Bulletin N°49

juin 2024

Le keffieh et la croix. Les défis politiques et théologiques du christianisme palestinien

Caterina Bandini

« Je crains que le dernier chapitre du christianisme à Gaza ne soit en train d’être écrit », affirmait en janvier 2024 le pasteur luthérien Mitri Raheb, pionnier de la théologie de la libération palestinienne et président de l’université Dar al-Kalima à Bethléem[1][En ligne] https://www.newarab.com/analysis/will-gazas-christian-community-survive-israels-war. La petite communauté chrétienne de Gaza, une des plus anciennes au monde, est ébranlée au même titre que le reste de la population gazaouie par les frappes aériennes et les attaques terrestres israéliennes. Le 17 octobre 2023, une explosion meurtrière tue des centaines de personnes soignées ou réfugiées dans l’hôpital anglican al-Ahli dans le centre de la ville de Gaza[2][En ligne] https://www.lemonde.fr/international/article/2023/10/18/des-centaines-de-civils-tues-dans-un-hopital-de-gaza-toujours-sous-blocus_6195135_3210.html. Deux jours plus tard, une frappe israélienne vise l’église grecque-orthodoxe Saint-Porphyre, toujours dans la ville de Gaza, qui hébergeait de nombreuses familles déplacées, tuant au moins dix-huit chrétiens. Le 16 décembre, les forces israéliennes attaquent la paroisse de la Sainte-Famille, la seule église catholique de Gaza, tuant deux femmes chrétiennes, Nahida et Samar Anton, mère et fille[3][En ligne] https://www.newyorker.com/news/news-desk/the-dilemma-of-gazas-christians. D’après M. Raheb, environ 3 % de la population chrétienne aurait péri depuis le début de la guerre.

Face à cette violence génocidaire, les Palestiniens chrétiens d’Israël, de Jérusalem et de Cisjordanie s’organisent. Leur solidarité s’adresse à l’ensemble de la population gazaouie, sans distinction de religion. Elle s’inscrit dans l’histoire longue de la politisation des communautés chrétiennes, dont la participation au mouvement de libération nationale a toujours été disproportionnée par rapport à leur petit nombre[4]Sossie Andézian, « Palestiniens chrétiens et construction nationale », Confluences Méditerranée, 66 (3), 2008, pp. 59-71.. Résolument palestinien dans son contenu et dans ses objectifs, ce militantisme jouit du fort capital international des Palestiniens chrétiens qui orientent leurs activités de plaidoyer vers la communauté internationale, en Europe et aux États-Unis notamment. Pris entre des théologies en conflit, des hiérarchies ecclésiastiques aux intérêts multiples et une lutte pour la survie, le christianisme palestinien fait face à des défis majeurs aussi bien sur le plan religieux que politique.

Une population cultivée et politisée

En 2019, on comptait environ 170 000 Palestiniens chrétiens vivant entre la mer Méditerranée et le fleuve Jourdain, sur une population palestinienne totale d’environ sept millions de personnes. La plupart des chrétiens se trouvent à l’intérieur de l’État d’Israël (120 000), où ils représentent 75 % de la population chrétienne (les restants étant des chrétiens originaires de l’ex-URSS) et 2 % de la population israélienne totale ; quarante-neuf mille vivent en Cisjordanie occupée, dont dix mille à Jérusalem, à savoir 1 % de la population de la ville ; ils étaient un millier dans la bande de Gaza avant le début de la guerre. Les chrétiens représentent en tout moins de 2 % de la population des territoires palestiniens occupés de Cisjordanie, Jérusalem-Est et Gaza[5]Justice and Peace Commission, Is Peace Possible? Christian Palestinians Speak, Jérusalem/Beit Jala, Latin Patriarchate Printing Press, 2019, p. 10.. Par ailleurs, les chrétiens vivant en Israël-Palestine représentent moins de 17 % de la population palestinienne chrétienne totale, qui s’approchait d’un million de personnes en 2019. En effet, 83 % des Palestiniens chrétiens vivent dans la diaspora, notamment au Chili (350 000), au Honduras (280 000), au Brésil (soixante mille), aux États-Unis (cinquante mille), en Australie (quarante-cinq mille) et ailleurs, dont en Europe et dans le reste du monde arabe (cinquante-cinq mille)[6]Ibid., p. 51..

