Bulletin N°33

octobre 2019

La Knesset approuve en première lecture le projet de loi sur la conscription

Alain Dieckhoff, Philippe Portier

Alors qu’Israël, empêtré dans une énième crise politique, se dirige vers de nouvelles élections le 2 mars 2020 et que Benjamin Nétanyahou, charismatique et autoritaire Premier ministre depuis plus 2009 (et avant cela, de 1996 à 1999) est mis en accusation pour des faits de corruption, comme toujours la Ressource(S) du mois propose de traiter cette actualité en adoptant une perspective plus structurelle et plus distancée, moins « chaude ». Ainsi Alain Dieckhoff, directeur du Ceri et spécialiste d’Israël, décrypte ici l’une des pommes de discorde récurrentes au sein de la classe politique israélienne, qui obère d’autant les potentielles ententes entre les différents partis politiques. En effet, comme l’analyse le chercheur, l’épineuse question de la conscription demeure un débat ouvert et brûlant. En cause, le cas singulier des jeunes ultra-orthodoxes.

La Knesset approuve en première lecture le projet de loi sur la conscription

Article publié sur le site de la Knesset, le 3 juillet 2018

Le projet de loi formalisant la conscription des étudiants ultra-orthodoxes des yéchivot (académies religieuses) a été adopté en première lecture à la Knesset par 63 voix contre 39.

L’actuelle loi sur le service militaire (amendement n°25) doit expirer en septembre après que la Haute cour de justice [la Cour suprême d’Israël lorsqu’elle examine les recours contre les autorités gouvernementales] l’ait déclarée inconstitutionnelle. La Knesset doit donc voter une nouvelle loi avant cette échéance.

Les objectifs de conscription fixés dans le projet de loi sont, dans un premier temps, de 3 000 étudiants ultra-orthodoxes appelés sous les drapeaux [chaque année] tandis que 600 autres devront effectuer un service national civil. Passée une période d’adaptation de deux années au cours desquelles les sanctions ne seront pas appliquées aux yéchivot qui ne rempliront pas les quotas, les yéchivot qui rechignent à encourager la conscription seront frappés par des sanctions financières [réductions du financement] si elles sont en deçà d’un taux de conscription de 95%.

Le vice-ministre de la defense Eli Ben Dahan [Foyer juif, parti sioniste-religieux] a défendu le projet de loi et dit : « nous nous occupons d’une question qui fait partie du délicat tissu unissant les Israéliens. Alors que nous nous préparons à agir, nous devons nous assurer que ce tissu ne sera pas déchiré. Nous n’avons pas l’intention d’aller dans les yéchivot et d’en faire sortir ceux qui étudient la Torah. Quiconque étudie la Torah comme occupation régulière pourra continuer à le faire. Mais ceux qui ont cessé d’étudier la Torah seront enrôlés. Cette absence de conscription durant des décennies ne peut se poursuivre ».

Le député Yaïr Lapid [membre du parti Yesh Atid, dans l’opposition] dit : « alors que nous siégeons ici, les ultra-orthodoxes protestent violemment dans les rues de Jerusalem contre le projet de loi car ils savent qu’il conduira à davantage de conscriptions dans leurs rangs et à leur entrée sur le marché du travail. ...Un pays ne peut exister alors que certains citoyens ont des droits et des devoirs tandis que d’autres n’ont que des droits et sont exemptés de toute obligation. Nous ne pouvons demander à nos enfants d’aller à l’armée et de risquer leurs vies alors que d’autres enfants sont défendus par des partis qui s’assurent qu’ils n’iront pas à l’armée et ne risqueront pas leurs vies. La conscription n’est pas un fardeau ; c’est un devoir sacré de défendre l’Etat et le peuple d’Israël ».

