Bulletin N°42-43

mai 2023

La politique ambigüe du Saint-Siège en Ukraine

François Mabille

Dramatique pour le peuple ukrainien, l’année 2022 aura manifesté l’impuissance des diplomaties occidentales à prévenir la guerre et réussir une médiation depuis le début du conflit. Parmi les échecs, on compte celui d’une organisation particulière sur la scène internationale : le Saint-Siège, qui sort de 15 mois de conflit à la fois affaibli par l’attitude du pape et fragilisé dans ses ressorts classiques. Rompant délibérément avec les usages diplomatiques (visite au siège de l’ambassade russe près le Saint-Siège), politiquement et éthiquement incapable d’adopter une grille de lecture fondée sur le droit international, usant d’expressions maladroites et ambigües (« guerre entre chrétiens », « aboiements » de l’OTAN aux portes de la Russie) le pape aura tout à la fois réussi à faire sermonner le nonce en Ukraine par le ministre ukrainien des affaires étrangères (août 2022[1][En ligne] https://www.la-croix.com/Religion/propos-pape-Daria-Dougouina-nonce-convoque-gouvernement-ukrainien-2022-08-26-1201230320.), obligé le Secrétaire d’Etat Parolin à présenter ses excuses au gouvernement russe (décembre 2022[2][En ligne] https://www.la-croix.com/Religion/Guerre-Ukraine-Vatican-sexcuse-propos-pape-minorites-tchetchenes-bouriates-2022-12-16-1201246874.), à s’aliéner autant les gréco-catholiques ukrainiens que le patriarcat de Moscou et se sera fait contredire à deux reprises par sa propre Secrétairerie d’État. Cette marginalisation inédite de la diplomatie pontificale n’est-elle que conjoncturelle ? En fait, sur ce sujet comme sur d’autres, il nous semble que les fictions sur lesquelles le Saint-Siège et le catholicisme reposent sont ébranlées et que les oscillations éthico-politiques constatées dans le cas ukrainien en dévoilent inopportunément les limites. On reviendra donc rapidement sur les ressorts classiques de la posture pontificale sur la scène internationale avant d’en souligner les difficultés d’application dans le contexte contemporain.

Caractéristiques du Saint-Siège sur la scène internationale

Au XIXe siècle, la question romaine[3] [En ligne] https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2017-3-page-5.htm., c’est-à-dire la période allant de 1870 à 1929 pendant laquelle l’unification italienne qui débouche sur l’annexion territoriale de Rome, siège du pouvoir pontifical,   remet en cause le statut international de la papauté, s’achève par les accords de Latran (11 février 1929[4][En ligne] https://mjp.univ-perp.fr/traites/1929latran.htm.) lesquels reconnaissent la souveraineté internationale du Saint-Siège (article 2), par la création de l’État de la Cité du Vatican (article 3) sur laquelle le Saint-Siège exerce une souveraineté et juridiction exclusive (article 4) – cette souveraineté et juridiction étant définies par le Saint-Siège par la promulgation de la Loi fondamentale de la Cité du Vatican le 7 juin 1929. L’article 24 des accords de Latran précise :

Le Saint-Siège, en ce qui touche la souveraineté qui lui appartient, même dans le domaine international, déclare qu'il veut demeurer et demeurera étranger aux compétitions temporelles envers les autres États et aux réunions internationales convoquées pour cet objet, à moins que les parties en litige ne fassent un appel unanime à sa mission de paix, se réservant en chaque cas de faire valoir sa puissance morale et spirituelle. En conséquence, la Cité du Vatican sera toujours et en tous cas considérée comme un territoire neutre et inviolable.

