Bulletin N°05

février 2017

L’aumônerie militaire canadienne

Observatoire International du Religieux

La société canadienne a connu de profondes transformations depuis le début du XXe siècle. La revue militaire canadienne note que dans leur rejet de l’autorité et de la tradition, les jeunes Canadiens, se sentent membres d’une nation multiculturelle. Comment l’armée fait elle face à ce phénomène ?
Pour répondre à la question, nous mobiliserons ici les travaux de Pierre Bergeron sur l’aumônerie militaire canadienne, composée de 220 permanents et 100 réservistes. Ce dernier connaît bien son sujet, puisqu’il a lui-même officié dans les forces armées de son pays en tant que pasteur pentecôtiste (1993-2013), puis supervisé la formation de futurs représentants des cultes au sein du Centre-École des aumôniers à Borden (Ontario), avant de créer une société de conseil (SIS Leadership Inc.).

Le cadre officiel de l’aumônerie militaire

Le site web officiel de la Défense au Canada présente l’aumônerie dans les termes suivants :

“La Branche des services de l'aumônerie contribue à l'efficacité opérationnelle des Forces armées canadiennes (FAC) en soutenant le mieux-être moral et spirituel des membres du personnel militaire et de leur famille dans tous les aspects de leur vie, tant en temps de conflit qu'en temps de paix. Des aumôniers sont au service de tous les militaires des FAC et de leur famille, peu importe qu'ils aillent à l'église ou soient de la même religion, qu'ils aient des croyances spirituelles ou non.”

On y apprend aussi que les différents aumôniers, qui relèvent à la fois de l’autorité religieuse et militaire, sont placés sous la hiérarchie d’un aumônier général. Cette fonction est occupée à l’heure actuelle par Guy Chapdelaine, un prêtre catholique, en poste depuis juin 2015. Ce dernier est diplômé en théologie de l'Université de Sherbrooke et a notamment servi au Kosovo puis en Afghanistan.

L’héritage colonial britannique et le “ministère de présence”

On doit remonter à 1867 et à la création de la Confédération pour trouver les origines de l’aumônerie militaire canadienne. Cette dernière est d’abord fortement influencée par le système britannique. Pour mémoire, la Grande-Bretagne a créé une aumônerie pour ses forces armées en recrutant des membre du clergé local, là où étaient stationnés les régiments, ou dans les colonies. Les aumôniers étaient principalement anglicans. Il faut attendre 1859 pour que les catholiques romains et les presbytériens soient pleinement reconnus par l’institution militaire.

C’est grâce aux commandants d’unité, qui constatèrent l’influence des prêtres sur la vocation militaire des jeunes recrues, que les autorités canadiennes ont décidé de conserver des aumôniers, qui plus tard, manquèrent d’être supprimés dans un projet de loi en 1886.

La majorité des hommes de foi souhaitant jouer un rôle auprès des soldats sont par ailleurs des vétérans de la guerre d’Afrique du Sud (1899-1902). La première Guerre mondiale offre une bonne illustration du caractère pluriconfessionnel de l’aumônerie militaire, avec malgré tout un déséquilibre au détriment des catholiques. C’est ainsi que 357 aumôniers protestants et 83 aumôniers catholiques romains accompagnent les troupes canadiennes outre-mer durant ce conflit. Ils servent dans les hôpitaux, les centres de premiers soins en retrait du front, ainsi que dans les bataillons où le ratio est d'un aumônier pour mille soldats. Mais sitôt que l’on regarde la différence entre chrétiens, le contraste est saisissant. Ainsi pour trois divisions, concentrant 7000 catholiques, seuls quatre prêtres étaient disponibles. Cette situation fait rapidement émerger de vives tensions, qui nécessitent la création, en août 1915, d’une structure de coordination - le Canadian Chaplain Service - aux fondements de l’aumônerie militaire actuelle, avec un principe essentiel : le “ministère de présence” (avant la bataille, avec les blessés, durant les mouvements de troupes, dans les tranchées etc.). Mais à l’époque, aucune formation spécifique n’était dispensée aux aumôniers. Sur la théâtres d’opération, les prêtres devaient prodiguer les derniers sacrements à des soldats mourants, quelle que soit leur confession. Ce qui les rendaient sensibles à une forme d’oecuménisme.

