Bulletin N°41

janvier 2023

La puissance morale – l’exemple du Saint Siège

Gilles Ferragu

Le bien et le mal ne font, à priori, pas partie du lexique des relations internationales, si ce n’est comme un outil de communication : Bismarck, qui revendique dans les années 1860 une realpolitik, et avant lui Machiavel, ont théorisé ce principe d’une politique extérieure adossée à la raison d’État plutôt qu’au souverain, et dont l’horizon n’est pas la Jérusalem céleste mais bien la ligne bleue des Vosges ou tout autre objectif temporel. C’est à cette aune que se mesure le discours de la puissance formulé par la plupart des États contemporains : le bien y est une notion relative, délimitée par l’intérêt national. Aussi le concept de puissance morale, appliqué au champ des relations internationales, est-il, par essence, un concept hybride, qui questionne l’éthique même des rapports entre États : comment revendiquer à la fois la puissance, c’est à dire la capacité à imposer sa volonté par la force, la séduction ou l’appui d’alliés (le hard, le soft et le smart power[1]Joseph Nye, Bound to Lead : The Changing Nature of American Power, New York, Basic Books, 1990 ;  Soft Power : The Means to Success in World Politics, New York, Public Affairs, 2004.) et la morale, autrement dit l’art de distinguer le bien du mal et d’agir en conséquence ? Quel État pourrait prétendre posséder un tel discernement sans immédiatement y contrevenir au nom de ses intérêts ? En outre, quels seraient les fondements d’une morale qui serait reconnue par les autres puissances ?

Postulons d’emblée l’existence historique d’une « puissance morale ». Quels en seraient alors les composants ? Le cocktail est complexe, qui suppose les moyens d’un État souverain (et notamment un droit de légation passive et active, reconnu par la communauté internationale), une liberté d’action fondée sur l’absence d’intérêts, une légitimité et une approche éclairée par une philosophie morale dénuée d’arrière-pensée, un impératif kantien à hauteur d’État en somme. Quel État serait dès lors assez libre pour ne promouvoir (ou du moins l’affirmer) que le bien commun, sinon un État qui revendique un primat moral éclairé par la transcendance divine… autrement dit l’irruption surnaturelle de la morale dans le champ des relations internationales ? Le Saint-Siège[2]Sur l’histoire des États pontificaux, voir Christophe Dickès (dir.), Dictionnaire du Vatican et du Saint-Siège, Paris, Robert Laffont, 2013. (et plus généralement les systèmes théocratiques), est le plus à même de revendiquer une telle puissance qui procède alors du domaine spirituel, au risque de concurrencer une conception plus juridique des relations internationales et de l’harmonie qui devrait y prévaloir, via la pratique des arbitrages. Encore faut-il, une fois l’hypothèse posée, un contexte historique favorable, une construction à la fois théologique et diplomatique propre à étayer philosophiquement cette prétention, et surtout une impérieuse raison de revendiquer une puissance dont la nature-même interdit tout calcul d’intérêt. Il faut chercher, dans le XIXe siècle des nationalismes émergeants, et du printemps des États (qui succède à celui des peuples, avorté) le creuset d’une telle acception de la puissance.

Napoléon III, cherchant à concilier sa politique extérieure (favorable au nationalisme italien) et sa politique intérieure (visant à rallier le monde catholique), lançait, en 1859, à l’adresse du pape Pie IX, un avis, incitant au renoncement à la souveraineté temporelle au profit d’une souveraineté toute morale : « Plus le territoire sera petit, plus le souverain sera grand ». La formule pouvait paraître cynique dans la bouche d’un empereur lui-même en quête de puissance impériale, elle n’en ouvrait pas moins une perspective originale pour un souverain pontife menacé dans ses prétentions temporelles depuis les débuts de l’unité italienne. En effet, le Saint-Siège, gouvernement de l’Église universelle, campait sur un territoire à la légitimité ancienne (quoique débattue : le rappel de la fausse « donation de Constantin » est un classique de la propagande anticléricale au XIXe siècle), les États pontificaux, dont l’emprise sur le Latium et Rome garantissait au pape un double statut de chef d’État et de souverain pontife de l’Église catholique, assis sur les reliques de Saint Pierre. Le processus d’unification nationale italienne – le Risorgimento – mené par le royaume de Piémont-Sardaigne, et qui aboutit, dès 1861 à la proclamation du royaume d’Italie, vient contrecarrer ce schéma : l’horizon italien ne saurait se passer de Rome comme capitale, et du Latium comme écrin. Dès lors, le dilemme auquel est confronté l’empereur Napoléon III, celui du choix entre la paix intérieure avec les catholiques français, ou l’alliance, quoiqu’il en coûte, avec le jeune royaume d’Italie, prend tout son sens. La prise de Rome par les troupes italiennes, qui intervient le 20 septembre 1870, conclut (provisoirement) un mouvement unitaire à la fois ancien (Machiavel l’appelait déjà de ses vœux dans Le Prince) et récent. Significativement, cette crise éclate au lendemain d’un concile (Vatican I) qui a reconnu au pape (Pie IX) l’infaillibilité en matière dogmatique…