L’article 24 est le point focal des ambiguïtés du Saint-Siège sur la scène internationale. Il est l’héritier d’un processus contradictoire : celui qui voit le Souverain pontife (et ses États pontificaux) progressivement marginalisé dans les relations interétatiques jusqu’à la perte desdits États et tenter néanmoins d’y conserver un rôle. Cette ambition passe par trois affirmations de statuts différents mais interreliées :

  1. Celle de la « neutralité » du pape qui lui permet, notamment durant la question romaine, de proposer des missions de bons offices (médiation). La neutralité, notion travaillée dès 1821 au sein de la Curie romaine, est intégrée dans l’article 24 pour la Cité du Vatican, le Saint-Siège étant lui qualifié « d’étranger » aux compétitions temporelles : on reconnaît là l’influence du contexte historique, italien notamment.
  1. Celle du Saint-Siège comme « puissance », la notion étant fréquemment utilisée dans les années 30 par les juristes catholiques), pour contourner une réalité de fait : le Vatican, neutre, entre de surcroît dans la catégorie des « petits États » ; le risque est alors de le comparer à la Suisse, la Belgique ou encore au CICR ; la notion de « puissance morale » permet tout à la fois d’intégrer dans le statut du Saint-Siège post 1929 le travail de médiation effectué pendant la question romaine alors que le pape ne disposait plus de ses États, et d’affirmer une singularité sur la scène interétatique et internationale à la fois face aux États et la Société des Nations.
  1. La troisième affirmation sera proclamée dans une autre enceinte : celle d’une attitude de surplomb magistériel à l’égard de la société internationale et interétatique, Paul VI, le 4 octobre 1965, se déclarant à New York, « expert en humanité » afin d’apporter une « ratification morale et solennelle » à l’Assemblée générale de l’ONU.

S’affirme et s’achève alors un montage institutionnel, au sens de Pierre Legendre[5]Pour Legendre « l’institution s’inaugure avec la science elle-même », et cette science est celle du discours canonique médiéval qui se donne comme « discours unique et primordial de la … Continue reading, dans un « pouvoir sur scène (onusienne) », pour reprendre Balandier[6]Le pouvoir sur scènes, Balland, 1992., qui ne doit rien au hasard et établit tout à la fois une antériorité et une hiérarchie dans la capacité principielle à « ordonner » le monde. Mais si la neutralité de la Cité du Vatican est bien effective depuis 1929, l’extranéité du Saint-Siège à l’égard des compétitions temporelles et plus encore des idéologies et préférences politiques sont quant à elles largement fictives, comme le récent ouvrage de synthèse The Vatican and Permanent Neutrality[7]Marchall J. Breger and Herbert R. Reginbogin. Lexington Books, 2022.le démontre amplement. Les déclarations récentes du cardinal Parolin[8][En ligne] https://www.cath.ch/newsf/les-accords-du-latran-au-coeur-dune-table-ronde-au-vatican/. à propos de la « neutralité positive » ne font ainsi que confirmer la difficulté à conserver cette neutralité sur la scène internationale.

Au couple « neutralité/ extranéité » à l’égard des compétitions temporelles s’ajoute enfin une autre caractéristique du Saint-Siège dont on aurait tort de ne pas prendre toute la mesure : le Saint-Siège est dans une relation structurellement asymétrique à l’égard des États. Doté avec la Cité du Vatican d’un « État appareil » ou « État instrument », le Saint-Siège, sujet de droit international, ne dispose d’aucun des attributs habituels des États qui lui permettraient d’entretenir des relations classiques entre souverainetés politiques. La comparaison entre la composition des nonciatures et celle des ambassades met en lumière que le nonce, diplomate du Saint-Siège, ne peut représenter les intérêts économiques, financiers, militaires du Saint-Siège, qui est dépourvu de ces ressources. Dans les relations interétatiques bilatérales, les deux ressorts de la diplomatie pontificale montrent les limites de cette relation : a) le nonce vise à promouvoir les « intérêts » du Saint-Siège, à savoir promouvoir et protéger la liberté religieuse pour ses coreligionnaires[9]Voir l’ouvrage de Giovanni Barberini, Le Saint-Siège, Cerf, 2003. Chapitre IV : « les Intérêts du Saint-Siège ». Aux intérêts purement juridiques liés à l’exercice de la liberté … Continue reading, b) La capacité d’influence et d’action de la diplomatie pontificale dans un État dépend en grande partie de la force que représentent, dans le pays considéré, les catholiques, et de leur capacité d’organisation tant au sein de la société civile que dans l’ordre politique.

