Bulletin N°23

novembre 2018

La Norvège, un pays sécularisé ?

Frédérique Harry

Quand l’Eglise luthérienne norvégienne se sépare de l’Etat en 2012, l’événement ne prête finalement qu’à quelques colonnes dans les journaux norvégiens et autant de murmures dans les couloirs du Parlement. Il marque pourtant un tournant historique dans l’histoire du royaume où l’Eglise a été associée au pouvoir politique depuis la Réforme. La culture du consensus qui est de mise en Norvège n’y est probablement pas pour rien : la séparation fait l’unanimité des députés et de la population. Pour les uns, la religion est une question personnelle, voire privée, et le modèle institutionnel de l’Eglise est un archaïsme dans une société largement sécularisée et diversifiée, tant sur le plan des croyances que des non-croyances ; pour d’autres, ce « divorce » fait les affaires de l’Eglise : celle-ci y gagne en liberté face à un pouvoir politique s’immisçant parfois un peu trop directement dans certaines affaires. C’est un curieux paradoxe qu’offre ainsi à voir la Norvège : à la fois terre luthérienne séculaire – où la nationalité et la religion luthérienne d’Etat sont longtemps allés de pair –, et lieu d’une sécularisation avancée, le cas du royaume septentrional jette aujourd’hui un éclairage sur les apparentes contradictions de notre modernité religieuse.

Droits et institutions

Dans le sillage de la Convention européenne des droits de l’homme, ratifiée en 1953 par la Norvège, le pays s’engage à respecter l’article 9 qui reconnaît la liberté de religion, de pensée et de conscience comme droit fondamental. Cela oriente l’évolution juridique du pays au cours de la seconde moitié du 20e siècle : il s’agit d’un long processus d’harmonisation du droit national aux exigences de la Convention, dans un contexte où il existe encore une religion d’Etat. Tout au long du 20e siècle, la Norvège tente ainsi de résoudre l’équation entre le maintien d’une Eglise nationale et la reconnaissance d’une diversité religieuse accrue qui doit voir ses droits à la liberté de croyance et de pratique respectés. Si l’Eglise luthérienne est encore majoritaire, son monopole est désormais remis en question par la présence d’églises protestantes, catholiques ou orthodoxes qui représentent 6,4% de la population totale, de minorités musulmanes (environ 3,8 % de la population norvégienne) ou d’associations humanistes (environ 1,7 % à l’échelle nationale)[1]Les pourcentages indiqués sont calculés sur la base des données recueillies par le Centre Statistique de Norvège (Statistisk sentralbyrå) pour l’année 2017. Le pourcentage indiqué pour les … Continue reading. Il faut y ajouter les nombreuses autres religions minoritaires présentes en Norvège (bouddhisme, sikhisme, judaïsme, etc.) et tous ceux qui ne se déclarent d’aucune religion.

Il s’agit, dans ce contexte, d’assurer le traitement égal de tous les croyants, tout en conservant une Eglise d’Etat, dont le statut est encore défini par la Constitution, et des communautés religieuses, régies par le droit civil. L’année 2012, avec la séparation de l’Eglise et de l’Etat et les modifications constitutionnelles qui s’ensuivent, marque ainsi une étape supplémentaire sur cette voie.

Ce n’est que progressivement que l’égalité est approchée : toutes les communautés religieuses officiellement reconnues touchent des subventions publiques – ceci étant destiné à rétablir l’inégalité d’un financement étatique de l’Eglise –, leurs actes liturgiques, comme le mariage, sont valables sur le plan administratif, dès lors que les communautés sont reconnues par les pouvoirs publics. En pratique, cependant, l’équilibre n’est pas toujours simple à trouver. L’enseignement des religions dans le système éducatif public en offre un bon exemple. Tant que le luthéranisme a été religion d’Etat, il a été enseigné dans les écoles du royaume. Il ne s’agissait alors pas d’un enseignement culturel ou historique mais d’un enseignement confessionnel. Les gouvernements successifs ont adapté le contenu pour évoluer vers un enseignement de nature plus historique ou culturelle et ont intégré d’autres religions, comme l’islam, le catholicisme, le judaïsme et le bouddhisme.

