Bulletin N°41

janvier 2023

La force morale dans la guerre – version française

David Betz & Charles Betz

La guerre provoque toujours une certaine consternation morale. Il serait étrange qu'il en soit autrement. Après tout, la quasi-totalité des humains sont des êtres moraux accablés par la conscience et non des psychopathes amoraux. Rares sont ceux qui peuvent observer les souffrances causées par la guerre sans éprouver de la pitié et de l'inquiétude. La question « Cela en vaut-il la peine ? » est l'une des plus interrogations les plus courantes soulevées par les individus à propos de toute guerre dans laquelle leur pays est impliqué. Cela reflète sans doute une considération fondamentale du fait que la guerre doit être juste. Dieu a ordonné « tu ne tueras pas », mais la guerre consiste à tuer délibérément des ennemis, même au prix de la vie d'innocents.

Il y a là une tension ou une contradiction morale évidente. Il se trouve qu'au fil des siècles, depuis que Saint Augustin s'est interrogé sur la question de savoir quand et dans quelles circonstances il est justifié de faire la guerre, les théologiens (notamment Thomas d'Aquin) et les philosophes (en particulier Hugo Grotius) ont suffisamment bien résolu l'énigme pour que le christianisme soit devenue une religion martiale aux nombreux succès pendant la majeure partie de son histoire.

Il existe des cadres moraux bien développés pour juger de la justesse du déclenchement et de la conduite de la guerre. Pour être juste, une guerre doit être autorisée par une autorité compétente, avoir une cause juste, être poursuivie avec la bonne intention, en dernier recours, et les dommages attendus doivent être proportionnels au bien à atteindre. Ce sont les principes du Jus ad bellum. En outre, dans la conduite de la guerre, les dommages causés par les combats ne doivent pas dépasser ce qui est militairement nécessaire, et les non-combattants ne peuvent pas être pris pour cible. Ce sont les principes du Jus in bello[1]Voir David Fisher, Morality and War: Can War be Just in the 21st Century?, Oxford, Oxford University Press, 2011, chap. 4..

Malheureusement, de mémoire d'homme, nombre de guerres occidentales sont objectivement plus qu'ambiguës ou équivoques du point de vue de la moralité selon la doctrine du Jus ad bellum. En effet, presque toutes les guerres occidentales depuis une génération sont nées des besoins du théâtre politique national, principalement de l'impulsion selon laquelle « il faut faire quelque chose » contre une horreur étrangère perçue ou une menace hypothétique, que cette action soit utile, durable ou non[2]C'est l'idée datée, mais toujours aussi provocante d’actualité, qui sous-tend le célèbre essai d'Edward Luttwak, "Give War a Chance", Foreign Affairs, 1999.. Au mieux, il s'agit de guerres bien intentionnées mais mal conçues ; au pire, ce sont des aventures néo-impériales pleines de doubles intentions dissimulées sous un vernis d'humanitarisme moral.

De même, bien que les armées occidentales aient cherché très visiblement à exercer la force en évitant autant que possible de prendre pour cible les non-combattants, on ne peut pas en dire autant de manière uniforme des régimes avec lesquels elles se sont alliées, dont certains sont à peine moins corrompus, violents sans discernement et illégitimes que ceux contre lesquels l'intervention étrangère a été conçue en premier lieu. En outre, on ne peut guère affirmer avec certitude que la « guerre sans fin », dans laquelle s'est muée la guerre mondiale contre le terrorisme, a produit plus de bien que de mal, et encore moins qu'elle est sur la voie d'une paix juste[3]Voir Dexter Filkins, The Forever War, New York, Vintage, 2009..

En bref, il existe de nombreux signes indiquant que quelque chose a sérieusement mal tourné. Tout d'abord, nous soutenons que la « façon de faire la guerre » de l’Occident est parée d’hypocrisie, ce qui est évident non seulement pour les personnes contre lesquelles et parmi lesquelles il se bat, mais aussi, de plus en plus, pour ses propres soldats et son propre peuple. Cela entraîne des blessures morales manifestement graves, tant sur le plan individuel que collectif. Deuxièmement, la société telle qu'elle est actuellement configurée est mal équipée pour guérir de telles blessures ou même, semble-t-il, pour cesser de se blesser elle-même. Par conséquent, le réservoir de force morale de l'Occident est en déclin accéléré, tout comme sa fortune stratégique. Troisièmement, certains développements technologiques existants et hautement plausibles dans le futur semblent devoir aggraver la situation en modifiant la nature de l'expérience de la guerre pour certains combattants. Quatrièmement, en conclusion, les efforts visant à limiter la guerre, à n'utiliser cet outil politique que rarement, et seulement lorsqu'il est manifestement moralement correct, sont essentiels pour restaurer la santé de la civilisation.