Le Saint-Siège est donc confronté de 1870 à 1929 à une remise en cause absolue de sa souveraineté. Le pape, qui se déclare « prisonnier », s’enferme dans les 34 ha du Vatican, frappe d’anathème la monarchie italienne et rejette la tentative, humiliante, du royaume italien de lui « garantir » par une loi du 13 mai 1871 (dite « loi des garanties ») la souveraineté sur le Vatican et le palais de Castel Gandolfo, ainsi qu’une rente et un droit de légation actif et passif : une souveraineté ne saurait être subordonnée à la loi d’un autre État. Un face-à-face s’instaure entre la couronne italienne – qui en 1875 s’installe officiellement dans l’ancien palais pontifical du Quirinal – et la papauté, une guerre froide au plan diplomatique et politique qualifiée par toute l’Europe de « Question romaine », et qui embarrasse les États dits « catholiques ».

Pour la papauté, la crise est majeure : privée de ses États, démunie militairement et économiquement, elle ne peut que s’appuyer sur un réseau ecclésiastique et diplomatique pour réinvestir le champ des relations internationales. Le Saint-Siège s’engage donc dès les années 1880 dans la voie des médiations[3]Jean-Marc Ticchi, Aux frontières de la paix, Paris, de Boccard, 2002., proposant ses « bons offices » pour régler le différend entre l’Espagne et l’Allemagne au sujet des îles Caroline en 1885. Il s’agit non seulement d’une stratégie d’internationalisation de son audience[4]Laurent Koelliker, La stratégie d’internationalisation de l’audience politique du Saint-Siège entre 1870 et 1921, Thèse en vue de l’obtention du doctorat, Université de Genève, 2002., mais aussi de l’invention d’une nouvelle forme de puissance. En effet, le ressort de la médiation est d’ordre éthique (en cela, on doit le distinguer de l’arbitrage, de nature juridique) et suppose un magistère, pour ne pas dire un primat moral, une hauteur de vues acceptée par toutes les parties. Le succès de cette première médiation en annonce bien d’autres, dont la plus récente date de 1984, mais il pose une question majeure : quels sont les fondements philosophiques de cette médiation pontificale ? Sur quelle base doctrinale l’Allemagne protestante et l’Espagne catholique ont-elles pu s’accommoder ?

La pratique pontificale des médiations s’appuie sur une conception philosophique inspirée du renouveau thomiste, qui date du milieu du XIXe siècle. La réaffirmation de la supériorité du spirituel sur le temporel est une entreprise de longue haleine, qui émerge dès les débuts du XIXe siècle dans le milieu des Jésuites avant de s’imposer, via divers canaux, sur le trône de Pierre au temps du pape Léon XIII[5]Sur la restauration du thomisme au XIXe siècle, ainsi que sur les conséquences de ce renouveau, on se reportera à la thèse de Pierre Thibaut, Savoir et Pouvoir, Philosophie thomiste et politique … Continue reading, dans une logique qui procède à la fois de l’esprit de reconquête, mais également de la redéfinition d’une identité. Le néothomisme constitue en effet la réponse de l’Église au processus de sécularisation des États ainsi que, plus largement, aux Lumières et au dogme de la raison. C’est également la réplique à la morale kantienne, vilipendée pour ne pas s’appuyer sur des idées religieuses.

Il s’agit donc, bien logiquement, d’un système de valeurs d’essence religieuse, approfondi par la théologie, et qui considère une crise diplomatique sous l’angle de la casuistique. Dans ce schéma, la nature même de la morale est religieuse – une position déjà défendue en 1864 par le pape Pie IX dans l’encyclique Quanta Cura (paragraphe VII) – ce qui fait au passage du pape le plus légitime des arbitres... Et cette prétention se trouve bien évidemment confortée par l’infaillibilité dogmatique. On peut d’ailleurs voir, dans l’encyclique Immortale dei, du 1er novembre 1885 une première illustration de ce raisonnement :

"La vraie maîtresse de la vertu et la gardienne des mœurs est l’Église du Christ. C’est elle qui conserve en leur intégrité les principes d’où découlent les devoirs, et qui, suggérant les plus nobles motifs de bien vivre, ordonne non seulement de fuir les mauvaises actions, mais de dompter les mouvements de l’âme contraires à la raison, quand même ils ne se traduisent pas en acte".