La question des religions dans l’enseignement reste cependant éminemment sensible. L’école, soumise aux considérations politiques, fait l’objet de débats réguliers qui illustrent la négociation permanente autour de la place accordée aux religions et autres philosophies. La modification du programme scolaire des enseignements religieux, proposée par le premier gouvernement d’Erna Solberg (2013-2017), s’inscrit ainsi dans le sillage délicat de l’affaire Folgerø qui a mené à la condamnation de la Norvège par la Cour européenne des droits de l’homme en 2007. Dix ans plus tôt, en effet, était introduit un nouveau programme du cours de religion, comportant des éléments confessionnels et incluant la participation à certains rites, comme le culte de fin d’année ou les célébrations de Noël dans les églises du royaume. Le Conseil musulman et l’Association humaniste éthique (Human Etisk Forbund) ont alors engagé, avec des parents d’élèves, des procédures judiciaires contre l’Etat en exigeant un droit de dispense total, et ont saisis, après plusieurs échecs en Norvège, la Cour européenne. La Cour condamne la Norvège et souligne l’absence d’approche objective, critique et pluraliste. Le royaume réagit dès l’année suivante et un nouveau programme est conçu : le cours doit désormais veiller à l’égalité de la représentation des religions tout en rappelant, dans son premier paragraphe, que « l’apprentissage doit se baser sur les valeurs fondamentales du christianisme et de l’humanisme comme le respect de la valeur humaine et de la nature, la liberté de conscience, l’amour du prochain, le pardon, l’égalité, et la solidarité, des valeurs qui s’expriment aussi dans d’autres religions et philosophies de vie[2]« Opplæringa skal byggje på grunnleggjande verdiar i kristen og humanistisk arv og tradisjon, slik som respekt for menneskeverdet og naturen, på åndsfridom, nestekjærleik, tilgjeving, likeverd … Continue reading ».

Négocier la place de la religion

Le royaume doit inventer des solutions aux questions que posent des sociétés diversifiées, au prix, parfois, de quelques hésitations. Ainsi, quand une aspirante musulmane de l’école de police demande, en 2009, de pouvoir travailler tout en conservant son voile, les autorités donnent leur accord de principe. L’opinion publique et la police s’emparent de l’affaire dans les médias. Face à la réaction, les autorités reviennent sur leur décision et interdisent les signes religieux et politiques pour ceux qui assument des fonctions régaliennes, considérant qu’ils signalent un particularisme incompatible avec leur exercice.

C’est en effet un équilibre subtil qu’il faut trouver entre liberté de religion, délimitation des sphères d’expression et égalité entre tous. La question du voile à l’école, autorisé au nom de la liberté religieuse, en rebat, par exemple, régulièrement les cartes. Il y a une véritable hésitation – si ce n’est une gêne politique évidente – à légiférer sur cette question, de crainte de mettre à mal le principe de liberté religieuse, essentiel, et de stigmatiser une partie de la population. Dès lors, la question du voile, particulièrement à l’école, devient une non-question, soigneusement évitée par les pouvoirs publics qui en appellent au principe essentiel de la liberté religieuse. Mais l’harmonie ne dure pas : le parti populiste (Fremskrittspartiet – Parti du Progrès) ouvre une première brèche en proposant de voter l’interdiction de la burqa, en s’inspirant de l’exemple français. En 2013, le Parlement qui craint entre autres une nouvelle condamnation de la Cour européenne suite à l’affaire Folgerø, rejette quasi-unanimement ce projet de loi. Mais l’année suivante, la Cour européenne ne condamne pas la France dans le procès qui l’oppose à une femme désireuse de porter un voile intégral et ce jugement modifie les lignes politiques norvégiennes. Certaines figures du Parti social-démocrate (Arbeiderparti), comme la charismatique Hadia Tajik (d’origine pakistanaise), exigent désormais l’interdiction du voile dans les écoles du royaume. Si la décision n’est pas encore unanime, et les discussions houleuses, un sondage de juin 2018[3]Jan-Paul Brekke et Ferdinand Andreas Mohn, Holdninger til innvandring og integrering i Norge, Integreringsbarometeret 2018, Rapport 2018: 8, Institutt for Samfunnsforskning. vient confirmer l’évolution de l’opinion norvégienne : deux tiers des sondés se déclarent désormais en faveur de l’interdiction du voile dans les écoles.