La force morale

« Dans la guerre, la force morale est aussi importante que la force physique », comme le fait remarquer Napoléon dans une lettre écrite le 27 août 1808 à son frère Joseph, que Bonaparte avait récemment installé comme roi d'Espagne. Nous savons donc, de source sûre, qu'il existe une « force morale » dans la guerre. En effet, ce n'est pas seulement une qualité puissante pour une armée, c'est la plus puissante de toutes. Dans ce cas précis, il faisait référence à l'idée que les soldats possédant une force morale – courage et conviction ou ardeur martiale – seraient plus forts au combat, plus disposés à tuer et à mourir, moins enclins à abandonner. La littérature sur la force morale en tant qu'ingrédient de la puissance de combat se réfère généralement à cet effet comme à la « cohésion » ou à la « motivation interpersonnelle » et se concentre principalement sur la performance des tactiques de champ de bataille et des petits groupes[4]Voir S.L.A. Marshall, Men Against Fire, Norman, OK, University of Oklahoma Press, 2000..

En général, la discussion relative à cette qualité ne se préoccupe pas de la cause plus large de la guerre en cours, quelle qu'elle soit, car les études sur les actions et les attitudes des soldats au combat ont tendance à montrer qu'ils ne les invoquent presque jamais comme importantes[5]Ibid. Voir également Roger Spiller, “S.L.A. Marshall and the Ratio of Fire”, RUSI Journal, December 1988.. Les raisons que les soldats donnent pour expliquer pourquoi ils ont choisi, sur le moment, de se battre plutôt que de se rendre, ou de tirer pour tuer plutôt que de viser loin, concernent presque toujours la nécessité immédiate de ne pas décevoir ses camarades, de ne pas déshonorer le groupe principal ou de ne pas être considéré comme un homme qui a échoué. En d'autres termes, là où les balles et les fragments de bombes volent le plus près et sont les plus nombreuses, les soldats semblent finalement se battre pour leurs camarades, pour les protéger et pour ne pas perdre la face en faisant preuve de lâcheté devant eux. Dans une certaine mesure, cette qualité de cohésion semble être indépendante de l'objectif politique de la guerre. L'armée allemande de la Seconde Guerre mondiale, un exemple souvent cité, a eu une cohésion très élevée jusqu'à la fin de la guerre.

Il n'est pas surprenant que, face aux dangers immédiats du combat, les processus de pensée des soldats, considérés individuellement ou par petits groupes, soient éloignés des questions abstruses de politique. Cependant, la question de la motivation au combat ne peut être facilement séparée de l'idéologie, définie au sens large, souvent manifeste mais parfois latente, qui semble agir comme un facteur de fond liant l'allégeance des soldats à des objectifs sociétaux plus larges et structurant leurs calculs de la volonté de se dépenser dans des conditions dangereuses[6]Pour une discussion faisant autorité en la matière, voir Anthony King, The Combat Soldier: Infantry Tactics and Cohesion in the Twentieth and Twenty-First Centuries, Oxford, Oxford University … Continue reading.

La manière traditionnelle de lancer de tels appels idéologiques est d'invoquer des éléments tels que la patrie, le patrimoine et Dieu. Les exemples sont nombreux, mais l'un des plus célèbres, qui rentre dans toutes les « cases » rhétoriques de manière simple et claire, est le cri de guerre « Pour Dieu, le roi et la patrie », une formule employée avec beaucoup d'efficacité par les armées britannique et allemande pendant la Première Guerre mondiale. Le poète anglais Rupert Brooke, mort d'une septicémie sur le navire-hôpital français Duguay-Trouin alors qu'il se rendait au débarquement de Gallipoli en avril 1915, a très bien saisi l'ambiance culturelle qui sous-tendait cet idéal dans son célèbre sonnet « The Soldier ».