Hors enceintes dédiées au multilatéralisme, le cadre privilégié des relations diplomatiques pontificales est bilatéral (relations Saint-Siège-État) dans une perspective de coopération et de négociations des intérêts précédemment définis qui se jouent sous couvert de neutralité.

On perçoit ainsi les limites de ce type d’approche : elle intègre les Saint-Siège dans un jeu de relations bilatérales qui, en cas de tensions ou de conflits entre États avec lesquels le Saint-Siège entretient des relations, peuvent devenir contraignantes et obligent la diplomatie vaticane à des contorsions. On le voit très clairement dans le conflit ukrainien : le Saint-Siège entretenant des relations diplomatiques avec l’Ukraine[10]Relations diplomatiques établies le 8 février 1992, Jean-Paul II publiant le même jour le mémoire « Ucrainam Nationem » créant la nonciature apostolique en Ukraine. et avec la Russie, ayant même des visées communes reconnues avec l’État russe (comme ce fut affirmé lors de la visite à Moscou de Mgr Gallagher, secrétaire du Saint-Siège pour les relations avec les États en novembre 2021), toute prise de position se mesure alors à l’aune des représailles que les deux Etats considérés peuvent engager à l’encontre du pouvoir romain : réalité politique qui met le religieux à la marge, et place en tension directe l’éthique publique du Saint-Siège, la protection de ses intérêts (à commencer par l’existence d’un épiscopat et de diocèses) et sa politique de coopération avec les États tels que rappelés précédemment. L’absence de condamnation immédiate de la guerre déclenchée par la Russie doit s’évaluer dans ce jeu diplomatique où la liberté de l’Église catholique en Russie peut être concernée, au même titre que l’accord obtenu il y a quelques années, lors de l’annexion de la Crimée, pour que Moscou accepte que l’Église catholique de la Crimée annexée ne soit pas rattachée à la conférence épiscopale russe.

C’est dans ce cadre que peut – et doit – s’apprécier le rôle traditionnel revendiqué par le pape d’être médiateur en faveur de la paix. Mission traditionnelle de l’Église catholique, il s’agit-là néanmoins d’un trait marquant de l’actuel pontificat, une ligne de force qui s’apprécie dès 2013 avec la réception des leaders palestinien et israélien au Vatican, puis avec les médiations en Colombie, au Venezuela, en République centrafricaine, au Congo ou au Soudan. Mais cette volonté d’être médiateur doit s’analyser en fonction des pays concernés, du type de conflit et de la temporalité du conflit au sein de laquelle la proposition de médiation d’effectue. D’une certaine façon, l’approche bergoglienne qui consiste obstinément à vouloir la paix, à temps et à contretemps, quel que soit le contexte politique comme on l’a vu lors de son déplacement récent en Hongrie[11]En déplacement en Hongrie, le pape a de nouveau critiqué l’absence de solutions créatives en faveur de la paix et a annoncé que la diplomatie pontificale avait pris une nouvelle initiative en … Continue reading, inscrit davantage le pape dans le registre du militantisme pacifiste que dans celui de la médiation étatique qui est celle d’États comme la Suède ou la Suisse qui en ont fait un marqueur fort de leur diplomatie.

Le Saint-Siège et l’Ukraine : enjeux avoués, intérêts cachés

Les fondements principaux de la diplomatie pontificale étant rappelés, venons-en aux conséquences sur le conflit considéré, en commençant par son arrière-plan historique immédiat.