A l’aube de la deuxième Guerre mondiale, le pluralisme religieux s’étend encore plus avec la nomination d’un premier rabbin au poste d’aumônier, en la personne de Gershon Levi. Cela résulte du travail de persuasion mené par le Canadian Jewish Congress, qui a beaucoup oeuvré auprès des autorités militaires afin de démontrer qu’un nombre significatif de soldats de confession juive servait les forces canadiennes. Après 1945, on dénombre ainsi au total neuf rabbins enrôlés, aussi bien dans l'armée de terre, que dans la marine ou l'aviation.

Entre guerre et paix : des pionniers de la pratique oecuménique

Notons que l’oecuménisme ne se limite pas seulement au dialogue entre catholiques et protestants. En effet, au sein même des Églises protestantes, il y a des différences théologiques sur des sujets tels que les sacrements, l'eucharistie, la liturgie etc. Par conséquent, pour les aumôniers militaires, se retrouver au sein de la même organisation, devoir exercer un ministère conforme à sa tradition tout en respectant les coutumes des autres constitue un défi. C’est pourquoi les multiples confessions protestantes ont initié, dans les années 1940, un dialogue oecuménique qui a résulté en la publication d'une liturgie commune présentée dans le « Common Service Book ».
Ce sont les défis pratiques qui forcent le dialogue entre confessions. En témoigne l’épisode survenu à la suite de la parade du 11 novembre 1945. Le règlement militaire voulait que lors de rassemblements de la « Church parade », les militaires soient séparés par groupes religieux (catholique, protestant ou juif). Mais finalement, les autorités catholiques romaines acceptèrent que leurs aumôniers, ainsi que leurs paroissiens, participent avec les protestants à certaines parades militaires, ou lors des moments de prières. De nos jours, la liberté religieuse est assurée de manière réglementaire dans les forces armées canadiennes.

En outre, le rôle de l’aumônerie s’est considérablement transformé en l’espace d’un siècle. Dans les années 1900, son rôle consiste à accompagner les troupes en temps de guerre, puis ce rôle s'est modifié à la fin de la deuxième guerre mondiale avec le passage d’une armée de conscrits à des forces militaires professionnelles. L'aumônerie a dès lors élargi son action : d’abord ministère de présence au front, elle est devenue un ministère pastoral en temps de paix. Ce faisant, elle s’adressait aussi bien aux militaires qu’aux membres de leur famille. Cette fonction d’accompagnement élargi a suivi les évolutions des politiques de sécurité collective à l’international. Avec la création de l’OTAN, des troupes canadiennes accompagnées de leurs familles sont déployées en Europe. Dans ce même mouvement, le statut des militaires canadiens se transforme, puisqu’ils ne sont plus simplement des combattants en temps de guerre : ils deviennent des agents du maintien de la paix et de l’aide humanitaire, en particulier sous l’égide de l’ONU. Ces évolutions générales de l’institution militaire ont eu un fort impact sur le travail des aumôniers de divers cultes, qui constatèrent qu'il était possible de collaborer en servant une même cause, sans renier leurs convictions religieuses.

Sur le champ de bataille, on constate une collaboration entre les confessions qui ne se pratiquait pas sur le territoire national. Tout en respectant des confessions religieuses distinctes, les aumôniers essaient d’être disponibles, sans prétendre représenter une confession à laquelle ils n'appartiennent pas. Souvent les aumôniers militaires en tirent le sentiment que leur service offre l’occasion de mieux connaître les autres religions.

Dans les faits, l'aumônier militaire possède un brevet et un grade. Pourtant, son statut diffère de celui des autres officiers des Forces canadiennes parce qu'on ne lui confère pas de pouvoir de commandement. L’aumônier exerce plutôt une influence sur les gens qu'ils servent. Selon Pierre Bergeron, il est même une “voix prophétique” pour la chaîne de commandement de l'armée, allant du simple soldat jusqu’au général.

Les mutations du système d’aumônerie militaire au Canada se sont produites en miroir des changements sociaux. Alors que l’approche confessionnelle a prévalu durant près d’un siècle, l’époque est désormais à la logique oecuménique, surtout depuis les années 1980. La société canadienne étant devenue une société plurielle, les pratiques d’encadrement spirituel des soldats s’y sont adaptées, à mesure que les forces canadiennes étaient restructurées.