Si je devais mourir, ne pensez que cela de moi :
Qu'il y a un coin d'un champ étranger
qui est pour toujours l'Angleterre[...]
Ses couleurs et ses sons ; ses rêves heureux comme le jour ;
Et son rire, appris des amis ; et se gentillesse,
Dans les cœurs en paix, sous un ciel anglais[7]Rupert Brooke, “The Soldier, The Poetry Society”, [en ligne] https://poetrysociety.org.uk/poems/the-soldier/.

Aujourd'hui, ces lignes ont une tonalité nettement vieillie. La vision européenne du caractère sacré du sacrifice militaire (que souligne l’étymologie commune des mots sacré et sacrifice) a été durablement remaniée par le coût humain des guerres mondiales. Le sarcasme acide du poème « Dulce et Decorum Est » de Wilfred Owen, qui décrit le sort d'un camarade gazé, résonne davantage avec la sensibilité contemporaine :

Si dans certains rêves étouffants, tu pouvais toi aussi faire les cent pas
derrière le wagon dans lequel on l'a jeté,
et regarder les yeux blancs qui se tordent sur son visage,
Son visage suspendu, comme celui d'un diable malade du péché ;
Si vous pouviez entendre, à chaque secousse, le sang
venir se gargariser de ses poumons corrompus par l'écume,
Obscène comme le cancer, amer comme le crachat
Des plaies viles et incurables sur des langues innocentes, -
Mon ami, vous ne raconteriez pas avec autant d'enthousiasme
à des enfants ardents pour quelque gloire désespérée,
Le vieux mensonge : Dulce et decorum est
Pro patria mori.

Pour l'Occident d'aujourd'hui, de plus en plus irréligieux et déraciné, il est encore plus difficile de fournir aux soldats les moyens symboliques et culturels autrefois puissants pour expliquer leurs propres sacrifices. C'est un problème connu, qui remonte au moins à la guerre du Vietnam. Dans ce cas, l'incapacité des soldats américains à faire le lien entre leurs actions sur le champ de bataille et la préservation d'idées louables dans leur pays a engendré l'indiscipline, une crise morale, une sérieuse diminution de la puissance de combat et, finalement, a contribué à la défaite stratégique.

Il y a cependant toutes les raisons de considérer que les choses ont empiré. Il va de soi que dans les « guerres de choix », telles que les interventions de l’OTAN au Kosovo et en Afghanistan et qui constituent la forme dominante des opérations militaires occidentales depuis la fin de la Guerre froide, on ne peut pas faire appel au récit moral le plus puissant : la préservation de l'existence nationale ; il n'est même pas possible, le plus souvent, d'affirmer que la poursuite d'un intérêt national vital est en jeu[8]Voir Lawrence Freedman, “On War and Choice”, The National Interest, 2010, pp. 9-16. . Les hommes d'État et les commandants doivent plutôt faire appel à des causes beaucoup moins viscérales. Le « devoir de protection », par exemple, selon lequel la communauté internationale peut intervenir dans les affaires intérieures d'autres pays pour prévenir les atrocités de masse et certaines violations des droits de l'homme. Ou encore la logique de la « doctrine Bush », qui suppose que les États-Unis et leurs alliés ne doivent pas attendre d'être attaqués mais agir de manière « préventive » pour perturber et vaincre les terroristes et les tyrans où qu'ils se trouvent. Dans la même veine, on affirme aujourd'hui que la Russie doit être vaincue pour préserver « l'ordre fondé sur des règles » du système international.

Ces arguments rationnels manquent de force parce qu'ils possèdent une subjectivité qui remet clairement en question la bonne intention des guerres qu’ils justifient. Le devoir de protection est un vecteur idéal pour rationaliser les changements de régime, comme l'éviction de l'homme fort de Libye, Mohammad Kadhafi, un acte qui n'a pas vraiment profité aux Libyens. Le prétendu droit des États-Unis de tuer des terroristes à distance, où qu'ils les trouvent, sans l'autorisation du gouvernement local, est tout aussi impérial – ce n'est certainement pas un privilège étendu à tous les pays. L'ordre fondé sur des règles, d'ailleurs, quels que soient ses mérites, est un ensemble de réglementations créées par l'Occident pour répondre à ses propres intérêts et idéaux.

En outre, ce n'est pas seulement que le reste du monde doute de la rectitude morale de l'intervention militaire occidentale dans des endroits comme l'Afghanistan, l'Irak, la Libye, la Syrie, le Yémen, etc. et qu'il soupçonne l'existence d'agendas cachés. Un sentiment similaire peut être observé dans une fraction significative des populations occidentales qui se considèrent au centre d'une culture combinant polarisation politique et scepticisme intense à l'égard des élites, et même chez ceux qui sont activement engagés dans ces guerres où ce sentiment s'exprime souvent par une sorte de cynisme empreint de lassitude.