Si les controverses scolaires, à l’instar de l’affaire Folgerø, ont su réunir des croyants et des humanistes éthiques autour d’un combat commun contre la domination luthérienne, il faut bien y voir une union de circonstance. En effet, la Norvège tend vers une remise en question de certaines pratiques, soutenue par une partie importante de la population. Parmi elle, l’influente Association humaniste éthique, qui milite pour une laïcisation accrue des institutions et contre les influences religieuses dans le domaine public. L’association entre dans la catégorie des « communautés philosophiques[4]« Livsynssamfunn » : littéralement « communauté partageant une certaine vision de la vie ». Le terme s’emploie pour qualifier les associations qui prônent une vision éthique et humaniste de … Continue reading» et jouit par conséquent des droits équivalents de ceux des autres communautés religieuses : droits aux subventions publiques calculées au prorata des adhérents ou droit de célébrer des actes rituels, comme des baptêmes, confirmations, mariages ou enterrements lors de cérémonies laïques dont la validité administrative est reconnue par l’Etat.

Véritable spécificité du système norvégien, le statut même de cette association comme communauté philosophique, témoigne d’une gestion de la pluralité religieuse et philosophique fondée sur la reconnaissance positive de ces communautés. Les dispositifs fiscaux, les subventions publiques et la gestion directe par les ministères, fondées sur un suivi statistique national, sont héritées d’un système organisé, à l’origine, autour d’une Eglise d’Etat dont le monopole s’est peu à peu effrité. Devant assurer l’égalité de tous, la Norvège fait le choix de la reconnaissance publique de ses communautés, loin d’un modèle laïque « à la française », qui demeure l’objet de renégociations permanentes dans un contexte d’européanisation de ces problématiques.

Diversité religieuse

Signe de la diversification incontestable de la société norvégienne, le nombre des personnes qui se déclarent officiellement membres d’une communauté religieuse augmente régulièrement depuis le début des années 2000. Le protestantisme, dans toute sa diversité, reste le premier groupe religieux de Norvège. Il connaît une phase de décroissance incontestable, même s’il faut nuancer la situation selon les sous-groupes qui le compose. L’Eglise norvégienne est particulièrement touchée par l’érosion de ses membres. 53,6 % des enfants d’une génération sont aujourd’hui baptisés. Si le chiffre peut paraître encore élevé, il accuse en réalité un recul de 8,4 % en quatre ans[5]Kirkelig årsstatistikk 2018, Statistisk Sentralbyrå, 2018., laissant voir la baisse du nombre total des adhérents. À l’inverse, l’islam et le catholicisme, par exemple, encouragés par l’arrivée d’immigrants d’Europe de l’Est ou d’Asie, comme la Pologne ou les Philippines, comptent désormais autour de 150 000 membres déclarés et se positionnent parmi les communautés en développement, ceci étant particulièrement visible dans la capitale, Oslo.

Les chiffres n’indiquent toutefois rien quant aux évolutions qui touchent les pratiques individuelles. Ils ne prennent pas en compte les membres périphériques de ces communautés religieuses, ni ceux qui n’ont pas fait les démarches officielles pour y adhérer. Cela pose problème, car il n’est pas rare que les uns et les autres fassent du « shopping » et fréquentent différentes communautés, sans se soucier des différences confessionnelles qui peuvent exister.

Croyances et pratiques religieuses subsistent mais peuvent évoluer de façon plus libre et individualisée. L’arrimage institutionnel perd de son importance et les croyances prennent parfois des traits inattendus : la princesse Martha Louise, elle-même, se revendique médium et fonde une école pour communiquer avec ses anges gardiens. Les indicateurs de croyance en la réincarnation ou d’autres phénomènes sont en hausse, et de nouvelles communautés religieuses apparaissent chaque année, comme par exemple les adeptes de l’Asatro[6]Communauté néo-païenne fondée sur la mythologie nordique. . Si la reconnaissance officielle de cette religion a posé problème, au motif, selon les tribunaux, que le corpus théologique n’était pas assez clair, les associations représentatives de ce culte ont finalement obtenu le statut officiel de communauté religieuse avec les droits qui y sont associés.