L’émigration des chrétiens est ancienne : la première vague a lieu entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, impulsée par des motifs économiques et dirigée principalement vers l’Amérique du Sud. Élisabeth Picard invite à interpréter l’exode important des chrétiens non pas comme l’« indice de l’individualisation de la société palestinienne », mais plutôt comme une spécificité communautaire : les chrétiens, qui possèdent plus souvent des diplômes spécialisés et des réseaux familiaux – outre qu’ecclésiaux - à l’étranger, parviennent mieux que leurs compatriotes musulmans à réaliser le projet de partir[7]Élisabeth Picard, « Les chrétiens palestiniens sont un symbole », dans Bernard Heyberger (dir.), Chrétiens du monde arabe : un archipel en terre d’Islam, Paris, Autrement, 2003, p. 161.. Pendant la Nakba (1947-1949), l’on estime qu’entre cinquante et soixante mille chrétiens auraient quitté leurs villes et villages, à savoir 35 % de la population chrétienne totale de l’époque[8]Michael Prior, Zionism and the State of Israel: A Moral Inquiry, Londres/New York, Routledge, 1999, pp. 106-107.. La troisième vague migratoire, toujours en cours, a vu environ cinquante mille chrétiens quitter le pays depuis la Guerre des Six jours en 1967, ce qui mène les Églises palestiniennes à parler d’une véritable « hémorragie qui menace la vitalité du témoignage chrétien dans la terre où le christianisme est né[9]Justice and Peace Commission, op. cit., pp. 53-54. ».

En Palestine, les fidèles appartiennent à treize Églises différentes, localement divisées entre « orientales » (Église grecque-orthodoxe, arménienne, syriaque, etc.) et « occidentales » (Église catholique romaine, anglicane, luthérienne, etc.). Les Patriarcats grec et arménien confèrent à ces communautés l’autocéphalie, à savoir l’indépendance dans les affaires spirituelles et juridiques, tandis que le Patriarcat latin de Jérusalem dépend directement de Rome et le patriarche est nommé par le Pape, dans le système très centralisé de l’Église romaine. Environ 50 % des chrétiens sont affiliés à l’Église grecque-orthodoxe (dite aussi « arabe-orthodoxe » ou simplement « orthodoxe »), qui détient le contrôle sur la plupart des Lieux saints ; la deuxième communauté la plus importante étant la catholique de rite latin et la troisième, l’arménienne.

Dans la bande de Gaza plus spécifiquement, la moitié des chrétiens est autochtone de la région et la moitié restante est composée de réfugiés ou descendants de réfugiés provenant des villes de Jaffa, Jérusalem, Lydda et Ramla. À l’image de l’ensemble des Palestiniens chrétiens, la grande majorité des chrétiens de Gaza appartient à l’Église grecque-orthodoxe. Au 30 novembre 2023, les catholiques de rite latin étaient seulement cent trente-cinq[10][En ligne] : https://www.youtube.com/watch?v=FGv9PUYQ1fg. Une minorité est affiliée à l’Église baptiste et à d’autres dénominations protestantes. Plus encore que dans le reste des espaces israélo-palestiniens, les chrétiens gazaouis ont des pratiques œcuméniques : les mariages inter-confessionnels sont la norme ; les fidèles fréquentent plusieurs Églises pour les prières et pour célébrer les festivités religieuses, indépendamment de leur appartenance confessionnelle.

Un trait commun aux Églises palestiniennes est d’être rattachées à des Églises-mères situées à l’étranger, ce qui détermine l’origine étrangère d’une grande partie du clergé et contribue au caractère fortement transnational de ces institutions. Les intérêts des hiérarchies ecclésiastiques se heurtent ainsi à ceux du laïcat palestinien, comme c’est le cas notamment au sein de la communauté grecque-orthodoxe. Avec un patrimoine foncier très important et un haut-clergé encore aujourd’hui d’origine exclusivement grecque et chypriote, le Patriarcat n’a jamais pris de positions fortes en faveur de la cause palestinienne et a vendu de nombreuses propriétés aux Britanniques, aux sionistes, puis aux autorités israéliennes. En 1911 à Jaffa, les frères ʻIssa al-ʻIssa (1878-1949) et Yusef al-ʻIssa (1870-1948), chrétiens orthodoxes, fondent le journal Filastin (« Palestine »), qui va devenir l’organe de diffusion principal de la lutte des Palestiniens orthodoxes contre le haut-clergé grec et la vente des terres aux juifs qui représentait, à leurs yeux, la plus grande contribution au succès du mouvement sioniste.

