaire et militaire des outils destinés à « fabriquer » le citoyen français, elles demeurent enracinées dans une vision du soldat qui tend à ignorer voire à nier ses particularités individuelles. Par conséquent, les impacts potentiels de ces dernières demeurent quasiment des espaces en friche. Pourtant certaines recherches signalent les implications de ces dimensions. Les rares travaux dont nous disposons sur les militaires français issus de l’immigration démontrent par exemple que ces derniers présentent fréquemment leurs origines étrangères ou leur orientation religieuse comme des avantages dans la poursuite de certaines missions.

Une ressource opérationnelle

Cette plus-value se décline le plus souvent sous la forme d’une compétence interculturelle permettant aux individus de s’extraire d’une attitude ethnocentrique et de mieux réagir dans des situations de confrontation à l’altérité culturelle. Certaines attitudes et manières d’être occidentales génèrent des crispations et des barrières dont les impacts ne semblent pas toujours bien mesurés par les protagonistes.

Sous-officier au sein de l’armée de terre, Mahmadou évoque une anecdote survenue en Afghanistan :
« Les militaires américains venaient assister aux jirgas (assemblée tribale locale) en ramenant leurs chaises pliantes. Du coup, ils se retrouvaient beaucoup plus hauts que les vieux chefs locaux assis à même le sol. Ils ne se sont pas rendu  compte que de se mettre en hauteur par rapport à des anciens respectés, c’était pas bon. Dans ma famille en Afrique, c’est pareil. Le respect doit commencer par là je pense ».

Cette plus grande considération à l’égard des populations autochtones a pour toile de fond les changements de la nature des conflits dans lesquels sont engagées les armées. Dans le contexte de développement de guerres non conventionnelles (Afghanistan, Irak, Mali), mobilisant des ennemis fluides, difficiles à identifier et qui esquivent le combat frontal, l’objectif premier des armées n’est pas tant de faire usage d’une force disproportionnée que de se rallier des populations civiles susceptibles de renforcer les capacités de résistance des insurgés[7]Dans ses travaux précurseurs sur la contre-insurrection, David Galula insiste sur la nécessité de prendre l’ascendant sur la population en privilégiant l’action civile et politique au … Continue reading. Dans cette perspective, la qualité des rapports humains que les soldats vont entretenir avec ces dernières tend à devenir une question primordiale. Mais compte-tenu de la configuration géopolitique actuelle marquée par une globalisation du djihadisme, c’est surtout dans la relation aux sociétés musulmanes que cet enjeu devient le plus stratégique. Les récits d’expérience des soldats français de confession musulmane sont à cet égard très significatifs.

 

En mission à Djibouti, Farid rapporte par exemple : « Là-bas, avec d’autres militaires français musulmans, on priait dans les même mosquées que les habitants. Je pense que ça joue positivement pour l’image de la France. Ils se disent que l’armée française est ouverte sur le monde et n’a rien contre cette religion.»

Projeté en Afghanistan, Miloud relate : « En OPEX, je faisais le ramadan et rompais le jeûne avec des Afghans. Mon chef m’a dit « pas de soucis » car c’était une zone protégée, et ça se passait bien avec les habitants. Cela crée une confiance car en partageant la même religion, ils te voient comme eux quelque part. Ils avaient une image de nous qui était bien meilleure que celle des collègues américains par exemple ».

La mise en place d’une aumônerie militaire du culte musulman en 2006 semble également constituer un atout supplémentaire pour des membres du commandement soucieux de neutraliser les tensions susceptibles de se cristalliser entre soldats et autochtones.

Engagé comme aumônier militaire en Afghanistan, Amine indique dans ce sens : « Certains habitants locaux voyaient les Occidentaux comme des occupants ou des « croisés ». Les Afghans qui nous appelaient les « mollahs » étaient très étonnés de voir des musulmans dans l’armée française, du coup ça nous aidait beaucoup au niveau relationnel. Cela faisait passer le message que l’on n’était pas dans une « guerre de religions » entre chrétiens et musulmans ».