Considérons, par exemple, la description suivante du caractère de Camp Bastion, l'une des plus importantes installations militaires de l'OTAN en Afghanistan, où se trouvait un grand hôpital de campagne, par l'un des médecins militaires qui y étaient stationnés :

"Dans un pays lointain où les pluies sont sèches, où les arbres sont bleus et où l'air est doux-amer, où les fourmis sont comme des chiens et où le chant des oiseaux n'existe pas, la vie se résume à une chanson : tout le monde meurt jeune. Jusqu'à récemment, une coalition du "monde libre", installée dans un ghetto de la taille d'une petite ville, protégeait son périmètre sud sablonneux. Le camp Bastion était la plaque tournante d'une opération destinée à garantir aux autres les libertés qu'ils auraient souhaitées pour eux-mêmes s'ils avaient été moins primitifs[9]Mark de Rond, Doctors at War: Life and Death in a Field Hospital, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2017, p. xii.".

Quoi qu'il en soit, ce passage n'est certainement pas le reflet d'une conviction morale positive. Il est plutôt empreint d'un sarcasme conscient qui, malheureusement, est assez justifié. Un correspondant américain, un militaire qui participe actuellement à la rédaction d'un rapport pour le Pentagone sur les leçons tirées de la guerre d'Afghanistan, l'a décrite de manière archaïque comme « la guerre qui ne doit pas être nommée[10]Kyle Atwell, “The War That Shall not be Named”, Modern War Institute, 23 January 2023, [en ligne] https://mwi.usma.edu/the-war-that-shall-not-be-named-lessons-from-afghanistan-for-the-army/ ». La capacité de l'establishment politique et de la défense de haut niveau à se détourner d'une guerre de vingt ans ayant coûté des centaines de milliards de dollars et des dizaines de milliers de vies avec un haussement d'épaules collectif est, elle aussi, un signe de déclin de la moralité.

Blessure morale

L'impact de la rareté de la force morale dans le mode de guerre occidental contemporain peut être observé empiriquement dans la prévalence des « blessures morales » chez les vétérans militaires. Le syndrome de stress post-traumatique (SSPT) est souvent confondu avec le préjudice moral, mais les deux sont différents. Le premier est une réponse médicale à une ou plusieurs expériences de peur et de stress extrêmes. Le second peut survenir lorsqu'une personne commet, n'empêche pas ou est témoin d'actes qui entrent en conflit avec ses valeurs ou ses croyances. La blessure peut être aggravée par des perceptions de trahison par les dirigeants et d'impuissance. Il s'agirait donc d'une réponse à des sentiments de culpabilité et de regret qui persistent sur une longue période.

Un exemple bien connu à un haut niveau est celui du général canadien Roméo Dallaire qui a commandé la force de maintien de la paix des Nations Unies au Rwanda pendant le génocide de 1994. Outre le fait qu'il a observé de très près l'un des plus grands génocides modernes, contre lequel il n'a pu rien faire, Dallaire a assisté de près à la torture et à l'assassinat de soldats de la paix belges, et a été régulièrement déçu par ses supérieurs dans la chaîne de commandement des Nations unies[11]Voir Romeo Dallaire, Shake Hands with the Devil: The Failure of Humanity in Rwanda, London, Arrow, 2005.  .  Le stress de tout cela a produit chez lui une profonde perturbation mentale qui a culminé avec une tentative de suicide en 2000 qui l'a plongé dans le coma.

Plus récemment, le général de division John Cantwell, commandant des forces australiennes en Irak (2006) et en Afghanistan (2010), a relaté ces sentiments tout aussi poignants dans ses mémoires :

"Alors que je rendais un dernier salut au pied d'un énième cercueil drapé d'un drapeau et chargé dans un avion à destination de l'Australie, je me suis demandé si la douleur et la souffrance de nos soldats et de leurs familles en valaient la peine. Je me suis demandé si la mort de l'un de ces soldats avait fait une différence. J'ai reculé devant de telles pensées, qui me semblaient irrespectueuses, presque une trahison. Je devais répondre par l'affirmative, ou risquer de révéler que tous mes efforts étaient frauduleux. Je devais croire que cela en valait la peine. Mais la question continue de me tarauder l'esprit. Je n'ai pas de réponse[12]John Cantwell, Exit Wounds: One Australian’s War on Terror, Melbourne, Melbourne University Press, 2012, p. 13.".