De manière générale, dès le début du XXe siècle, l’élite chrétienne polyglotte et cultivée, scolarisée dans les écoles missionnaires, joue un rôle de premier plan dans la construction de l’identité nationale palestinienne[11]Rashid Khalidi, Palestinian Identity: The Construction of Modern National Consciousness, New York, Columbia University Press, 2010 [1997].. Les grecs-orthodoxes contribuent largement à la définition du « concept arabe de Palestine » en tant qu’entité distincte des autres provinces de l’empire ottoman, comme la Syrie : la Palestine était la région sous l’autorité de l’Église grecque-orthodoxe de Jérusalem[12]Sotiris Roussos, « Eastern Orthodox Christianity in the Middle East », dans Anthony O’Mahony, Emma Loosley (dir.), Eastern Christianity in the Modern Middle East, Londres/New York, Routledge, … Continue reading. Suite à la Nakba et en dépit de l’émigration massive des chrétiens, deux des plus grandes organisations du mouvement de libération nationale sont fondées par des chrétiens : le Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP) par Georges Habash, grec-orthodoxe, et le Front Démocratique de Libération de la Palestine (FDLP) par Nayef Hawatmeh, grec catholique ou melkite.

Le tiraillement est souvent présenté comme un élément constitutif de l’identité chrétienne : « Suis-je un chrétien palestinien ou un Palestinien chrétien ? Cette question fait partie de ce qu’il se passe ici », avoue un militant de Bethléem[13]Entretien, Bethléem, 13 novembre 2018.. En Israël, les Palestiniens citoyens de l’État - que l’on appelle en arabe « Palestiniens de 48 » ou « de l’intérieur » - sont pris « entre deux feux », revendiquant d’une part l’unicité chrétienne et d’autre part, leur palestinité[14]Camille Lévy, « Bayn Narayn, entre deux feux : les mobilisations des chrétiens palestiniens en Israël », REMMM 147, 2020, pp. 129-148.. Néanmoins, la notion même de minorité est rejetée par une grande partie de la population chrétienne en raison du rôle de premier plan que celle-ci a joué et continue de jouer dans la vie politique, sociale et culturelle palestinienne, comme l’explique une éducatrice et militante originaire de Jaffa : « Nous avons toujours été peu nombreux mais nous n’avons jamais été une minorité, parce que notre rôle n’a jamais été le rôle d’une minorité. […] Notre rôle dans la société palestinienne, en tant que chrétiens, n’est pas marginal, c’est un rôle très important. Regarde les institutions chrétiennes, les hôpitaux... Il y a beaucoup de chrétiens engagés dans la société ![15]Entretien, Jérusalem, 14 août 2019. ».

Le fondamentalisme islamique est loin d’être le premier facteur qui menace la présence chrétienne en Palestine. Des tensions avec la majorité musulmane existent, mais elles sont dues en grande partie aux efforts de divisions intra-Palestiniens menés par l’État d’Israël. L’appartenance à la nation palestinienne, l’engagement politique, le partage des mêmes souffrances et aspirations demeurent au cœur des revendications chrétiennes, y compris à Gaza où les appels des chrétiens à ne pas être distingués du reste de la population civile se démultiplient depuis le mois d’octobre[16][En ligne] https://www.aljazeera.com/news/2023/11/1/under-israeli-attack-who-are-the-christians-of-gaza. En particulier, les chrétiens refusent d’endosser le rôle de « médiateurs » dans le conflit qui leur est souvent attribué par les médias occidentaux en raison de leur proximité avec la communauté chrétienne internationale, et réaffirment leur pleine appartenance à la nation palestinienne.

Mobilisation locale et plaidoyer international : la tension fondatrice du militantisme chrétien