Jean-Paul II avait mis en place une diplomatie politico-religieuse ambitieuse, stratégie qui visait frontalement l’URSS communiste, athée et tutelle de la Pologne, et qui tendait à regagner les « terres perdues » du catholicisme en « Europe de l’Est », dans une perspective de nouvelle évangélisation reposant sur les « deux poumons » de l’Europe : ce qui ne fut pas sans tension avec le patriarcat de Moscou, après la chute de l’URSS. Son successeur, Benoît XVI, privilégiant la dimension idéologique illibérale du catholicisme, a préféré relancer le dialogue avec le monde orthodoxe, russe notamment, sur fond commun de critique du relativisme contemporain et de la décadence morale supposée des sociétés occidentales. Tout en reprenant l’espérance portée par Jean Paul II d’un déplacement à Moscou, le pape François a mis ses pas dans ceux de son prédécesseur. Lors de la rencontre qualifiée d’historique avec le patriarche Kirill à Cuba, peu d’observateurs ont lu attentivement le texte de la Déclaration commune (12 février 2016) qui constitue un alignement sans précédent de la diplomatie pontificale sur les priorités orthodoxes russes. Dans les paragraphes 14, 15 et 16, le pape cosignataire souligne ainsi le « renouveau sans précédent de la foi chrétienne qui se produit actuellement en Russie et en de nombreux pays d’Europe de l’Est, où des régimes athées dominèrent pendant des décennies » avant de reprendre à son compte les critiques orthodoxes traditionnelles à l’égard de l’Europe sécularisée et non respectueuse des libertés et convictions religieuses, id est, chrétiennes[12]« Dans le même temps, nous sommes préoccupés par la situation de tant de pays où les chrétiens se heurtent de plus en plus souvent à une restriction de la liberté religieuse, du droit de … Continue reading.

À cette similitude de vue sur la sécularisation et la décadence occidentale dont les récentes déclaration du pape en Hongrie devant V. Orban font écho, s’ajoute un aspect plus proprement politique : une commune dénonciation de la situation faite aux chrétiens du Proche Orient, qui oblige à souligner un second trait de l’approche bergoglienne également fréquemment occulté (sauf aux États-Unis) : sous François, le Saint-Siège apparait plus encore que sous ses prédécesseurs comme une « puissance » révisionniste, en opposition frontale avec le leadership américain et l’ordre international qui en découle : les « intérêts » du Saint-Siège apparaissent dans les premiers mois de son élection en 2013, le pape François ayant très rapidement vilipendé les velléités d’intervention nord-américaine en Syrie[13]Dans le cas précis, le pape se fait aussi le relais des communautés chrétiennes locales, tout en poursuivant son dialogue avec le patriarcat de Moscou et donc avec l’état russe, en vue d’un … Continue reading, doublant sa dénonciation de la politique d’Obama d’un appel pressant à Poutine, lors du G20 qui se déroulait à Moscou en 2013. Bien qu’ayant dénoncé toute attaque occidentale potentielle contre la Syrie, le pape n’a pas, à ce jour, adressé une quelconque critique à l’encontre des interventions militaires russes dans le pays considéré. La période 2014-2021 a été caractérisée par le soutien aux accords de Minsk sur fond de critiques à l’encontre du nationalisme des catholiques et gréco-catholiques (2014), par la venue de Poutine au Vatican (2015 et 2019) mais également par la visite de Mgr Gallagher en Russie en 2017 puis en novembre 2021 – visite durant laquelle sont affirmées des « convergences de vue »[14][En ligne] https://www.la-croix.com/Religion/Le-chef-diplomatie-vaticane-Mgr-Paul-R-Gallagher-visite-Moscou-2021-11-09-1201184396., notamment dans le domaine multilatéral –, quelques semaines avant le déclenchement de l’agression russe contre l’Ukraine. Et il aura fallu attendre le 3 mai 2022 pour que le pape prenne la décision de critiquer le patriarche Kirill de Moscou au sujet de son attitude face au conflit et dénonce publiquement le refus de Poutine d’accepter sa proposition de médiation, proposition du reste non conforme à l’article 24 des accords de Latran qui évoquent cette capacité médiatrice en cas de demandes unanimes des parties intéressées au conflit[15]« Article 24. Le Saint-Siège, en ce qui touche la souveraineté qui lui appartient, même dans le domaine international, déclare qu'il veut demeurer et demeurera étranger aux compétitions … Continue reading. Encore les déclarations pontificales au journal italien Il Corriere della Serra, le 12 mai 2022, étaient-elles à la fois contradictoires avec les principes que les représentants de cette même diplomatie ne cessaient d’énoncer depuis des semaines (refus de critiquer un quelconque responsable), et demeuraient-elles extrêmement ambigües, tant sur les causes du conflit que sur les voies à suivre pour en sortir, le pape demandant tout à la fois une rencontre avec Poutine tout en reconnaissant que cela lui est refusé et s’enfermant par ailleurs dans une attitude pacifiste, critiquant ainsi les livraisons d’armes à l’Ukraine et renvoyant dos à dos la Russie et l’OTAN accusé d’avoir « aboyé » aux frontières russes.

