Bulletin N°25

janvier 2019

Le catholicisme français face à #MeToo

Josselin Tricou

L’usage du hashtag #MeToo pour dénoncer les violences sexuelles faites aux femmes est devenu en quelques mois un phénomène planétaire. Cette diffusion rapide s’explique pour plusieurs raisons : la renommée mondiale du milieu d’origine de la dénonciation : le cinéma hollywoodien[1]Rappelons que la mobilisation est partie de l'affaire dite « Harvey Weinstein », mettant en cause un ex-producteur de cinéma américain, accusé d'avoir agressé sexuellement et violé une … Continue reading ; la dynamique virale propre aux mobilisations numériques ; les multiples déclinaisons du mot-clé, comme en France le succès de sa variante #BalanceTonPorc[2][URL :https://www.nouvelobs.com/societe/20171016.OBS6059/affaire-weinstein-comment-est-ne-balance-ton-porc-le-hashtag-contre-le-harcelement-sexuel.html] ; et enfin, la mise en récit médiatique cadrée par la perception d’un avant et d’un après, présupposant que la publicisation des violences sexuelles par des femmes victimes était nouvelle à une telle échelle et allait forcément changer les choses.

Mais cette « libération de la parole » célébrée par tant de médias a aussi suscité des résistances et des réactions ambivalentes. Sur le premier point, on se souvient de la tribune signée par cent femmes plaidant pour une « liberté d'importuner »[3][URL : https://www.lepoint.fr/culture/liberte-d-importuner-deneuve-presente-ses-excuses-aux-victimes-15-01-2018-2186543_3.php]. Sur le second, on peut citer le tiraillement vécu par nombre de musulman-ne-s d’Europe occidentale face à l’affaire « Tariq Ramadan », entre sentiment que celle-ci servait une nouvelle fois à cibler leur minorité et nécessité de faire place à la parole des femmes. Qu’en est-il au sein du catholicisme français ? Une double focale est nécessaire pour répondre à cette question : il s’agit d’évaluer la nature et la dispersion des différentes réactions catholiques au sein de l’espace national, mais aussi de comparer le volume global de ces réactions par rapport aux réactions catholiques dans les autres espaces nationaux et dans l’espace mondial.

A l’échelle mondiale, il y a clairement eu un effet #MeToo dans le champ catholique : après des enfants, ce sont des religieuses en Italie, en Inde ou encore au Chili qui aujourd’hui s’autorisent à parler des violences sexuelles – et pas uniquement, d’ailleurs – qu'elles ont subies de la part de prêtres[4][URL : https://www.la-croix.com/Religion/Catholicisme/MeToo-liberation-parole-chez-religieuses-2018-08-01-1200959162]. Par comparaison, le catholicisme français semble avoir été bien atone face et au sein de cette mobilisation. Ont sans doute joué en faveur de cette atonie la bascule du catholicisme français dans un régime de minorité[5]Les lecteur-trice-s peuvent s’interroger de la pertinence de parler ici d’un groupe frappé d’un « devenir minoritaire » (Pelletier, 2017) à propos du catholicisme en France, tant celui-ci … Continue reading et sa très forte polarisation actuelle[6]Selon les catégories proposées par Philippe Portier (2012). entre d’une part, un « pôle d’ouverture » porté par des classes moyennes modernisatrices dans les années 1970-1980, mais aujourd’hui à la fois invisibilisé et en déclin, et, d’autre part, un « pôle d’identité » qui, au contraire du premier, revendique vitalité, décomplexion et pleine légitimité à intervenir dans l’espace public notamment contre l’égalité entre les sexes et les sexualités comme lors de la séquence du Mariage pour tous.

Certes les médias catholiques ont relayé l’information au sujet du mouvement #MeToo, et ont interrogé le sens de cette mobilisation selon diverses modalités – chacun selon ses propres intérêts dans le champ polarisé des prises de positions catholiques :

Le quotidien La Croix l’a fait sur un mode informatif et interrogatif afin de respecter les canons de la neutralité journalistique ;

Le magazine Témoignage Chrétien, assimilé au pôle d’ouverture[7]Dont la rédactrice en cheffe actuelle fut qui plus est la cofondatrice d’un collectif féministe catholique. [URL : https://www.temoignagechretien.fr/wetoo/], emboite le pas de la mobilisation en proposant dans plusieurs numéros spéciaux des articles déconstruisant le machisme inscrit au cœur des religions monothéistes, donnant la parole à des personnalités féministes dans et hors du monde catholique. Le magazine va plus loin en faisant un lien entre violences faites aux femmes et pédocriminalité au sein de l’Eglise, dénonçant le monopole du pouvoir masculin comme leur cause commune et finit par proposer un nouvel hashtag #WeToo[8][URL : https://www.temoignagechretien.fr/wetoo/] élargissant l’espace de la dénonciation en ce sens.

