Bulletin N°38

juillet 2022

Le décret du 7 mai 2022 : le durcissement du régime Taliban en Afghanistan

Adam BACZKO

Le 7 mai 2022, l’Émirat islamique d’Afghanistan, le régime mis en place par les Taliban, publie un décret qui oblige les femmes à porter un voile couvrant leur visage lorsqu’elles se déplacent dans l’espace public. Ce décret fait suite à un précédent, fin mars, qui retirait aux filles l’accès à l’enseignement secondaire et un autre, début avril, interdisant aux femmes de se déplacer sans un garant de sexe masculin (un père, un frère, un fils, un mari, etc.). L’application de ces décrets par les militants Taliban dans les provinces du pays accroît leur portée répressive, ceux-ci s’accompagnant de campagne d’affichages et de manifestations publiques qui visent manifestement à mettre en scène la domination du régime. Enfin, ces décrets prennent place dans un contexte marqué par des violences croissantes contre les militantes des droits des femmes, à commencer par la disparition forcée de plusieurs d’entre elles.

Ce durcissement du régime Taliban répond à leur idéologie conservatrice et patriarcale, issue des milieux cléricaux d’ascendance rurale. Par ailleurs, les militants de base du mouvement, qui sont désormais en position de force dans les administrations, se sont battus durant les deux dernières décennies pour l’application d’un programme politique islamiste prônant une forme de ségrégation systématique des femmes. Mais cette radicalisation patente des mesures gouvernementales ces derniers mois s’inscrit également dans l’isolement continu du régime Taliban et ses difficultés à gouverner un pays qui s’enfonce dans une situation dramatique.

D’un côté, la radicalisation du gouvernement Taliban répond à un régime de sanctions occidentales qui ne dit pas son nom et qui accroît l’isolement du pays, favorisant l’aile la plus radicale du mouvement Taliban, dans un cercle vicieux que l’on a déjà observé par le passé avec les stratégies de sanctions en Afghanistan, en Iran ou en Irak. Pourtant, dans les tout premiers mois qui ont suivi leur prise de pouvoir, les dignitaires Taliban exprimaient leur volonté de négocier avec les pays occidentaux et les Nations Unies. De nombreux diplomates et les agents de la Mission d’Assistance des Nations unies en Afghanistan (MANUA) entretenaient officieusement des relations de travail fonctionnelles avec les administrateurs issus du mouvement. Si ces derniers démontraient de nombreuses manières leur intention d’appliquer un programme politique islamiste et puritain, des possibilités de compromis semblaient exister. Les nouveaux maîtres de l’Afghanistan souhaitaient obtenir l’accès aux fonds de la Banque centrale afghane, gelés par les États-Unis, et de l’aide humanitaire, interrompue par les sanctions occidentales.

Plus largement, les Taliban espéraient obtenir une reconnaissance internationale de la légitimité de leur régime, à travers les attributs modernes de la représentation de l’étatique : le siège aux Nations Unies et ces différentes agences, les représentations diplomatiques, etc. Ces demandes de la part du gouvernement Taliban offraient un important levier de négociations aux pays occidentaux pour obtenir des infléchissements de leur politique et certaines garanties sur le respect des femmes et des minorités. Le régime Taliban a pris des positions de plus en plus en rupture avec les normes internationales durant l’hiver 2022, en parallèle de la clarification de la politique américaine centrée autour des sanctions – notamment la confiscation des fonds de la Banque centrale afghane, dont la moitié doit être distribuée aux proches des victimes des attentats du 11 septembre 2001.

De l’autre, le maintien d’un régime de sanctions s’est joué dans une aggravation de la situation sociale et économique du pays. En effet, l’économie est exsangue après 43 ans de guerre et le pays traverse la famine la plus grave de son histoire. La moitié des Afghan.es, soit près de 20 millions de personnes, souffrent de la faim, et près de 95% de la population est passée sous le seuil de pauvreté.