Au-delà des aspects généraux de la diplomatie du Vatican, l’attitude romaine s’explique plus précisément par deux enjeux interreliés : la visite évoquée de Gallagher, responsable des relations avec les États au sein de la Curie, auprès du gouvernement russe en novembre 2021, avait débouché sur des « convergence de vues et d’intérêts » et l’on peut raisonnablement estimer que la venue du pape en Russie figurait à l’agenda. Pour cela, condition préalable, une entente entre le Patriarcat de Moscou et le chef de l’Eglise catholique romaine, est nécessaire. Ce double volet religieux et politique contraint l’attitude du Saint-Siège à l’égard de l’Ukraine depuis l’indépendance du pays et à bien des égards, le sort de la communauté catholique ukrainienne n’apparait guère dans un premier temps comme une priorité. On l’a dit, en février 2015 déjà, le pape critiquait les évêques catholiques ukrainiens coupables, à ses yeux, d’un engagement politique. Et il aura donc fallu attendre avril 2002 pour entendre une dénonciation sans ambiguïté du sort de l’Ukraine – « l’Ukraine martyrisée », les propos antérieurs pouvant être interprétés des deux côtés, russe et ukrainien, à leur avantage, comme le soulignaient des universitaires ukrainiens de l’université catholique de Lviv, dans un webinaire organisé en avril par l’Institut des chrétiens d’Orient.

Conclusion

 Envisagée sur le court terme, c’est-à-dire de Maïdan (2013-2014) à nos jours, l’approche diplomatique du Saint-Siège soulève ainsi de nombreuses questions à la fois globalement sur son positionnement et plus précisément sur la guerre russe.

Globalement, c’est le statut d’un État neutre sur la scène internationale qui est questionné : le Vatican et le Saint-Siège (sous l’angle de l’extranéité dans les « compétitions temporelles ») n’échappent pas à la règle, sujet qui concerne dans le cas précis tant la Suède, la Finlande et la Suisse qui y apportent des réponses différentes, mais qui toutes soulignent les dilemmes de la neutralité[16]Voir sur ce sujet, la publication du Geneva Center for Security Policy : [en ligne] https://dam.gcsp.ch/files/doc/policy-brief-4-future-of-neutrality ; plus fondamentalement : Herbert R. Reginbogin … Continue reading. Dans ce cadre, et compte-tenu des prétentions éthiques du Saint-Siège, méritent d’être soulevées des interrogation plus précises.

1/ Quelle discussion le Saint-Siège doit-il entreprendre avec le régime politique russe ?