L’hebdomadaire Famille Chrétienne, chambre d’écho du pôle d’identité, reprenant les positions du « féminisme » différentialiste promu par Jean-Paul II[9]Pour un exemple de cette reprise : [URL : https://www.famillechretienne.fr/contenu/archives/archive/bienheureuse-difference-!-33994]. , reconnait l’injustice faite aux femmes devant l’ampleur des violences publicisées. Mais le magazine dénonce immédiatement la logique victimaire du mouvement et son effet de « chasse au sorcière » vis-à-vis des hommes[10][URL : https://www.famillechretienne.fr/politique-societe/societe/reponses-aux-questions-derangeantes-sur-le-feminisme-238155]. Surtout il pointe comme cause de ces violences l’hypocrisie d’une société séculière « libertaire » laissant les jeunes garçons en proie à la pornographie avant de leur demander de se tenir[11]Issu de la même fraction du catholicisme français, la journaliste Eugénie Bastié publie un an après un livre qui suit la même logique. Son titre : Le porc émissaire, (Paris, Le Cerf, 2018) est … Continue reading.

Le magazine La Vie cherche à tenir la ligne de crête entre ces deux pôles, mais aussi à témoigner d’une fidélité réflexive à l’égard de la politique vaticane. Son directeur de rédaction profite de la sortie dans l’Observatore Romano, organe de presse officiel du Vatican, d’un article dénonçant la condition de travail des religieuses au Vatican dans la lignée de #MeToo – pour questionner en éditorial la condition féminine au sein de l’Eglise[12][URL : http://www.lavie.fr/debats/edito/ni-servantes-ni-muettes-06-03-2018-88493_429.php]. – étant entendu que l’article de l’Observatore avait été écrit par une journaliste de La Vie. Mais pragmatique, il évite la question qui fâche de l’impossible accès des femmes aux ministères ordonnés, en produisant une liste édifiante de femmes et de religieuses présentes aux plus hauts postes de la Conférence des évêques de France.

De pair à ces réactions du monde catholique, la hiérarchie ecclésiale française, en revanche, ne s’est pas saisie de la mobilisation #MeToo comme d’une occasion d’engagement – au-delà d’une dynamique de « commérage », repérable sur les profils Facebook de nombreux prêtres. Le silence des évêques français tient-il à leur accablement face au grand dévoilement d’actes pédocriminels au sein du clergé ? Est-ce de l’indifférence à l’égard de la cause des femmes de la part des représentants d’une des dernières institutions leur refusant officiellement l’accès aux postes de pouvoir ? Est-ce par souci, propre à leur fonction, de maintenir l’unité d’un catholicisme en tension comme on l’a vu ci-dessus ?

Seule la Conférence des Religieux et Religieuses de France (CORREF) s’est positionnée indirectement en faveur du mouvement, en soutenant officiellement l’appel de la Conférence américaine des mères supérieures à briser la loi du silence sur les violences sexuelles subies par les religieuses au sein de l’Eglise. Il faut dire que plusieurs éléments lui ont facilité cette prise de position contrastant avec la réserve des évêques.

D’abord la CORREF est un organisme récent et mixte. C’est en 2000 que les deux Conférences – masculine et féminine – des supérieur-e-s majeur-e-s des ordres religieux présents en France fusionnent. Or, cette alliance a contribué à redynamiser ces structures de concertation anciennes qui jusque-là étaient tournées vers des enjeux internes ou romains. Récente, la CORREF bénéficie donc d’une sorte de virginité publique. Et forte de cette virginité, elle a tiré son épingle du jeu médiatique en se positionnant en décalé par rapport à une Conférence des Evêques de France dont l’image publique apparaît dégradée notamment du fait de sa communication défaillante sur la pédocriminalité dans le clergé. Ensuite, les ordres religieux qu’elle représente sont pour la plupart internationaux. Or, les circulations transnationales en leur sein permettent de s’extraire de la perspective francocentrée qui est celle des évêques et du clergé séculier, et font bénéficier ses membres des expériences diverses de leurs coreligionnaires étranger-e-s : empowerment des religieuses féministes nord-américaines, révolte des religieuses chiliennes, etc. Enfin, la CORREF est présidée depuis peu par une femme, Sœur Véronique Margron, théologienne reconnue et ouverte au dialogue avec les sciences sociales[13]Voir la « disputatio » publique qu’elle a acceptée d’avoir sur le sujet « chaud » pour l’Eglise catholique de la « différence sexuelle » avec le sociologue du genre et des … Continue reading – ce qui est devenu exceptionnel chez les intellectuel-le-s organiques d’un catholicisme qui se vit comme fragilisé.