Le député Israël Eichler [membre de Judaïsme unifié de la Torah, formation ultra-orthodoxe appartenant à la coalition gouvernementale] déclare : « je ne débats pas ici du droit des juifs à étudier la Torah sur la Terre d’Israël. Il n’y a pas de droit moral à imposer des sanctions à l’encontre de ceux qui étudient la Torah. Imaginez si quelqu’un proposait d’imposer des sanctions aux universités qui ne défendent pas les valeurs juives ! Quel culot de décider ce qui fait du peuple d’Israël une nation ! ». Il propose « l’établissement d’une armée professionnelle dans laquelle celui qui choisira d’être enrôlé sera apprécié et correctement payé ».

Le vice-ministre de la Défense Eli Ben Dahan, a quant à lui, annoncé : « ceux qui rejoignent l’armée honorent de nombreux commandements [religieux]. Il n’y a pas deux côtés ici. Ceux qui étudient la Torah et les soldats ont un même et seul but : préserver le peuple d’Israël sur la terre d’Israël. Ceux qui étudient la Torah doivent respecter et être reconnaissants envers Tsahal qui défend Israël, et les soldats doivent respecter les étudiants de la Torah qui préservent aussi la nation d’Israël ».

Traduit de l’anglais par l’auteur, source :
https://main.knesset.gov.il/EN/News/PressReleases/Pages/Pr13950_pg.aspx

Un an et demi après ce débat parlementaire, la loi sur la conscription n’a toujours pas été adoptée. Plus même, elle est à l’origine d’une crise gouvernementale sans précédent. Fin décembre 2018, avec une majorité parlementaire très faible qui se trouvait à la merci des partis ultra-orthodoxes (Judaïsme unifié de la Torah, Shas), le Premier ministre Benjamin Nétanyahou choisissait de provoquer des élections anticipées. Las, le scrutin du 9 avril 2019, bien qu’ayant donné un avantage au bloc de droite, ne permit pas la formation d’un gouvernement. Avigdor Lieberman, leader du parti russophone Israël Beitenou, et ancien ministre de la Défense, exigeait pour prix de son entrée au gouvernement la mise en œuvre intégrale de la loi. Parallèlement, les députés ultra-orthodoxes (16 sièges au total en avril) qui, bien que membres de la coalition gouvernementale, avaient voté contre le projet réclamaient l’exact inverse : la révision du texte législatif pour le vider de sa substance afin de permettre le maintien du système d’exemption quasi totale dont bénéficient actuellement les jeunes hommes ultra-orthodoxes. Cette impasse devait amener B. Nétanyahou a tenté un coup de poker : organiser de nouvelles élections en septembre en espérant en sortir conforté. Malheureusement pour lui, cette manœuvre a échoué. La situation est plus bloquée que jamais : les ultra-orthodoxes ont conservé leurs 16 sièges tandis que Israël Beitenou a obtenu 8 sièges (contre 5 en avril).

L’exemption des jeunes ultra-orthodoxes – alors que les Israéliens juifs sont en principe appelés sous les drapeaux à 18 ans[1]Les jeunes femmes sont aussi appelées sous les drapeaux mais 25% sont d’emblée exemptées parce qu’elles déclarent mener une vie respectueuse des préceptes religieux. - n’est pas récente. David Ben Gourion, premier Premier ministre d’Israël, avait accepté cette concession afin que l’Agoudat Israël, le parti « historique » de l’ultra-orthodoxie, ne s’oppose pas à la création de l’Etat. Mais, dans les années cinquante, ce sont quelques centaines de personnes qui étaient concernées chaque année ; aujourd’hui, elles sont plusieurs milliers. Environ 75% des juifs d’une cohorte d’âge donnée effectuent leur service militaire mais le motif majeur d’exemption du quart restant est, à hauteur de 15%, « l’étude de la Torah »[2]Les autres motifs d’exemption sont de nature médicale, judiciaire (condamnation pénale), résidentielle (Israéliens vivant à l’étranger). .