On l’a rappelé, les fondements de la diplomatie pontificale portent sur l’existence d’une Eglise catholique locale libre, avec des responsables nommés par le Pape. Cette exigence relève sur le plan diplomatique :

a / de la volonté du Saint-Siège de voir s’appliquer aux communautés catholiques locales la liberté de religion évoqué dans l’article 18 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme ou dans le Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques (1976) ;

b /des conséquences de l’universalisme revendiqué par le catholicisme, et donc de la dynamique missionnaire qui lui est propre. À ce stade, la question des régimes politiques ne se pose pas, et on a vu, notamment au 20ème siècle, l’indifférence de Rome à leur égard : le Saint-Siège négocie avec des États et non pas avec des régimes.

Mais à ce volet s’ajoute une diplomatie de coopération avec les États, particulièrement mise en évidence par Bergoglio. On se souviendra par exemple de sa visite au Parlement européen (2014), durant laquelle le pape argentin proposa l’aide de l’Église catholique dans les champs de l’éducation, de la lutte contre la pauvreté, de l’environnement, des migrants. Se pose alors la question éthique de la légitimité de cette coopération au regard du régime politique de l’État dans lequel cette proposition s’inscrit. Lorsqu’en novembre 2021, Gallagher rencontre les plus hauts responsables du gouvernement russe, et qu’est évoquée une convergence de vue et d’action, il y a implicitement un jugement qui n’est pas du ressort de l’action religieuse mais bien de la morale politique, qui vaut reconnaissance de ce régime russe[17]Voir le questionnement critique d’Yves Hamant, dans une Tribune au quotidien La Croix : « Russie : « Peut-on imaginer que le pape François donne implicitement son aval à un tel régime ? … Continue reading et de son action depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir.

2/ Quelle discussion légitime avec le patriarche de Moscou, Kirill ? 

On se situe cette fois dans le domaine classique des relations œcuméniques et plus largement entre responsables de confessions religieuses différentes. Ces rencontres, pour normales qu’elles puissent apparaître, ne peuvent néanmoins s’exonérer d’une réflexion sur la légitimité des personnalités en présence, au regard de leurs actions et de leurs discours. Tout comme Benoît XVI  fut autrefois pris au piège d’une perspective de réintégration de traditionalistes, concernant Kirill, que le pape s’obstina à vouloir rencontrer encore en avril 2022 en visio-conférence, le dialogue Vatican-Patriarcat de Moscou peut-il s’exonérer de toute réflexion sur la personnalité de Kirill, à la fois en raison de ses liens avec les services secrets russes, que pour la virulence de ses discours à l’encontre des Occidentaux et de son soutien total au régime de Poutine ? On constatera pour le moins une certaine naïveté de la volonté bergoglienne[18]Le pape privilégie les relations de personne à personne, au risque de sous-estimer la persistance de différences politiques importantes. Dans le cas ukrainien, il s’agit de la relation … Continue reading, que l’on dissociera dans l’affaire ukrainienne, de la diplomatie pontificale curiale, dans sa volonté d’arrimer durablement dans le camp du travail pour le « Bien commun » un homme dont le nationalisme et l’idéologie orthodoxe de la Grande « Rus » constituent depuis des décennies l’essentiel de son approche, ou l’on pointera, de manière plus critique, une action diplomatique prête à des compromissions pour parvenir à ses fins.

 3/ Quelle analyse politique de la situation en Ukraine de la part de la diplomatie du Saint-Siège ?