La lutte de Cantwell contre l'apparente contradiction entre sa perception du devoir envers ses compagnons d'armes et la raison d'être de sa prétendue mission a été si extrême que son esprit a fini par lâcher et qu'il a dû être admis pour un temps dans un hôpital psychiatrique.

La blessure morale n'est pas une chose nouvelle. Les Grecs de l'Antiquité l'appelaient « miasme », c'est-à-dire souillure ou pollution morale, souvent due à un meurtre injuste. Dans la tragédie athénienne La folie d’Héraclès d'Euripide, le héros éponyme en parle ainsi :

"Que puis-je faire ? Où puis-je me cacher de tout cela et ne pas être trouvé ? Quelles ailes m'emmèneraient assez haut ? Quelle profondeur de trou devrais-je creuser ? Ma honte pour le mal que j'ai fait me consume... Je suis trempé dans la culpabilité du sang, pollué, contagieux... Je suis un polluant, une offense aux dieux du ciel[13]Edgar Jones, “Moral Injury in a Time of War”, The Lancet, 5 May 2018. ".

Recourir à la technologie pour tuer

Un autre facteur contemporain préoccupant d'un point de vue moral est la tendance à une guerre toujours plus lointaine. À un niveau très élémentaire, l'exposition mutuelle des combattants au risque est l'un des principaux moyens de rationaliser le meurtre dans la guerre, ce qui le distingue de l’homicide. Cependant, dans les guerres modernes, les meurtres sont de plus en plus souvent commis à très grande distance, sans que la cible ne puisse savoir qui est la personne qui appuie sur la gâchette, qui peut se trouver à des milliers de kilomètres, sans parler de la possibilité d'une quelconque réponse.

Encore une fois, il ne s'agit pas d'un problème nouveau per se, car les armes à distance normale avaient déjà cet effet il y a longtemps. À deux reprises au Moyen Âge, en 1097 par le Pape Urban II et en 1139 par le Pape Innocent II, il a été déclaré que l'arbalète, qui pouvait trancher une armure métallique, était une arme impropre à être utilisée contre les chrétiens et constituait donc une infraction passible d'excommunication. Aucune de ces injonctions morales n'a eu beaucoup d'effet sur la pratique car, en fait, il ne s'agissait pas du tout d'un argument moral mais d'un argument esthétique et élitiste fondé sur l'objection des chevaliers de haute naissance et chèrement formés à être tués par des paysans de basse extraction et faiblement entraînés.

S'il n'était pas moralement répréhensible pour un archer de tuer un homme à une distance suffisante pour que l'archer ne court aucun risque, il est difficile de prétendre que les armes modernes sont plus répréhensibles parce que les distances sont plus grandes et les armes plus destructrices. En définitive, le but de la guerre n'est pas de s'engager dans un combat loyal. L'un des objectifs fondamentaux de la stratégie militaire est de créer une asymétrie et d'obtenir un avantage sur l'ennemi. L'artillerie déchiquette l'infanterie ennemie au-delà du champ de vision depuis plus d'un siècle, tandis que le bombardement aérien à haute altitude des villes a également plus de cent ans[14]Eric Germain, “Out of sight, out of reach: moral issues in the globalization of the battlefield”, International Review of the Red Cross, N° 900, 2015, [en ligne] … Continue reading.

La différence aujourd'hui est importante en nature, c'est-à-dire qu'en raison de l'évolution des technologies de l'information, notamment la largeur de bande des communications et la résolution des caméras, la guerre à distance est à la fois plus éloignée et plus intime.

Considérez l'expérience de combat d'un opérateur de drone à longue portée dont le lieu de travail réel peut se trouver à des milliers de kilomètres de la guerre. Grâce aux technologies avancées de communication et de vidéo utilisées avec ces systèmes, il ou elle aura une expérience paradoxalement intime de la bataille malgré la distance physique. Les caméras haute résolution zooment sur la bataille avec une granularité plus que suffisante pour identifier les individus. Les imageurs thermiques montrent avec une clarté macabre les restes brisés, éclaboussés et lentement refroidis des personnes tuées. Les communications radio en temps réel avec les alliés sur le terrain permettent une connexion audio au cœur des tensions de la bataille, y compris lors de blessures et de la mort de camarades.