Bâtie sur le socle de la théologie contextuelle, à savoir l’adaptation de la réflexion théologique au contexte socio-politique spécifique d’une société donnée, la théologie de la libération palestinienne voit le jour au cours de la première Intifada (1987-1993). L’opposition au sionisme chrétien en constitue l’une des raisons d’être. Mouvement théologico-politique né au sein du protestantisme britannique dans la seconde moitié du XIXe siècle, mais dont les racines sont bien plus anciennes, le sionisme chrétien soutient la création puis l’expansion de l’État d’Israël en tant qu’État juif sur la base d’une lecture littérale de l’Ancien Testament[17]Jan Nederveen-Pieterse, « The History of a Metaphor: Christian Zionism and the Politics of Apocalypse », Archives de sciences sociales des religions, 75, 1991, pp. 75-103.. Le courant eschatologique dit dispensationalisme identifie les juifs de l’époque contemporaine avec les Hébreux des Écritures. Cette doctrine se base sur la division de l’Histoire en sept époques ou « dispensations », chacune gouvernée par une administration divine. La seconde venue du Messie déterminera la fin de l’ère de l’Antéchrist, l’avant-dernière dispensation, la conversion de 144 000 juifs au christianisme et la mort de tous les autres. Jésus régnera alors pendant mille ans depuis Jérusalem (dernière dispensation dite « du Royaume » ou millénium) et Israël retrouvera ainsi ses frontières bibliques, du fleuve à la mer[18]Michael Prior, op. cit., pp. 141-142.. Dans cette vision, les livres prophétiques et surtout apocalyptiques prédisent un futur proche. Au contraire, l’eschatologie chrétienne conventionnelle voit dans ces écrits une œuvre poétique, ayant une valeur métaphorique et non pas factuelle. Le sionisme chrétien, que ce soit dans le courant dispensationaliste ou dans des formes moins extrémistes, est aujourd’hui hégémonique au sein des communautés évangéliques étasuniennes.

En second lieu, c’est sous l’impulsion des études postcoloniales qui commencent à s’intéresser au texte biblique à partir des pistes ouvertes, entre autres, par Edward Said que des théologiens palestiniens cherchent à rassembler leurs différentes approches des Écritures dans un même cadre interprétatif[19]Nur Masalha, « Civil Liberation Theology in Palestine: Indigenous, Secular-Humanist, and Post-Colonial Perspectives », dans Nur Masalha, Lisa Isherwood (dir.), Theologies of Liberation in … Continue reading. Protestants, catholiques et grecs-orthodoxes s’accordent pour promouvoir une lecture autochtone palestinienne de la Bible. Le plaidoyer et la production intellectuelle de ces théologiens se font d’abord en anglais à destination de la communauté chrétienne internationale. L’ouvrage du révérend anglican Naim Stifan Ateek, Justice, and Only Justice, publié en 1989, est communément considéré comme le texte fondateur du mouvement[20]Naim Stifan Ateek, Justice, and Only Justice: A Palestinian Theology of Liberation, Maryknoll, Orbis Books, 1989.. L’auteur y explique que la lecture de l’Ancien Testament pose des difficultés spécifiques aux Palestiniens. Les concepts de « peuple élu » et de « terre promise » ou le récit mythologique de l’Exode assument une signification politique dans le contexte palestinien, où l’idée d’une continuité parfaite entre les Hébreux de la Bible et l’État moderne d’Israël a servi de légitimation à l’entreprise coloniale sioniste.

C’est précisément cet intérêt envers la communauté chrétienne internationale aux dépens des communautés locales qui est aujourd’hui critiqué par une nouvelle génération de théologiens[21]John S. Munayer et Samuel S. Munayer, « Decolonising Palestinian Liberation Theology: New Methods, Sources and Voices », Studies in World Christianity 28 (3), 2022, pp. 287-310.. Dans une démarche plus explicitement décoloniale, ces derniers publient davantage en arabe qu’en anglais[22][En ligne] http://www.comeandsee.com/ar/ ; s’inspirent de l’iconographie orthodoxe plus que de celle protestante ou latine, c’est-à-dire issue des Églises missionnaires ; et prennent comme modèles des figures chrétiennes de la résistance à l’instar de la journaliste Shireen Abu Aqleh, tuée en mai 2022 par l’armée israélienne à Jénine. John Munayer, militant et chercheur palestino-britannique, figure émergente de ce renouveau théologique, revient sur les actions menées aujourd’hui par les chrétiens :

Les chrétiens palestiniens se considèrent généralement comme faisant partie du peuple palestinien et, par conséquent, il y a beaucoup de chrétiens palestiniens qui sont actifs dans n’importe quel mouvement, organisation ou initiative, mais qui se considèrent comme faisant partie de la communauté au sens large. Je dis cela et en même temps je veux mentionner le fait que les chrétiens palestiniens à l'intérieur d'Israël, en Cisjordanie et à Gaza font ce travail de plaidoyer très focalisé sur la communauté internationale. [...] La plupart des actions de plaidoyer visent les chrétiens à l'étranger[23]Entretien, en ligne, 18 avril 2024..