Réduire la morale à une affaire religieuse ne suffit cependant pas à en faire un instrument dans le champ des relations internationales, même manié par un pape dont la main serait providentiellement guidée. Il manque dans cette construction philosophico-politique un rapport quasi mathématique établi entre moralité (d’une nation) et puissance. Cette étape est franchie avec l’encyclique Libertas praestantissimum (1888) qui, reprenant la question de la morale corrélée au droit, considère qu’« un fait prouvé par la raison et que l’histoire confirme, c’est que la liberté, la prospérité et la puissance d’une nation grandissent en proportion de sa moralité ». En partant de ce rapport entre le néo-thomisme et les relations internationales, la papauté légitime son rôle de médiatrice, apte à rétablir une harmonie qui procède d’une lecture thomiste de la situation, et d’une inspiration surnaturelle/providentielle. L’encyclique s’attaque d’ailleurs, dans le même esprit, à la conception séculière des affaires publique de l’État, dénonçant

"le système de ceux qui, tout en concédant qu’on doit dépendre de Dieu, Auteur et Maître de l’univers puisque toute la nature est régie par sa Providence, osent répudier les règles de foi et de morale qui, dépassant l’ordre de la nature, nous viennent de l’autorité même de Dieu, ou prétendent, du moins, qu’il n’y a pas à en tenir compte, surtout dans les affaires publiques de l’État".

La flèche, tirée vers le Quirinal, rebondit sur le « concert international » de la fin du XIXe siècle. Et c’est au travers de cette approche philosophico-théologique appliquée aux différends entre États, que le Saint-Siège entend renouveler le cadre de cette puissance morale hautement revendiquée. Dès 1894, le secrétaire d’État du pape Léon XIII, le cardinal Rampolla, n’hésite jamais, dans sa correspondance avec les nonciatures, à évoquer la « haute puissance morale » du pape[6]Les exemples sont multiples et la formule de « la plus grande puissance morale au monde » est reprise dans la correspondance pontificale par nombre de prélats (cités par Jean-Marc Ticchi, Aux … Continue reading. Une puissance morale qui lui est reconnue par de nombreux pays, telle la France concordataire[7]L’ambassadeur (près le Quirinal) Barrère évoque ainsi la « force morale énorme » du Saint-Siège, une force qu’il suggère de capter au service des intérêts français (Archives du … Continue reading, mais aussi l’Allemagne nazie, qui, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, von Ribbentrop, qualifie le pape d’ « oracle de morale » lors d’une visite officielle de mars 1940.

Cette revendication d’une puissance morale quasiment monopolistique recèle toutefois quelques ambiguïtés, ou du moins quelques limites, et l’on ne peut s’interdire de penser que la formule employée par Ribbentrop relève autant d’une ironie subtile que d’une sorte de préparation d’artillerie diplomatique avant l’agression de la Pologne. La suite des événements tendrait hélas à conforter cette hypothèse. Hors des médiations, ladite puissance morale relève tout de même davantage du témoignage que de la capacité à influer sur une politique[8]Un constat déjà établi par certains diplomates pontificaux dès la fin du XIXe siècle, et renouvelé par divers auteurs, tel Robert Graham, Vatican diplomacy, New York, Princeton University … Continue reading : le débat autour des silences de Pie XII (sur la politique génocidaire nazie), et plus largement les silences pontificaux sur des situations internationales qui appellent une condamnation morale, questionne la réalité de cette puissance, employée avec une certaine parcimonie par le Saint-Siège aux prises avec la realpolitik. La critique est prévisible et trahit peut-être une vision simpliste du magistère pontifical. Réduire la stratégie diplomatique du Saint-Siège à la seule puissance morale ne permet pas de comprendre la nature singulière d’un État qui pense le temps, et les objectifs à atteindre, de manière bien différente d’un pouvoir strictement temporel : la puissance morale figure comme un instrument dans une panoplie plus ample, utilisée principalement au temps de la Question romaine, puis, une fois ladite question réglée (par les accords du Latran, en 1929), employée au même titre que d’autres outils (tel le principe de subsidiarité, qui voit le pape décentraliser, au plan des Églises nationales, le règlement adapté de certaines questions[9]Telle est en tous les cas l’une des explications des « silences » de Pie XII.). Surtout, la puissance morale n’est que la partie émergée d’une vision plus globale portée par le Vatican, celle d’une société internationale alternative, établie sur des fondements chrétiens et idéalement plus juste.