C’est ainsi que la CORREF s’est révélée le seul organe officiel de l’Eglise en France à être sensible et à anticiper la crise qui éclate aujourd’hui à l’échelle mondiale dans le prolongement de #MeToo au sein de l’Eglise catholique. Elle a trait au dévoilement des violences sexuelles faites aux religieuses que l’appareil romain va devoir gérer, en parallèle avec la révélation de la triste routinisation des pratiques pédophiles au sein du clergé. Or le Vatican ne pourra sans doute pas se sortir de cette double crise sans déconstruire une masculinité cléricale qui, bien qu’atypique et marginale par rapport aux formes hégémoniques de masculinité dénoncées à travers #MeToo, se révèle finalement aussi toxique. Quant au clergé français aujourd’hui raréfié, pour une part surmené et pour une autre jusque-là sur la défensive, il semble las.

Notes

Notes
1 Rappelons que la mobilisation est partie de l'affaire dite « Harvey Weinstein », mettant en cause un ex-producteur de cinéma américain, accusé d'avoir agressé sexuellement et violé une centaine d’actrices. Le phénomène a ensuite enflé grâce au hashtag #MeToo invitant chaque femme à témoigner sur les réseaux sociaux. Le phénomène a été majoritairement décrit par les médias comme une « libération de la parole » des femmes.
2 [URL :https://www.nouvelobs.com/societe/20171016.OBS6059/affaire-weinstein-comment-est-ne-balance-ton-porc-le-hashtag-contre-le-harcelement-sexuel.html]
3 [URL : https://www.lepoint.fr/culture/liberte-d-importuner-deneuve-presente-ses-excuses-aux-victimes-15-01-2018-2186543_3.php]
4 [URL : https://www.la-croix.com/Religion/Catholicisme/MeToo-liberation-parole-chez-religieuses-2018-08-01-1200959162]
5 Les lecteur-trice-s peuvent s’interroger de la pertinence de parler ici d’un groupe frappé d’un « devenir minoritaire » (Pelletier, 2017) à propos du catholicisme en France, tant celui-ci est encore perçu comme la confession dominante et surtout autochtone du fait de son antériorité. C’est que, comme le dit Danièle Hervieu-Leger, si l’emprise du catholicisme romain a largement diminué, son empreinte reste profonde. Le catholicisme a, en effet, durablement façonné le paysage géographique, culturel et juridique national. Mieux, l’appartenance au catholicisme ou l’invocation du catholicisme comme « racine » apparaît comme un gage d’autochtonie, voire paradoxalement de « néo-républicanisme  », dans certains discours politiques récents. Nouvellement minoritaire en nombre face aux sans-religions – en 2008, plus que 42 % des Français-e-s se déclaraient catholiques contre 50 % sans-religion, le catholicisme romain en France reste, néanmoins, la confession religieuse la plus revendiquée, et garde surtout, la mémoire – cognitive et organisationnelle – de sa position hégémonique.
6 Selon les catégories proposées par Philippe Portier (2012).
7 Dont la rédactrice en cheffe actuelle fut qui plus est la cofondatrice d’un collectif féministe catholique. [URL : https://www.temoignagechretien.fr/wetoo/]
8 [URL : https://www.temoignagechretien.fr/wetoo/]
9 Pour un exemple de cette reprise : [URL : https://www.famillechretienne.fr/contenu/archives/archive/bienheureuse-difference-!-33994].
10 [URL : https://www.famillechretienne.fr/politique-societe/societe/reponses-aux-questions-derangeantes-sur-le-feminisme-238155]
11 Issu de la même fraction du catholicisme français, la journaliste Eugénie Bastié publie un an après un livre qui suit la même logique. Son titre : Le porc émissaire, (Paris, Le Cerf, 2018) est à ce titre révélateur. Elle y dénonce le « lynchage » des hommes, voir [URL : https://www.lepoint.fr/debats/eugenie-bastie-avec-metoo-c-est-un-1793-sexuel-qui-se-joue-30-09-2018-2259006_2.php ].
12 [URL : http://www.lavie.fr/debats/edito/ni-servantes-ni-muettes-06-03-2018-88493_429.php].
13 Voir la « disputatio » publique qu’elle a acceptée d’avoir sur le sujet « chaud » pour l’Eglise catholique de la « différence sexuelle » avec le sociologue du genre et des sexualités Éric Fassin [URL : http://actualites.ehess.fr/nouvelle4661.html].
Pour citer ce document :
Josselin Tricou, "Le catholicisme français face à #MeToo". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°25 [en ligne], janvier 2019. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/le-catholicisme-francais-face-a-metoo/
Bulletin
Numéro : 25
janvier 2019

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Auteur.e.s

Josselin Tricou, doctorant en science politique au LEGS – Paris 8

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