À la fin de son service, cependant, l'opérateur remet l'engagement à quelqu'un d'autre et rentre chez lui, se réinstallant dans la vie civile « normale » pendant quelques heures jusqu'au service suivant, au cours duquel il pourrait bien être impliqué dans un autre combat, ailleurs, contre d'autres ennemis et avec d'autres alliés. Le passage entre les mondes de la guerre et de la paix n'est pas seulement abrupt, il est continu, car alors qu'un soldat sur le terrain n'a que rarement des contacts avec l'ennemi, sur l'ensemble du théâtre d'opérations dont un opérateur de drone est responsable, ces contacts peuvent être quotidiens[15]Voir John Kaag & Sarah Kreps, Drone Warfare (Cambridge: Polity, 2014, chap. 5..

La situation est investie d'un degré de pathos qu'il serait facile de sur-dramatiser. En fin de compte, les opérateurs de drones sont des soldats qui accomplissent leur devoir professionnel et qui, de plus, sont généralement soumis à l'examen de plusieurs niveaux de commandement, y compris à la surveillance parfois très intrusive des conseillers juridiques opérationnels (Legad). Cependant, comme Amnesty International l'a observé sur une période de cinq mois d'opérations de drones américains en Afghanistan en 2013, 90% des personnes tuées étaient des cibles involontaires. Cela fait beaucoup de morts à porter sur sa conscience[16]“US Deadly Drone Strikes”, Amnesty International, 18 May 2020, [en ligne] https://www.amnesty.org.uk/thank-you-us-deadly-drones.. En d'autres termes, la forme paradigmatique de l'usage de la force en cette « ère de l'information » a tendance à supprimer l'exposition au risque mutuel, la rationalisation traditionnelle du meurtre en temps de guerre, tout en augmentant la fréquence et la granularité de l'expérience du meurtre pour une fraction croissante de « guerriers » qui sauront, en fin de compte, que beaucoup de ceux qu'ils ont détruits étaient innocents. C'est un peu comme si Zeus frappait les humains depuis le mont Olympe avec des foudres, mais sans l'imperméabilité morale d'un dieu.

Deux autres domaines probables de développement technologique méritent d'être mentionnés. Le premier est le potentiel emploi de l'intelligence artificielle aux niveaux tactique et stratégique de la guerre. Pour dire les choses simplement, d'un point de vue moral en temps de guerre, il est extrêmement important de savoir qui l'on tue et pourquoi, car sans ces éléments, il est pratiquement impossible de construire un avis éclairé sur les questions de nécessité militaire et de proportionnalité qui sont fondamentales pour le Jus in bello. Ici, cependant, nous sommes confrontés au problème que les processus de pensée de l'intelligence artificielle sont assez opaques. En fin de compte, une guerre juste exige le plus grand discernement, vous devez savoir qui vous tuez. Nous pourrions cependant être confrontés à une situation dans laquelle l'ordinateur déclare qu’une action létale est impérative, sans pouvoir expliquer comment il est arrivé à ce calcul.

Là encore, il ne s'agit pas d'un problème strictement nouveau. Pendant la guerre du Vietnam, les efforts américains pour interdire les lignes d'approvisionnement communistes comprenaient le programme connu sous le nom d' « Igloo White », qui consistait à équiper la jungle de capteurs sismiques et acoustiques terrestres conçus pour alerter l’aviation des mouvements de l’ennemi masqués sous le couvert des feuilles. L'intention, selon les mots du sénateur Mike Gravel, un farouche opposant politique à la guerre, était de « transformer la terre du Vietnam en une machine à tuer automatisée[17]Voir Derek Gregory, “Lines of Descent”, in Peter Adey, Mark Whitehead, and Alison J. Williams, (eds.), From Above: War, Violence, and Verticality, London, Hurst, 2013, p. 55. ».  C'est l'origine du terme « signature strike », qui désigne une attaque militaire lancée essentiellement sur la base d'un calcul algorithmique de la présence probable d'un objet pouvant être légitimement ciblé, par opposition à l'observation réelle de cet objet.