Pour résumer le concept de puissance morale ne débouche pas uniquement sur la pratique des médiations, même si cette pratique en constitue le versant le plus visible : en réalité, c’est à une reconstruction de la société internationale que le Saint-Siège aspire, une société internationale renouvelée par la morale chrétienne, dont le Saint-Siège serait le modèle. La question affleure dès la fin du premier conflit mondial. En 1919, au moment où est envisagée la participation du Saint-Siège à la conférence de la paix de Versailles – participation à laquelle le royaume d’Italie oppose un veto, de crainte d’y voir posée la Question romaine – l’enjeu d’une paix « juste » est essentiel. Ce qui suppose déjà, préalablement, une définition de ce qu’est la justice, définition à laquelle le pape Pie X prétend apporter une réponse… que les vainqueurs de 1918 choisissent prudemment d’ignorer. Et à l’issue de la création de la Société des Nations, ligue à l’internationalisme revendiqué, le même Pie X fait courtoisement remarquer, dans l’encyclique Pacem, Dei munus pulcherimum du 23 mai 1920, qu’une ligue d’États chrétiens serait plus à même d’aboutir à la concorde voulue par toutes les puissances. C’est cette même position que théorise Pie XII dans l’encyclique Summi pontificatus (20 octobre 1939), en marquant la nécessité d’étayer le droit international par le droit divin… en un temps où hélas, cette position ne relève que du témoignage.

Le dialogue qui s’instaure depuis 1870 entre Rome et le monde, jusqu’à la célèbre visite de Paul VI à l’ONU et son discours du 4 octobre 1965 évoquant l’Église « experte en humanité », est un dialogue entre deux conceptions de ce que peut être la puissance. Cette puissance morale, intrinsèquement inaccessible à un État séculier, n’est autre que la présence réelle de l’Église dans la société internationale, une puissance singulière.

Notes

Notes
1 Joseph Nye, Bound to Lead : The Changing Nature of American Power, New York, Basic Books, 1990 ;  Soft Power : The Means to Success in World Politics, New York, Public Affairs, 2004.
2 Sur l’histoire des États pontificaux, voir Christophe Dickès (dir.), Dictionnaire du Vatican et du Saint-Siège, Paris, Robert Laffont, 2013.
3 Jean-Marc Ticchi, Aux frontières de la paix, Paris, de Boccard, 2002.
4 Laurent Koelliker, La stratégie d’internationalisation de l’audience politique du Saint-Siège entre 1870 et 1921, Thèse en vue de l’obtention du doctorat, Université de Genève, 2002.
5 Sur la restauration du thomisme au XIXe siècle, ainsi que sur les conséquences de ce renouveau, on se reportera à la thèse de Pierre Thibaut, Savoir et Pouvoir, Philosophie thomiste et politique cléricale au XIXe siècle, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1972, ainsi que Roger Aubert, « Aspects divers du néothomisme sous le pontificat de Léon XIII », dans Aspetti della cultura cattolica nell’età di Leone XIII, Atti del Convegno di Bologna, Roma, 1961. Et plus globalement, Le pontificat de Léon XIII, renaissances du Saint-Siège ?, dir. Philippe Levillain, Jean-Marc Ticchi, Rome, collection de l’École française de Rome, 2006.
6 Les exemples sont multiples et la formule de « la plus grande puissance morale au monde » est reprise dans la correspondance pontificale par nombre de prélats (cités par Jean-Marc Ticchi, Aux frontières de la paix, op. cit. n. 25 p. 208).
7 L’ambassadeur (près le Quirinal) Barrère évoque ainsi la « force morale énorme » du Saint-Siège, une force qu’il suggère de capter au service des intérêts français (Archives du Ministère des affaires étrangères (Paris), CP Bavière, vol. 268, Dép. 21, Barrère à Spuller, 10 juillet 1889).
8 Un constat déjà établi par certains diplomates pontificaux dès la fin du XIXe siècle, et renouvelé par divers auteurs, tel Robert Graham, Vatican diplomacy, New York, Princeton University Press, 1961.
9 Telle est en tous les cas l’une des explications des « silences » de Pie XII.
Pour citer ce document :
Gilles Ferragu, "La puissance morale – l’exemple du Saint Siège". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°41 [en ligne], janvier 2023. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/la-puissance-morale-lexemple-du-saint-siege/
Bulletin
Numéro : 41
janvier 2023

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Auteur.e.s

Gilles Ferragu, Maître de conférence en histoire, Université de Nanterre

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