Bien que les individus tendent à être moins attachés aux liens institutionnels, les communautés religieuses ont, pour leur part, besoin de fidéliser leurs membres pour recevoir des subsides de l’Etat. Cette situation amène les communautés religieuses à faire du « branding », dans un marché où la concurrence est élevée. Tout l’enjeu consiste à défendre une identité claire afin de garder et gagner de nouveaux membres. Si cela peut paraître un simple détail, il n’en est rien : à ce jeu, les communautés religieuses aux messages plus tranchés s’en sortent souvent mieux que celles qui défendent une ouverture liée à leur diversité intrinsèque comme, par exemple, l’Eglise norvégienne, éminemment, car génétiquement, plurielle.

Alors que le récit collectif d’une religion nationale paraît aujourd’hui de plus en plus archaïque, le religieux semble bel et bien se raconter de façon plus convictionnelle. On devient – ou l’on est – croyant car l’on croit. L’héritage familial, social ou national, s’il agit toujours activement en arrière-plan, s’articule à un récit convictionnel de l’adhésion religieuse. D’autres paramètres ont désormais une importance pour justifier l’adhésion religieuse, comme la socialisation au sein d’un groupe, l’accord avec l’idée ou la théologie promue par la communauté religieuse.

En conclusion, la situation norvégienne témoigne à la fois du recul des religions (selon ses modes traditionnels de croyance et de pratique), de sa sortie progressive des institutions étatiques, mais aussi de leurs transformations. Et c’est dans la recréation de liens extra institutionnels, selon des affinités parfois inattendues, qu’apparaissent les rouages d’un processus complexe. La disparition progressive d’une conception du religieux « par le haut », et de sa dimension éminemment nationale et étatique, le renvoie en effet à la société civile et aux individus qui la composent. Ce faisant, le religieux se raconte désormais plus souvent sur le mode de la conviction, qu’elle soit individuelle, familiale ou communautaire. Le désarrimage du religieux à ses ancrages sociaux et étatiques historiques le rend d’autant plus susceptible de devenir un substrat communautaire dont la société norvégienne doit saisir toute la complexité.

Notes

Notes
1 Les pourcentages indiqués sont calculés sur la base des données recueillies par le Centre Statistique de Norvège (Statistisk sentralbyrå) pour l’année 2017. Le pourcentage indiqué pour les minorités musulmanes est habituellement rectifié à la hausse, comme c’est le cas ici, pour donner une estimation plus précise, compte tenu de l’écart constaté entre les adhérents à des groupes religieux et ceux qui se déclarent pratiquants
2 « Opplæringa skal byggje på grunnleggjande verdiar i kristen og humanistisk arv og tradisjon, slik som respekt for menneskeverdet og naturen, på åndsfridom, nestekjærleik, tilgjeving, likeverd og solidaritet, verdiar som òg kjem til uttrykk i ulike religionar og livssyn og som er forankra i menneskerettane. » Lov om grunnskolen og den vidaregåande opplæringa.
3 Jan-Paul Brekke et Ferdinand Andreas Mohn, Holdninger til innvandring og integrering i Norge, Integreringsbarometeret 2018, Rapport 2018: 8, Institutt for Samfunnsforskning.
4 « Livsynssamfunn » : littéralement « communauté partageant une certaine vision de la vie ». Le terme s’emploie pour qualifier les associations qui prônent une vision éthique et humaniste de la vie, et participent à la remise en question de l’influence religieuse en Norvège.
5 Kirkelig årsstatistikk 2018, Statistisk Sentralbyrå, 2018.
6 Communauté néo-païenne fondée sur la mythologie nordique.
Pour citer ce document :
Frédérique Harry, "La Norvège, un pays sécularisé ?". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°23 [en ligne], novembre 2018. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/la-norvege-un-pays-secularise/
Bulletin
Numéro : 23
novembre 2018

Sommaire du n°23

Voir tous les numéros

Auteur.e.s

Frédérique Harry, maîtresse de conférence et chercheure au centre REIGENN – université Paris IV Sorbonne

Mots clés
Pays :
Aires géographiques :
Aller au contenu principal