La robotisation de la guerre n'est pas nécessairement immorale par définition. En effet, dépourvues de peur ou de remords, de l'instinct de conservation ou de la tendance au dérèglement qui affecte les humains dont le stock d'équanimité et de courage est inévitablement épuisé par le combat, les machines pourraient bien être particulièrement respectueuses des règles. Cependant, dépourvue de conscience humaine, une machine pourrait aussi s'avérer être un parfait génocidaire. En fin de compte, tout dépend de la façon dont un système d'armes automatisé a été programmé, ce qui ne fait que renvoyer la responsabilité morale des actions entreprises par le programme aux humains qui l'ont créé.

Une seconde technologie qui présente le potentiel de modifier le visage fondamentalement humain de la guerre est la pharmaceutique. Des médicaments qui modifient la façon dont les souvenirs traumatiques sont attachés à la psyché des gens ont déjà été développés[18]Joanna Bourke, “Propranolol and the Politics of Forgetting Rape”, SH+ME, 17 March 2020, [en ligne] https://shame.bbk.ac.uk/blog/propranolol-and-the-politics-of-forgetting-rape/ . Initialement censés être une aide médicale pour les victimes de viol, ces médicaments n'éliminent pas le souvenir de l'agression violente contre la dignité d'une personne, mais ont plutôt pour effet de le séparer des parties du cerveau qui enregistrent l'événement comme ayant été traumatisant. C'est comme si une chose terrible était indéniablement arrivée à quelqu'un, mais qu'au lieu de déchirer la personnalité de la victime, elle était mentalement classée comme un événement sans grande conséquence psychologique. En fait, il s'agit d'une anesthésie morale qui n'enlève pas la douleur, mais qui produit l'effet de ne pas s'en soucier autant. Compte tenu du danger connu de l'inévitabilité d'une blessure morale en cas d'exposition à la violence de la guerre, il est parfaitement possible de construire un argument éthique en faveur de l'endormissement de la conscience des soldats. Après tout, nous prescrivons des prophylaxies contre la malaria, le tétanos et bien d'autres menaces apparentes pour la santé des militaires, alors pourquoi ne pas les inoculer contre le regret et la culpabilité ?

En d'autres termes, nous avons peut-être autant raison de craindre la machinisation des humains que l'humanisation des machines. Il est difficile de juger des conséquences à long terme de ces évolutions. Le caractère de la guerre change constamment à mesure que les sociétés dont elle émerge évoluent. Elle n'a pas de direction téléologique. Elle a autant tendance à revenir en arrière vers une forme plus ancienne et reconnaissable qu'à aller de l'avant vers une forme nouvelle et méconnaissable ; souvent, elle se transforme en une combinaison d'ancien et de nouveau. D'autre part, l'avènement de certaines technologies comme l'intelligence artificielle ainsi que les moyens pharmacologiques et autres de modifier la perception humaine pourraient bien changer la nature de la guerre. Jusqu'à présent, la guerre a été la quintessence de l'être humain - combattue par des humains pour des raisons humaines, au prix d'êtres humains, moralement et physiquement. Si cela devait changer, les conséquences seraient profondes et d'une grande portée.

Conclusion

Pendant des siècles, les humains se sont demandé si les codes moraux qui, selon eux, s'appliquent à toute autre conduite, concernent aussi la lutte armée. Peut-être n'y a-t-il pas de place pour la moralité dans la guerre ? Carl von Clausewitz, le philosophe prussien de la guerre, a fait remarquer que les pires erreurs des conflits étaient causées par l'intervention bien intentionnée de personnes pacifiques. On pourrait ainsi faire valoir que l’entrée en guerre fait franchir le seuil d'un univers moral différent dans lequel l’impératif majeur est de gagner aussi vite que possible en minimisant la durée des souffrances. C'est ce que l'on pourrait appeler la perspective réaliste. Les pacifistes, eux, pourraient voir dans cette vision de la guerre juste qu’une simple tentative d’exonérer la guerre du puits abyssal d'immoralité qu’elle génère. Nous sommes d'avis que des normes morales doivent être maintenues dans tous les aspects de la vie humaine, y compris la guerre, sinon nous risquons de miner notre idéal de civilisation.

Alors, comment procéder ?