Dans ce contexte, le mouvement Taliban a mis la priorité sur la reconstruction de l’État. Ainsi, les juges qui officiaient dans les tribunaux parallèles de l’insurrection durant la guerre et qui constituent les cadres les plus compétents et les plus loyaux n’exercent pas actuellement leur fonction de juge et sont envoyés dans les ministères et les gouvernorats pour reconstituer une administration. Les Taliban installent leur régime dans un contexte de dépendance extrême de l’État afghan à l’aide internationale. À la veille de la victoire Taliban, l’aide budgétaire représentait en effet 75% des revenus de l’État, des subsides auxquels les Taliban ne peuvent évidemment pas prétendre. Le nouveau régime a pu bénéficier de droits de douane supérieurs à ceux perçus par le régime précédent en mettant fin à leur détournement systématique, mais ces revenus suffisent uniquement à faire fonctionner un État réduit à ses fonctions régaliennes.

Cependant, la prise de pouvoir par les Taliban a entrainé un recul brutal sur le plan de l’éducation et de la santé, deux domaines où l’intervention occidentale avait permis certains gains. La nouvelle administration Taliban n’a pas les moyens de pallier le départ des organisations occidentales, alors même que les écoles et les cliniques sont des demandes centrales de la population afghane. Ce mécontentement populaire ne menace pas le régime, en l’absence de force politique constituée capable de le canaliser. L’État islamique, le seul groupe armé d’opposition dans le pays, ne se préoccupe pas des questions sociales et attire au contraire des Afghans qui considèrent les Taliban comme trop modérés. L’incapacité du gouvernement Taliban à répondre aux demandes sociales et à nourrir la population l’amène en revanche à se resserrer sur la reproduction du régime et se légitimer par des mesures draconiennes qui mettent en scène sa mainmise sur le pays.

Les Taliban poursuivent ainsi l’instrumentalisation des questions de genre qui a été une constante des 43 années de guerres en Afghanistan. Les Afghanes ont été un enjeu récurrent des bouleversements qui ont affecté le pays : des communistes ayant justifié des violences de masse par l’émancipation des femmes, aux moujahidin qui disaient se battre pour préserver leur honneur en passant par les pays occidentaux qui, une fois l’intervention engagée, mobilisaient la figure de la femme en burqa à libérer pour justifier leur action militaire. Mollah Omar s’inscrivait lui-même dans une tradition bien établie lorsqu’il justifiait la lutte armée dans son discours de 2012 à l’occasion d’Eïd al-Fitr de la manière suivante : « Il est affligeant que les gens ordinaires, en particulier les femmes, soient aux prises avec diverses difficultés depuis l’invasion des occupants. De nombreuses femmes se sont même immolées, sont devenues martyres ou leur honneur a été violé. Cette situation brutale se prolonge sans cesse ». Les questions de genre se sont ainsi imposées comme un enjeu central de la guerre et, ainsi, de la période qui a suivi la prise de pouvoir par les Taliban. L’ensemble des observateurs internationaux était focalisé sur les mesures que le nouveau régime prendrait à l’égard des femmes, à commencer par l’accès des filles à l’éducation secondaire promis initialement pour mars 2021. Il n’est donc pas tout à fait étonnant que les Taliban marquent leur rupture à l’égard des pays occidentaux et les organisations internationales par des décrets touchant aux droits des femmes. Une situation qui ne profite à personne, puisqu’elle se traduira par un isolement encore croissant du régime Taliban et un sort de plus en plus terrible pour les Afghanes.

Pour citer ce document :
Adam BACZKO, "Le décret du 7 mai 2022 : le durcissement du régime Taliban en Afghanistan". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°38 [en ligne], juillet 2022. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/le-decret-du-7-mai-2022-le-durcissement-du-regime-taliban-en-afghanistan/
Bulletin
Numéro : 38
juillet 2022

Sommaire du n°38

Voir tous les numéros

Auteur.e.s

Adam Baczko, chargé de recherche CNRS au Centre de recherches internationales (CERI-Sciences Po).

Mots clés
Aires géographiques :
Aller au contenu principal