Bien qu’il soit difficile de distinguer ce qui relève de la socialisation familiale de ce qui résulte de la formation professionnelle liée à la doctrine militaire française[8]es soldats français partant en opération reçoivent une brève formation (généralement une journée) sur les questions relatives à la géopolitique et aux cultures des pays dans lesquels ils … Continue reading, les soldats issus de l’immigration présentent systématiquement la diversité ethnoculturelle des unités comme un élément dont les effets rejailliraient positivement sur l’ensemble de l’institution. Cette impression est corroborée par certains cadres qui soulignent une corrélation entre la gestion de la diversité intra-militaire et la conduite des missions opérationnelles.

Miloud qui a dirigé de nombreuses sections témoigne ainsi : « Par expérience, je peux dire que plus la cohabitation interreligieuse à l’intérieur de nos rangs est apaisée et meilleures seront les interactions avec les populations au sein desquelles nous serons immergés ».

Un autre officier avoue : « En théorie, on ne regarde pas les origines ethniques ou religieuses de nos gars mais il est indéniable que celles-ci contribuent parfois à fluidifier les relations au cours de nos OPEX, notamment sur les théâtres musulmans ».

En définitive, on observe un décalage entre la dimension peu légitime de cet objet de recherche dans le contexte républicain français et les pratiques des militaires confrontés à la nécessité d’optimiser la qualité de leurs interventions sur les différents théâtres opérationnels.

 

Notes

Notes
1 Duffey, Tamara, “Cultural issues in contemporary Peacekeeping”, International Peacekeeping, vol. 7, n°1, 2000, pp. 142-168
2 Moskos, Charles, Miller, Laura, “Humanitarians or warriors?: Race, Gender, and Combat Status in Operation Restore Hope”, Armed Forces and Society, 1995, pp. 615-637
3 Soeters, Joseph, Tanercan, Erhan, Varoglu, Kadir et al., “Turkish-Dutch Encounters in Peace Operations”, International Peacekeeping, vol. 11, n°2, Summer 2004, pp. 354-368
4 Bosman, Femke, Soeters, Joseph, Ait Bari, Fatima, “Dutch Muslim Soldiers During Peace Operations in Muslim Societies”, International Peacekeeping, vol. 15, n°5, November 2008, pp. 695-705
5 Ce constat d’une grande diversité sociologique s’inscrit dans la tradition française de conscription qui a particulièrement favorisé l’idée de représentativité sociale (« la nation en armes »). Pour plus d’éléments explicatifs voir Settoul Elyamine, « Les jeunes issus de l’immigration n’aiment pas le drapeau ? », in Thiollet H, (dir), Idées reçues sur les migrations…en période de crise, Armand Colin, 2016
6 Notamment depuis la IIIème République qui a fait des institutions scolaire et militaire des outils destinés à « fabriquer » le citoyen français
7 Dans ses travaux précurseurs sur la contre-insurrection, David Galula insiste sur la nécessité de prendre l’ascendant sur la population en privilégiant l’action civile et politique au détriment de l’action militaire, in Galula, David, Contre-insurrection : théorie et pratique. Paris : Economica, 2008.
8 es soldats français partant en opération reçoivent une brève formation (généralement une journée) sur les questions relatives à la géopolitique et aux cultures des pays dans lesquels ils vont être projetés. Cet enseignement, assuré par des spécialistes des théâtres d’opération concernés (Direction du Renseignement Militaire, École Militaire de spécialisation de l’Outre-mer et de l’étranger…), donne divers éléments de compréhension sur l’univers culturel des populations locales (codes sociaux, culturels, religieux). Mais, de par sa durée, cette sensibilisation culturelle s’avère souvent insuffisante. Voir Saintot, Jean, Les militaires français en OPEX et leurs perceptions des populations locales. Les thématiques du C2SD, ministère de la Défense, n°16, juillet 2008.
Pour citer ce document :
Elyamine Settoul, "La diversité religieuse comme ressource opérationnelle : un impensé de la sociologie militaire française ?". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°05 [en ligne], février 2017. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/la-diversite-religieuse-comme-ressource-operationnelle-un-impense-de-la-sociologie-militaire-francaise/
Bulletin
Numéro : 05
février 2017

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Auteur.e.s

Elyamine Settoul, post-doctorant à l’IRSEM

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