Bulletin N°46

décembre 2023

Le décret interdisant le port du niqab pour les élèves de l’enseignement primaire et secondaire égyptien : Texte et contexte

Alexis Blouët

Le 5 septembre dernier, en prévision de la rentrée scolaire, le ministre de l’Éducation égyptien, le Dr. Reda Hegazy, a adopté un décret[1]Décret ministériel n°169 du 5 septembre 2023. dont l’alinéa 3 de l’article 2 dispose que « La couverture des cheveux (ġiṭāʾ āl šiʿr) des élèves filles…ne doit pas obscurcir leur visage ».

Le texte, par une montée en généralité typique du registre juridique, désigne un objet par la description de son positionnement sur le corps féminin[2]En France la loi de 2010 interdisant le niqab ne désignait pas le vêtement nominativement et visait également « la dissimulation du visage ».. En contexte, la couverture de cheveux se réfère au hijab, le foulard islamique, et l’interdiction d’obscurcir le visage au niqab qui ne laisse découvert que les yeux. L’interdiction de ce vêtement figure dans un décret dont l’enjeu est plus large. Il standardise sur tout le territoire les uniformes scolaires, portés en Égypte depuis 1979. Le texte indique en fonction du genre des élèves (garçons/filles) et de la saison (hiver et reste de l’année) les types de vêtement qu’ils pourront porter (chemises, pulls, vestes, pantalons, jupes).

Le thème de l’uniforme structure les justifications du décret énoncées à son article 1, la promotion des valeurs de discipline et d’égalité et un enjeu pécuniaire pour les parents d’élèves.

«1. Manifester l’ordre et l’harmonie des élèves et la discipline au sein de l’école ; 2. Consolider…le respect des règles et des règlements au sein des écoles… 3. Soutenir l’esprit d’appartenance à l’école… 4. Réaliser une harmonie psychologique et sociale par l’effacement des différences matérielles et sociales entre les élèves…5. Limiter l’intimidation et le sarcasme entre élèves…6…Réduire la perte de temps impliquée par une vaine compétition entre élèves 7…Alléger le fardeau financier des parents ».

Cette triple généralisation par la désignation du niqab, l’objet du texte et ses justifications, escamote la question religieuse pourtant importante en Égypte. L’effacement accompagne la minceur du discours des autorités puisque cette interdiction du niqab n’a été commentée ni par le président Abdel Fattah al-Sissi ni même par le ministre de l’Éducation. Corrélativement, si la nouvelle a rencontré un écho dans la presse française et régionale, l’interdiction a été peu discutée dans la sphère publique égyptienne, hormis, peut-être, par les individus sur les réseaux sociaux. Seul le parti salafiste pro-régime al-Nour a, par l’intermédiaire d’un de ses parlementaires, affirmé qu’il emploierait tous les moyens légaux pour la contester[3]Al-Shorouk, 14 septembre 2023..

Cette discrétion s’explique par le caractère autoritaire du régime égyptien qu’illustre actuellement une campagne présidentielle de laquelle, par exemple, Ahmed Tantawi, un opposant affiché à Abdel Fattah al-Sissi, s’est retiré à la suite de l’arrestation par la police de ses militants[4]Mada Masr, 14 octobre 2023.. L’autoritarisme égyptien contemporain, réduisant l’espace d’opposition publique et encore davantage pour s’opposer aux gouvernants, s’est construit, à partir de 2013, autour la répression des Frères Musulmans qui incarnaient, justement, un Islam politique susceptible de se mobiliser pour le droit des femmes à porter le niqab.

Le faible écho rencontré par la décision du ministère de l’Éducation s’explique aussi par des facteurs directement juridiques. Bien que l’article 2 de la Constitution égyptienne énonce que l’Islam soit la religion d’État et les principes de la sharia la source principale des lois, la légalité de l’interdiction du hijab dans l’enseignement primaire et secondaire avait déjà été établie. Au milieu des années 90, sous le régime associé à Hosni Moubarak, le gouvernement avait adopté un dispositif normatif analogue. À une époque où l’autoritarisme égyptien était moins intense, la polémique fut vive[5]Aïcha Chellali, « Le voile à l’école : Enjeux d’un décret avatars d’un procès », Égypte/Monde arabe, 20, 1994, pp.133-141. et portait aussi sur l’institution d’une autorisation parentale pour porter le hijab, une norme, par ailleurs, reprise dans le décret de septembre dernier. Une des justifications du contrôle du port de signes religieux par les élèves-filles était leur protection des éventuelles pressions des directeurs et instituteurs afin qu’elles se couvrent.