Depuis 2015, et de manière amplifiée depuis mars 2022, il est assez difficile pour l’observateur de comprendre comment la situation en Ukraine est interprétée par le Saint-Siège. L’imprécision du vocabulaire (dénonciation du nationalisme, sans préciser lequel), les formules à l’emporte-pièce (« une guerre entre chrétiens » - février 2015) reproduites en février 2022 dans une indexation démodée du conflit à une guerre entre « peuples fiers d’être chrétiens » mais qui se voient « comme des ennemis », le refus de désigner les responsables du conflit, les oscillations entre des approches religieuses (consécration le 25 mars 2022 de l’Ukraine et de la Russie « au cœur immaculé de Marie ») et/ ou politiques (dénonciation en mai 2022 des « aboiements de l’Otan » parmi les sources du conflit), finissent par donner l’impression d’une incapacité à analyser la situation. Plus globalement, dans le sillage de Paul VI se présentant comme « expert en humanité », la posture du Saint-Siège, aujourd’hui réduite à une action humanitaire dans le conflit ukrainien, pose question sur son découplage à géométrie variable entre cette expertise morale et selon les cas, sa capacité ou ici incapacité à utiliser une lecture juridique reposant sur le droit international[19]Capacité lorsqu’il s’agit de stigmatiser les Etats européens concernant les migrations, ou autrefois la candidat Trump accusé de ne pas être « chrétien », en pleine campagne électorale, … Continue reading.

Notes

Notes
1 [En ligne] https://www.la-croix.com/Religion/propos-pape-Daria-Dougouina-nonce-convoque-gouvernement-ukrainien-2022-08-26-1201230320.
2 [En ligne] https://www.la-croix.com/Religion/Guerre-Ukraine-Vatican-sexcuse-propos-pape-minorites-tchetchenes-bouriates-2022-12-16-1201246874.
3 [En ligne] https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2017-3-page-5.htm.
4 [En ligne] https://mjp.univ-perp.fr/traites/1929latran.htm.
5

Pour Legendre « l’institution s’inaugure avec la science elle-même », et cette science est celle du discours canonique médiéval qui se donne comme « discours unique et primordial de la science, de la science tout court ». L’instance fondatrice du savoir dans et de l’institution, est celle-là même qui se présente comme critère de la légitimité et qui prétend englober le réel et tenir les sujets sous et par l’universel de la Loi », dans Frédéric Gabriel, « À l’insu de la société : l’œuvre de Pierre Legendre en régime ecclésiologique », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre | BUCEMA [En ligne], Hors-série n° 7 | 2013, mis en ligne le 05 août 2013.

Plus globalement, cf. Pierre Legendre. Leçons IX. L’autre bible de l’Occident : le Monument romano-canonique. Étude sur l’architecture dogmatique des sociétés, Fayard, 2009.

6 Le pouvoir sur scènes, Balland, 1992.
7 Marchall J. Breger and Herbert R. Reginbogin. Lexington Books, 2022.
8 [En ligne] https://www.cath.ch/newsf/les-accords-du-latran-au-coeur-dune-table-ronde-au-vatican/.
9 Voir l’ouvrage de Giovanni Barberini, Le Saint-Siège, Cerf, 2003. Chapitre IV : « les Intérêts du Saint-Siège ». Aux intérêts purement juridiques liés à l’exercice de la liberté religieuse, on ajoutera de surcroît des ambiguïtés éthiques qui portent sur les biens de l’Église locale d’une part et sur l’articulation ou la dissociation de la protection de la liberté religieuse pour les catholiques avec celle des autres communautés religieuses. Voir dans cette perspective les relations entre le Saint-Siège et la RDC, le Saint-Siège et Israël, ou encore le déplacement du pape en Birmanie.
10 Relations diplomatiques établies le 8 février 1992, Jean-Paul II publiant le même jour le mémoire « Ucrainam Nationem » créant la nonciature apostolique en Ukraine.
11 En déplacement en Hongrie, le pape a de nouveau critiqué l’absence de solutions créatives en faveur de la paix et a annoncé que la diplomatie pontificale avait pris une nouvelle initiative en faveur d’un arrêt des combats. [En ligne] https://doc-catho.la-croix.com/Hongrie-2023-Ou-sont-efforts-creatifs-paix-sinterroge-pape-Francois-devant-autorites-2023-04-28-1201265378.
12

« Dans le même temps, nous sommes préoccupés par la situation de tant de pays où les chrétiens se heurtent de plus en plus souvent à une restriction de la liberté religieuse, du droit de témoigner de leurs convictions et de vivre conformément à elles. En particulier, nous voyons que la transformation de certains pays en sociétés sécularisées, étrangère à toute référence à Dieu et à sa vérité, constitue un sérieux danger pour la liberté religieuse. Nous sommes préoccupés par la limitation actuelle des droits des chrétiens, voire de leur discrimination, lorsque certaines forces politiques, guidées par l’idéologie d’un sécularisme si souvent agressif, s’efforcent de les pousser aux marges de la vie publique.