Commençons par préciser que la remise en cause de ce privilège n’est pas une demande expresse de l’armée. La hiérarchie militaire de Tsahal est favorable à l’évolution qu’ont connu beaucoup d’armées occidentales vers une professionnalisation croissante. Enrôler des jeunes ultra-orthodoxes, dénué d’une formation de base générale, ne suscite guère d’enthousiasme. Toutefois, tant que le modèle de référence demeure celui de la « nation en armes », l’exemption assez générale dont bénéficient les ultra-orthodoxes suscite l’exaspération des juifs laïcs (et sionistes-religieux) qui y voient, à juste titre, une rupture d’égalité. C’est d’ailleurs au nom de ce principe que la Cour suprême d’Israël exige que le gouvernement mette en place un service militaire universel (pour les hommes). En fait, la non-conscription des ultra-orthodoxes fait actuellement peser une charge indue sur les autres segments de la population juive. Pour le dire autrement, si l’armée veut maintenir un niveau de motivation suffisant, la durée du service militaire (actuellement 32 mois pour les hommes) devrait être réduite ce qui requiert inévitablement la conscription des ultra-orthodoxes.

A vrai dire, cette dernière existe déjà en partie, sur une base volontaire. Depuis vingt ans, des dispositifs particuliers (bataillon Netzah Yehouda, programme Shahar) ont été mis en place pour les ultra-orthodoxes, avec un relatif succès : en 2007, seulement 300 ultra-orthodoxes rejoignaient l’armée ; en 2017, ils étaient dix fois plus nombreux. La raison principale de ce développement tient à une raison économique : le service militaire est un moyen d’obtenir des compétences professionnelles qui pourront être, après la fin du service, valorisées sur le marché du travail. Le résultat est spectaculaire puisque 88% des ultra-orthodoxes trouvent un emploi après avoir été libérés de leurs obligations militaires. Cette acquisition de savoir-faire est devenue indispensable car le modèle de la « société des érudits » où les hommes se consacrent exclusivement à l’étude de la Torah n’est plus tenable. Toutefois, même si la raison principale pour rejoindre l’armée est de nature pragmatique, cette immersion dans une autre institution que la yéchiva a des effets sur les recrues : elle développe chez eux le sentiment d’appartenir, en dépit de leur différence, à une même communauté nationale[3]Asaf Malchi : Citizenship and Military Service in Ultra-Orthodox Society, Israel Democracy Institute, Janvier 2019 : https://en.idi.org.il/articles/25549. C’est d’ailleurs précisément cette évolution que les dirigeants ultra-orthodoxes craignent par-dessus tout car ils veulent préserver le contrôle absolu sur leurs communautés, séparées du reste de la société israélienne. La conscription obligatoire qui favorise a minima la cohabitation entre Israéliens de background différents est, donc, logiquement, combattue avec véhémence.

La bataille n’est pas terminée.

Notes

Notes
1 Les jeunes femmes sont aussi appelées sous les drapeaux mais 25% sont d’emblée exemptées parce qu’elles déclarent mener une vie respectueuse des préceptes religieux.
2 Les autres motifs d’exemption sont de nature médicale, judiciaire (condamnation pénale), résidentielle (Israéliens vivant à l’étranger).
3 Asaf Malchi : Citizenship and Military Service in Ultra-Orthodox Society, Israel Democracy Institute, Janvier 2019 : https://en.idi.org.il/articles/25549
Pour citer ce document :
Alain Dieckhoff, Philippe Portier, "La Knesset approuve en première lecture le projet de loi sur la conscription". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°33 [en ligne], octobre 2019. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/la-knesset-approuve-en-premiere-lecture-le-projet-de-loi-sur-la-conscription/
Bulletin
Numéro : 33
octobre 2019

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Auteur.e.s

Alain Dieckhoff, directeur de recherche au CNRS & directeur du CERI

Philippe Portier, directeur d’études à l’EPHE, GSRL

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