La tension entre activisme local et plaidoyer international, mobilisation chrétienne et internationalisation de la cause palestinienne, est au fondement du militantisme palestinien chrétien. D’autant plus que le poids du sionisme chrétien continue d’alimenter la dimension transnationale de ces mobilisations, poursuit J. Munayer : « Le lobby sioniste chrétien joue un rôle clé dans le maintien de ce génocide. Lorsque je parle du lobby sioniste chrétien, je ne pense pas seulement aux chrétiens fondamentalistes, les chrétiens sionistes évangéliques, qui ont tendance à être très puissants aux États-Unis, mais aussi aux chrétiens sionistes dont fait partie quelqu’un comme [le Président étasunien Joe] Biden ». Cette définition extensive du sionisme chrétien englobe également l’Église catholique et le protestantisme libéral accusés, dans le contexte actuel, de taire toute critique de l’État d’Israël en raison d’une théologie post-Holocauste qui les empêcherait de prendre position en faveur du peuple palestinien. Et ce, malgré la place symbolique majeure de Gaza dans le récit biblique en tant que lieu de passage de la Sainte Famille sur la route vers et depuis l’Égypte.

Malgré la répression, une société civile fortement mobilisée

Outre le plaidoyer, les initiatives humanitaires se démultiplient, ainsi que le soutien matériel aux Palestiniens de Gaza et aux communautés de Cisjordanie qui souffrent de la crise économique et de la violence des colons. Si les Églises peinent encore à afficher un engagement politique clair, quelques figures fortesse démarquent néanmoins. En premier lieu, le pasteur luthérien Munther Isaac, directeur de l’initiative Christ At The Checkpoint et doyen du Bethlehem Bible College, a investi de nombreuses plateformes pour dénoncer le génocide à Gaza et en appeler au cessez-le-feu[24]Par exemple, [en ligne] https://www.yaani.fr/post/la-frustration-et-la-col%C3%A8re-d-un-palestinien-chr%C3%A9tien. De manière générale, les Églises protestantes historiques de Palestine, anglicane et luthérienne, sont les plus à même de prendre position en soutien à la cause nationale car elles sont administrées par des chefs palestiniens depuis, respectivement, 1976 et 1977.

Au sein des frontières de l’État d’Israël et à Jérusalem, la mobilisation est entravée par une violente répression. De nombreux activistes et intellectuels chrétiens craignent, à l’instar de l’ensemble de la population palestinienne, de perdre leur travail ou d’être arrêtés. Le cas de la sociologue Nadera Shalhoub-Kevorkian est en ce sens emblématique. Victime d’intimidations depuis le mois d’octobre, celle-ci s’est vue suspendre de ses fonctions par l’université hébraïque de Jérusalem suite à une intervention dans le podcast Makdisi Street le 8 mars 2024, bien qu’elle y condamne explicitement les attaques du 7 octobre en tant que spécialiste des violences faites aux femmes et aux enfants - « not in my name », l’entend-on répéter plusieurs fois au cours de l’épisode[25][En ligne] https://podcasts.apple.com/us/podcast/there-is-so-much-love-in-palestine-w-nadera-shalhoub/id1718414647?i=1000648491814 . Réintégrée au sein de l’université, la chercheuse a été arrêtée à son domicile dans le quartier arménien de la vieille ville de Jérusalem le 18 avril avec l’accusation d’« incitation à la haine », avant d’être relâchée le lendemain.