Les aumôniers face à la société plurielle

Ainsi, dans les années 1990, un tournant significatif se produit : on embauche un aumônier de la Free Methodist Church, puis un autre provenant des Assemblées de la Pentecôte du Canada. Or, auparavant, seuls des membres du clergé des Églises anglicane, unie, presbytérienne, luthérienne et baptiste pouvaient devenir aumôniers militaires protestants. La décision de permettre à d'autres confessions protestantes dites évangéliques d'accéder à ce poste a demandé une ouverture d'esprit parmi les aumôniers protestants, démontrant ainsi leur reconnaissance de la nature pluraliste de la société canadienne.
Avec la fin de la guerre froide et l’important déficit des comptes publics, le ministère de la Défense est contraint de réviser tout son fonctionnement. La transformation est radicale : fermeture de certaines bases, fort ralentissement des acquisitions de matériel militaire, et réduction de personnel sont au coeur de la  réforme. Les forces régulières passent de 90 000 personnes en 1990 à 60 000 en 1999. Dans ces conditions, les deux administrations de l’aumônerie militaires (la protestante et la catholique romaine) sont contraintes de travailler encore plus étroitement que dans les décennies précédentes. En 1993, on décide alors de créer ce qui deviendra le Centre-école des aumôniers des forces canadiennes (CéAFC), inspiré du système étatsunien. L’approche oecuménique devient le principe fondamental de la formation dispensée au CéAFC. Elle se combine à la liberté religieuse et au primat du statut d’officier sur celui de ministre du culte.
Le modèle oecuménique devient une caractéristique du système canadien, amenant les aumôniers militaires à reconsidérer leur identité confessionnelle. Cela suscite l’intérêt d'autres aumôneries de par le monde. Si l’ouverture aux traditions non chrétiennes est réelle, peu d'initiatives viennent cependant éclairer les nuances entre les multiples traditions chrétiennes.

Progressivement, on passe d’un modèle oecuménique à un système prônant le pluralisme. Car au début des années 1990, le rythme opérationnel s'est accru et les forces canadiennes ont occupé des théâtres d’opération où la dimension ethnique ou religieuse des conflits était saillante : Golan, Golfe persique, Bosnie-Herzégovine, Rwanda, Haïti etc. Ce contact direct avec la diversité religieuse, sur le terrain, explique la présence en 2006 de l'aumônier musulman accompagnant les troupes canadiennes en Afghanistan. Sa connaissance des traditions musulmanes et des groupes religieux sur place était appréciée  par la chaîne de commandement supérieur.
Ce pluralisme se lisait clairement dans la cérémonie du 60e anniversaire du débarquement en Normandie, présidée par un représentant de la communauté juive et un “ancien” des Premières Nations. Mieux encore, la symbolique officielle de l’aumônerie a changé. L’insigne unique comportant des feuilles d'érable avec une croix de Malte, a été remplacé par trois symboles pour refléter la nature interreligieuse de l'aumônerie canadienne : la croix pour les chrétiens, le croissant pour les musulmans et les tables de la loi pour les juifs.

En définitive, l'aumônier n'est plus le prêtre ou le pasteur local qui accompagne les hommes de sa congrégation à la guerre. Aujourd'hui, il a la responsabilité de s'assurer que tous les militaires aient le droit de pratiquer librement leur religion, en fonction de leurs croyances.

 

Références

BERGERON, Pierre, Le partenariat au coeur de l’aumônerie militaire canadienne, Université de Laval au Québec, 2007.

http://www.forces.gc.ca/fr/communaute-fac-services-soutien/aumonerie.page

http://www.journal.forces.gc.ca/vo4/no4/military-socio-fra.asp#n64

Pour citer ce document :
Observatoire International du Religieux, "L’aumônerie militaire canadienne". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°05 [en ligne], février 2017. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/laumonerie-militaire-canadienne/
Bulletin
Numéro : 05
février 2017

Sommaire du n°05

Voir tous les numéros

Auteur.e.s

Observatoire International du Religieux

Mots clés
Thèmes : ,
Pays :
Aires géographiques :
Aller au contenu principal