La pensée de la guerre juste a traditionnellement tenté de fournir des lignes directrices pour déterminer quand la guerre est moralement justifiée et de quelle manière elle peut être menée. De nos jours, cela se manifeste dans des organismes internationaux tels que les Nations Unies qui tentent, de manière plutôt inefficace il faut l'admettre, de réglementer comment et pourquoi les nations se battent entre elles. L'effort, cependant, en vaut la peine et ne doit pas être abandonné. Notre époque semble s'être débarrassée des arguments religieux en faveur d'une conduite morale cohérente et bonne. Cette exclusion est non seulement préjudiciable à nos soldats, mais aussi stratégiquement débilitante et corrosive pour la santé culturelle. La manière dont nous pourrions revenir au statu quo ante n'est pas évidente, ce qui signifie qu'un argument séculier en faveur d'une conduite morale cohérente est nécessaire. Nous ne pouvons pas espérer en trouver un si les affaires publiques sont détachées de la philosophie morale et de ses références religieuses. Les principes de la guerre juste, s'ils sont rigoureusement formulés, sont attrayants car ils s'opposent au relativisme moral qui est la position par défaut en politique. La réaffirmation qu'il existe des faits moraux et qu'ils doivent être des impératifs contraignants s'oppose au relativisme moral qui domine les sphères politiques et diplomatiques du temps présent.

 

Notes

Notes
1 Voir David Fisher, Morality and War: Can War be Just in the 21st Century?, Oxford, Oxford University Press, 2011, chap. 4.
2 C'est l'idée datée, mais toujours aussi provocante d’actualité, qui sous-tend le célèbre essai d'Edward Luttwak, "Give War a Chance", Foreign Affairs, 1999.
3 Voir Dexter Filkins, The Forever War, New York, Vintage, 2009.
4 Voir S.L.A. Marshall, Men Against Fire, Norman, OK, University of Oklahoma Press, 2000.
5 Ibid. Voir également Roger Spiller, “S.L.A. Marshall and the Ratio of Fire”, RUSI Journal, December 1988.
6 Pour une discussion faisant autorité en la matière, voir Anthony King, The Combat Soldier: Infantry Tactics and Cohesion in the Twentieth and Twenty-First Centuries, Oxford, Oxford University Press, 2013, chapitres 3 et 4.
7 Rupert Brooke, “The Soldier, The Poetry Society”, [en ligne] https://poetrysociety.org.uk/poems/the-soldier/
8 Voir Lawrence Freedman, “On War and Choice”, The National Interest, 2010, pp. 9-16.
9 Mark de Rond, Doctors at War: Life and Death in a Field Hospital, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2017, p. xii.
10 Kyle Atwell, “The War That Shall not be Named”, Modern War Institute, 23 January 2023, [en ligne] https://mwi.usma.edu/the-war-that-shall-not-be-named-lessons-from-afghanistan-for-the-army/
11 Voir Romeo Dallaire, Shake Hands with the Devil: The Failure of Humanity in Rwanda, London, Arrow, 2005.  
12 John Cantwell, Exit Wounds: One Australian’s War on Terror, Melbourne, Melbourne University Press, 2012, p. 13.
13 Edgar Jones, “Moral Injury in a Time of War”, The Lancet, 5 May 2018.
14 Eric Germain, “Out of sight, out of reach: moral issues in the globalization of the battlefield”, International Review of the Red Cross, N° 900, 2015, [en ligne] https://www.icrc.org/en/international-review/article/out-sight-out-reach-moral-issues-globalization-battlefield
15 Voir John Kaag & Sarah Kreps, Drone Warfare (Cambridge: Polity, 2014, chap. 5.
16 “US Deadly Drone Strikes”, Amnesty International, 18 May 2020, [en ligne] https://www.amnesty.org.uk/thank-you-us-deadly-drones.
17 Voir Derek Gregory, “Lines of Descent”, in Peter Adey, Mark Whitehead, and Alison J. Williams, (eds.), From Above: War, Violence, and Verticality, London, Hurst, 2013, p. 55.
18 Joanna Bourke, “Propranolol and the Politics of Forgetting Rape”, SH+ME, 17 March 2020, [en ligne] https://shame.bbk.ac.uk/blog/propranolol-and-the-politics-of-forgetting-rape/
Pour citer ce document :
David Betz & Charles Betz, "La force morale dans la guerre – version française". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°41 [en ligne], janvier 2023. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/la-force-morale-dans-la-guerre-version-francaise/
Bulletin
Numéro : 41
janvier 2023

Sommaire du n°41

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Auteur.e.s

David Betz, professeur au département des études sur la guerre du King’s College de Londres

Charles Betz, étudiant en philosophie à l’Université de Cambridge

Texte traduit par Anne Lancien

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