Des voix chrétiennes se lèvent aussi pour dénoncer les attaques des colons et les raids de l’armée dans les villages et dans les camps de Cisjordanie, comme celle de Qassam Muaddi, correspondant à Ramallah pour le média en ligne The New Arab[26][En ligne] https://www.newarab.com/author/70469/qassam-muaddi. L’organisation Kairós, née à la suite de la divulgation en 2009 du document chrétien œcuménique « Kairós Palestine », a publié plusieurs appels en arabe et en anglais pour demander aux Églises occidentales de s’engager pour le cessez-le-feu et contre le déplacement forcé des Palestiniens de Cisjordanie[27][En ligne] https://www.kairospalestine.ps/index.php/resources/statements. D’autres, comme l’ONG bethléemite Holy Land Trust, organisent des activités pour les enfants de Gaza réfugiés à Bethléem et récoltent des fonds destinés à soutenir les familles de la région, durement touchées par l’arrêt brutal du tourisme. L’ONG Sabeel, fondée par N. Ateek à Jérusalem en 1990, a proposé un pèlerinage virtuel de Pâques pour un cessez-le-feu à Gaza avec, à l’appui, un chemin de croix « actualisé » où les étapes de la Passion du Christ correspondent aux souffrances passées et présentes du peuple palestinien, sur le modèle du « chemin de croix contemporain » élaboré par la même organisation en 2008[28][En ligne] https://sabeel.org/holy-week-gaza/. En dépit de la forte répression, la mobilisation des Palestiniens chrétiens s’inscrit dans la continuité de leurs engagements théologico-politiques[29]Voir, sur ce point, Caterina Bandini, « “La terre ne nous appartient pas, nous lui appartenons”. Usages militants de la théologie et recompositions identitaires en Israël-Palestine », … Continue reading.

Conclusion : quel impact au niveau local et international ?

Localement, le mouvement de théologie de la libération est davantage connu au sein des communautés chrétiennes où il cherche à sensibiliser le laïcat et, surtout, les hiérarchies ecclésiastiques. J. Munayer revient ainsi sur le regard porté par les chrétiens sur les célébrations religieuses à l’aune de la guerre : « Par exemple, au moment de célébrer Noël, le massacre des enfants dont il est question dans l’histoire ou le fait que Jésus ait dû fuir avec ses parents en Égypte... tous ces concepts nous touchent différemment en raison de notre expérience. Il en va de même pour Pâques : la crucifixion de Jésus est perçue différemment en termes de crucifixion du peuple palestinien[30]Entretien, en ligne, 18 avril 2024. ». Si les défis que pose la lecture du Texte sacré aux Palestiniens ne sont pas nouveaux, ils assument une connotation singulière dans le contexte actuel et demandent une exégèse renouvelée, qui fait toujours défaut à certaines Églises palestiniennes.

La théologie palestinienne s’engage aussi dans le dialogue avec l’islam. Dans la bande de Gaza et en Cisjordanie les deux communautés, chrétienne et musulmane, apparaissent très unies en raison du quotidien partagé d’occupation, d’oppression et de violence. L’un des efforts les plus aboutis de réponse islamique à la théologie de la libération palestinienne vient précisément de Gaza : il s’agit d’un texte rédigé par Jamil Salameh, à l’époque directeur d’Al-Qistas - Centre palestinien pour les études légales et juridiques, intitulé « Kairós Palestine. Un moment de vérité. Vers une position islamique sur le document Kairós Palestine » et publié en arabe en 2016. Il reste à voir comment ces échanges, inévitablement impactés par la guerre, vont évoluer dans le futur.

Sur la scène internationale, en Europe notamment, le plaidoyer peine à attirer le soutien des chrétiens sous fond de rapprochement entre les droites européennes et Israël. L’islamophobie généralisée et la perception d’Israël comme étant un État occidental mènent beaucoup de chrétiens de droite à se désolidariser de leurs coreligionnaires palestiniens[31][En ligne] https://www.lavie.fr/christianisme/eglise/quel-soutien-pour-les-chretiens-de-palestine-92039.php. Les chrétiens de gauche, historiquement engagés dans la solidarité avec le peuple palestinien[32]Caterina Bandini, « Catholiques français et chrétiens palestiniens : pour une sociologie relationnelle de la solidarité », Les Cahiers d’EMAM 32, 2020., paraissent de plus en plus minoritaires et marginalisés. Là aussi, rien de nouveau dans la configuration des structures transcoloniales et des solidarités transnationales, mais des processus rendus plus aigus et plus visibles par cette nouvelle étape tragique de l’histoire palestinienne.