L’affaire avait adopté une tournure contentieuse au point d’arriver devant la Haute Cour constitutionnelle[6]Haute Cour constitutionnelle, 18 mai 1996. Voir Nathalie Bernard-Maugiron, Le politique à l’épreuve du judiciaire : La justice constitutionnelle en Égypte, Bruxelles, Bruylant, 2004, pp. 360-362.. La juridiction avait validé le dispositif en se fondant sur son interprétation de l’article 2 de la Constitution qui ne confère à la sharia qu’une légère force normative sur le droit égyptien[7]Baudouin Dupret et Nathalie Bernard-Maugiron, « Les principes de la sharia sont la source principale de la législation. La Haute Cour Constitutionnelle et la référence à la Loi islamique », … Continue reading. Synthétiquement, la jurisprudence de la Haute Cour distingue entre les normes absolues de la sharia au sujet desquelles existe un consensus historique dans la doctrine théologique et qui ont un caractère contraignant, des normes relatives pour lesquelles la logique est inverse. Or la richesse historique et intellectuelle de la doctrine islamique et la multiplicité des opinions qu’elle recouvre, accompagnent le fait que la Haute Cour constitutionnelle estime que les normes islamiques contraignantes ne soient qu’une poignée. En tout cas, n’y figure pas le champ de la réglementation de l’habillement des femmes que l’article 2 laisse donc aux autorités politiques le pouvoir de limiter.

Depuis les années 90, la question de l’interdiction du niqab a continué à générer des textes juridiques, particulièrement concernant l’enseignement supérieur, et des prises de position à front renversé de ce qu’un regard français pourrait supposer. En 2009, l’Université d’al-Azhar, prestigieuse institution de culture islamique à portée internationale, avait par exemple interdit le niqab aux étudiantes dans ses dortoirs. Plus récemment, Ibrahim Eshak de l’organisation non gouvernementale de défense des droits de l’homme, l’Initiative égyptienne pour les droits personnels, s’est positionné contre ce type d’interdiction en arguant de la liberté de croyance de l’article 64 de la Constitution et de la liberté religieuse de l’article 18 du Pacte international sur les droits civils et politiques[8]Ibrahim Ishak, “The Controversy of Banning Niqab in Public in Egypt, Egyptian Initiative for Personal Rights”, blog Egyptian initiative for personal rights, 4 juin 2020 [en ligne] … Continue reading. Sans remonter, cette fois, à la Haute Cour constitutionnelle la question du port du niqab dans l’enseignement supérieur avait été tranchée par plusieurs arrêts des juridictions administratives. Ces décisions dessinent un droit égyptien où le niqab est autorisé pour les étudiantes au nom des libertés sus-évoquées[9]Luna Droubi, The Constitutionality of the Niqab Ban in Egypt: A Symbol of Egypt’s Struggle for Legal Identity, New York Law School Review, 56, 2012, pp. 687-709. mais où, en revanche, les universités peuvent l’interdire à leurs enseignantes au nom, entre autres, de la qualité du service public qui serait affectée par l’entrave visuelle à l’interaction entre l’enseignante et l’étudiant instituée par le niqab[10]Haute Cour administrative, 27 janvier 2020..

En outre, en 2019, une proposition de loi, sans suite, visait l’interdiction généralisée du vêtement dans l’espace public afin de prévenir la commission d’actes terroristes au motif qu’elle serait facilitée par la dissimulation du visage[11]Sada al-Balad, 3 novembre 2018..

En conclusion, en Égypte comme France, la triangulation entre corps féminin, politique et religion est intense. Ce jeu se manifeste dans des arrangements juridiques différents mais qui, en dépit des distinctions culturelles, suscitent des controverses aux structures argumentatives semblables.

Notes

Notes
1 Décret ministériel n°169 du 5 septembre 2023.
2 En France la loi de 2010 interdisant le niqab ne désignait pas le vêtement nominativement et visait également « la dissimulation du visage ».
3 Al-Shorouk, 14 septembre 2023.
4 Mada Masr, 14 octobre 2023.
5 Aïcha Chellali, « Le voile à l’école : Enjeux d’un décret avatars d’un procès », Égypte/Monde arabe, 20, 1994, pp.133-141.
6 Haute Cour constitutionnelle, 18 mai 1996. Voir Nathalie Bernard-Maugiron, Le politique à l’épreuve du judiciaire : La justice constitutionnelle en Égypte, Bruxelles, Bruylant, 2004, pp. 360-362.
7 Baudouin Dupret et Nathalie Bernard-Maugiron, « Les principes de la sharia sont la source principale de la législation. La Haute Cour Constitutionnelle et la référence à la Loi islamique », Égypte/Monde arabe, n°3, pp. 1-18.
8 Ibrahim Ishak, “The Controversy of Banning Niqab in Public in Egypt, Egyptian Initiative for Personal Rights”, blog Egyptian initiative for personal rights, 4 juin 2020 [en ligne] https://eipr.org/en/blog/ishak-ibrahim/2020/05/controversy-banning-niqab-public-egypt.
9 Luna Droubi, The Constitutionality of the Niqab Ban in Egypt: A Symbol of Egypt’s Struggle for Legal Identity, New York Law School Review, 56, 2012, pp. 687-709.
10 Haute Cour administrative, 27 janvier 2020.
11 Sada al-Balad, 3 novembre 2018.
Pour citer ce document :
Alexis Blouët, "Le décret interdisant le port du niqab pour les élèves de l’enseignement primaire et secondaire égyptien : Texte et contexte". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°46 [en ligne], décembre 2023. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/le-decret-interdisant-le-port-du-niqab-pour-les-eleves-de-lenseignement-primaire-et-secondaire-egyptien-texte-et-contexte/
Bulletin
Numéro : 46
décembre 2023

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Auteur.e.s

Alexis Blouët, CNRS/DICE (Université d’Aix-Marseille)

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