16.Le processus d’intégration européenne, initié après des siècles de conflits sanglants, a été accueilli par beaucoup avec espérance, comme un gage de paix et de sécurité. Cependant, nous mettons en garde contre une intégration qui ne serait pas respectueuse des identités religieuses. Tout en demeurant ouverts à la contribution des autres religions à notre civilisation, nous sommes convaincus que l’Europe doit rester fidèle à ses racines chrétiennes ». [En ligne] https://www.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2016/february/documents/papa-francesco_20160212_dichiarazione-comune-kirill.html.

13 Dans le cas précis, le pape se fait aussi le relais des communautés chrétiennes locales, tout en poursuivant son dialogue avec le patriarcat de Moscou et donc avec l’état russe, en vue d’un déplacement en Russie dont on mesure le poids symbolique.
14 [En ligne] https://www.la-croix.com/Religion/Le-chef-diplomatie-vaticane-Mgr-Paul-R-Gallagher-visite-Moscou-2021-11-09-1201184396.
15 « Article 24. Le Saint-Siège, en ce qui touche la souveraineté qui lui appartient, même dans le domaine international, déclare qu'il veut demeurer et demeurera étranger aux compétitions temporelles envers les autres États et aux réunions internationales convoquées pour cet objet, à moins que les parties en litige ne fassent un appel unanime à sa mission de paix, se réservant en chaque cas de faire valoir sa puissance morale et spirituelle ». [En ligne] https://mjp.univ-perp.fr/traites/1929latran.htm.
16 Voir sur ce sujet, la publication du Geneva Center for Security Policy : [en ligne] https://dam.gcsp.ch/files/doc/policy-brief-4-future-of-neutrality ; plus fondamentalement : Herbert R. Reginbogin et Pascal Lottaz : Permanent Neutrality . Lexington Books, 2020.
17 Voir le questionnement critique d’Yves Hamant, dans une Tribune au quotidien La Croix : « Russie : « Peut-on imaginer que le pape François donne implicitement son aval à un tel régime ? », 3 mars 2022.
18 Le pape privilégie les relations de personne à personne, au risque de sous-estimer la persistance de différences politiques importantes. Dans le cas ukrainien, il s’agit de la relation interpersonnelle entretenue avec le patriarche Kirill. Dans le dialogue islamo-catholique, l’amitié revendiquée avec le grand Imam de l’université Al-Ahzar du Caire relègue au second plan des différences qui perdurent, notamment dans la compréhension des droits de l’homme.
19 Capacité lorsqu’il s’agit de stigmatiser les Etats européens concernant les migrations, ou autrefois la candidat Trump accusé de ne pas être « chrétien », en pleine campagne électorale, de par sa volonté d’ériger des murs entre les Etats-Unis et le Mexique. Capacité encore, dans le droit international humanitaire, selon le cardinal Tauran [en ligne] https://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2006-2-page-9.htm – Concernant le conflit ukrainien [en ligne] Ukraine : le pape condamne « sans équivoque » une guerre « déclenchée par la Russie », assure le Vatican (la-croix.com).
Pour citer ce document :
François Mabille, "La politique ambigüe du Saint-Siège en Ukraine". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°42 [en ligne], mai 2023. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/la-politique-ambigue-du-saint-siege-en-ukraine/
Bulletin
Numéro : 42
mai 2023

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Auteur.e.s

François Mabille, GSRL/CNRS

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