 

Notes

Notes
1 [En ligne] https://www.newarab.com/analysis/will-gazas-christian-community-survive-israels-war
2 [En ligne] https://www.lemonde.fr/international/article/2023/10/18/des-centaines-de-civils-tues-dans-un-hopital-de-gaza-toujours-sous-blocus_6195135_3210.html
3 [En ligne] https://www.newyorker.com/news/news-desk/the-dilemma-of-gazas-christians
4 Sossie Andézian, « Palestiniens chrétiens et construction nationale », Confluences Méditerranée, 66 (3), 2008, pp. 59-71.
5 Justice and Peace Commission, Is Peace Possible? Christian Palestinians Speak, Jérusalem/Beit Jala, Latin Patriarchate Printing Press, 2019, p. 10.
6 Ibid., p. 51.
7 Élisabeth Picard, « Les chrétiens palestiniens sont un symbole », dans Bernard Heyberger (dir.), Chrétiens du monde arabe : un archipel en terre d’Islam, Paris, Autrement, 2003, p. 161.
8 Michael Prior, Zionism and the State of Israel: A Moral Inquiry, Londres/New York, Routledge, 1999, pp. 106-107.
9 Justice and Peace Commission, op. cit., pp. 53-54.
10 [En ligne] : https://www.youtube.com/watch?v=FGv9PUYQ1fg
11 Rashid Khalidi, Palestinian Identity: The Construction of Modern National Consciousness, New York, Columbia University Press, 2010 [1997].
12 Sotiris Roussos, « Eastern Orthodox Christianity in the Middle East », dans Anthony O’Mahony, Emma Loosley (dir.), Eastern Christianity in the Modern Middle East, Londres/New York, Routledge, 2010, p. 110.
13 Entretien, Bethléem, 13 novembre 2018.
14 Camille Lévy, « Bayn Narayn, entre deux feux : les mobilisations des chrétiens palestiniens en Israël », REMMM 147, 2020, pp. 129-148.
15 Entretien, Jérusalem, 14 août 2019.
16 [En ligne] https://www.aljazeera.com/news/2023/11/1/under-israeli-attack-who-are-the-christians-of-gaza
17 Jan Nederveen-Pieterse, « The History of a Metaphor: Christian Zionism and the Politics of Apocalypse », Archives de sciences sociales des religions, 75, 1991, pp. 75-103.
18 Michael Prior, op. cit., pp. 141-142.
19 Nur Masalha, « Civil Liberation Theology in Palestine: Indigenous, Secular-Humanist, and Post-Colonial Perspectives », dans Nur Masalha, Lisa Isherwood (dir.), Theologies of Liberation in Palestine-Israel. Indigenous, Contextual, and Postcolonial Perspectives, Eugene, Pickwick Publications, 2014, pp. 193-214.
20 Naim Stifan Ateek, Justice, and Only Justice: A Palestinian Theology of Liberation, Maryknoll, Orbis Books, 1989.
21 John S. Munayer et Samuel S. Munayer, « Decolonising Palestinian Liberation Theology: New Methods, Sources and Voices », Studies in World Christianity 28 (3), 2022, pp. 287-310.
22 [En ligne] http://www.comeandsee.com/ar/
23 Entretien, en ligne, 18 avril 2024.
24 Par exemple, [en ligne] https://www.yaani.fr/post/la-frustration-et-la-col%C3%A8re-d-un-palestinien-chr%C3%A9tien
25 [En ligne] https://podcasts.apple.com/us/podcast/there-is-so-much-love-in-palestine-w-nadera-shalhoub/id1718414647?i=1000648491814
26 [En ligne] https://www.newarab.com/author/70469/qassam-muaddi
27 [En ligne] https://www.kairospalestine.ps/index.php/resources/statements
28 [En ligne] https://sabeel.org/holy-week-gaza/
29 Voir, sur ce point, Caterina Bandini, « “La terre ne nous appartient pas, nous lui appartenons”. Usages militants de la théologie et recompositions identitaires en Israël-Palestine », Critique internationale (101) 4, 2023, pp. 9-32.
30 Entretien, en ligne, 18 avril 2024.
31 [En ligne] https://www.lavie.fr/christianisme/eglise/quel-soutien-pour-les-chretiens-de-palestine-92039.php
32 Caterina Bandini, « Catholiques français et chrétiens palestiniens : pour une sociologie relationnelle de la solidarité », Les Cahiers d’EMAM 32, 2020.
Pour citer ce document :
Caterina Bandini, "Le keffieh et la croix. Les défis politiques et théologiques du christianisme palestinien". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°49 [en ligne], juin 2024. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/le-keffieh-et-la-croix-les-defis-politiques-et-theologiques-du-christianisme-palestinien/
Bulletin
Numéro : 49
juin 2024

Sommaire du n°49

Voir tous les numéros

Auteur.e.s

Caterina Bandini, CNRS/CENS, Centre de Recherche Français à Jérusalem (CRFJ)

Aller au contenu principal