Bulletin N°21

septembre 2019

Le Mont Athos (Grèce) fin XXe-début XXIe siècle : un espace sacré investi par le politique ?

Isabelle Dépret

Ηaut-lieu du monachisme chrétien orthodoxe depuis l’époque médio-byzantine, le Mont Athos fait partie, en tant que région autonome, de l’Etat hellénique depuis la Première guerre mondiale. Péninsule d’environ 335 km2 située en Chalcidique (Macédoine grecque), la « Sainte Montagne » se structure autour de 20 grands monastères masculins - tous cénobitiques[1]Règle de vie communautaire totale à la fin du XXe siècle - et de leurs dépendances. Y résident des religieux orthodoxes d’origines géographiques et linguistiques variées. Rattaché au plan civil à l’Etat grec - le gouverneur de l’Athos relevant du ministère des Affaires étrangères hellénique - l’Athos échappe au contrôle de l’évêque local pour s’inscrire dans la juridiction spirituelle du Patriarcat grec de Constantinople. Ancré dans la longue durée, ce statut spécifique est garanti par la Constitution grecque depuis 1926. L’accès de la péninsule est interdit aux femmes depuis plus de mille ans.

Le Mont Athos est souvent présenté comme un espace « hors du temps », un « passé toujours vivant[2]Jean-Claude Vantroyen, « Hors du monde et du temps avec les moines de l’Athos », www.eglises-orthodoxes-canoniques.eu, 17 juin 2011. Philippe Schaller, « Le Mont Athos, la montagne où des … Continue reading ». Si le choix d’une retraite monastique reflète bien une démarche de rupture à l’égard du monde séculier, pour autant, les monastères athonites et leurs élites, de même que le territoire de la Sainte Montagne, ne sont pas totalement coupés du monde ni du politique au tournant des XXe-XXIe siècles.

Eglise orthodoxe, monachisme orthodoxe et Etat en Grèce depuis 1830

Les circonstances d’émergence de l’Etat grec moderne (1830), à partir de communautés chrétiennes orthodoxes jusqu’alors ottomanes, la construction d’un Etat-nation dans un contexte souvent conflictuel, la lutte de gouvernements conservateurs contre la « subversion » communiste ou sécessionniste de l’entre-deux-guerres aux années 1970, ont consolidé le rôle du facteur confessionnel comme attribut identitaire au sein d’un discours national dominant, canal d’intégration dans la communauté étatique, structure d’encadrement sociopolitique. D’un point de vue institutionnel, les pouvoirs publics ont tôt accordé un statut privilégié à l’Eglise orthodoxe - élevée au rang d’Eglise nationale - tout en cherchant à contrôler et à subordonner une institution pré-étatique longtemps influente. Si le lien à l’Antiquité a toujours constitué une source de légitimation internationale pour l’Etat grec moderne, dès la seconde moitié du XIXe siècle, l’Empire byzantin est institué en seconde étape clé d’un récit national se voulant plurimillénaire, continu et prestigieux. Le regard porté par les pouvoirs publics grecs sur le Mont Athos - symbole, par excellence, de cet héritage byzantin si valorisé - s’éclaire dans ce cadre historique, culturel et idéologique.

L’organisation monastique sur l’Athos puise en effet dans l’histoire impériale romaine orientale : dans un Empire où les rapports entre les pouvoirs spirituel et temporel sont fondés sur l’idéal de la symphonia – celui d’un soutien mutuel entre l’Eglise chrétienne orientale et l’Empereur - les vingt grands monastères sont tôt placés sous la protection du souverain civil : des Empereurs – ainsi que des membres de l’aristocratie - dotent ces couvents en terres, les exonèrent de certaines taxes, se font parfois moines à la fin de leur vie. Du début du XVe siècle jusqu’à 1912-1913, la Sainte Montagne est intégrée à l’Empire ottoman : dans un contexte a priori peu favorable, mais où les fondations religieuses sont respectées, les moines athonites obtiennent dès 1425 la protection du Sultan, moyennant l’acquittement de taxes forfaitaires, tandis que les dons de fidèles balkaniques vers l’Athos se poursuivent.

A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la « Sainte Montagne » n’échappe pas aux rivalités nationales, alors exacerbées en Macédoine, région convoitée pour sa richesse économique, sa situation géostratégique. Cette période est marquée par la forte affluence de moines slavophones sur la péninsule : au début du XXe siècle, les Russes sont plus de 5 000 – soit plus de la moitié de la population religieuse totale. D’autres Etats nationaux s’efforcent, en fonction de leurs moyens, de consolider leur présence sur le terrain : c’est le cas de la Serbie, de la Bulgarie, de la Roumanie…et de la Grèce, alors influente dans nombre de monastères.

Les guerres balkaniques puis la Première guerre mondiale consacrent l’incorporation de l’Athos à l’Etat grec, sous un statut spécial. L’entrée de la République hellénique dans l’Union européenne (1981) n’a pas modifié ce statut d’exception.

Attachement à la tradition et transformations sur l’Athos depuis les années 1980

En déclin accéléré après les années 1910, la population monastique sur le Mont Athos s’est étoffée depuis les années 1970-1980 et transformée : au début du XXIe siècle, environ 2 000 moines permanents résideraient sur la péninsule, une partie non négligeable ayant moins de 45 ans. Ce rajeunissement global depuis 40 ans, renforcé par l’arrivée de moines issus d’anciennes républiques socialistes, s’est accompagné d’un accroissement du niveau moyen d’instruction, les moines âgés de 30 à 40 ans sont familiers d’internet, des outils technologiques modernes.

À l’époque byzantine, le Mont-Athos entretenait, en fait, des liens continus - spirituels, artistiques et économiques - avec la région de Chalcidique et, plus largement, les Balkans. Au début du XXIe siècle, les monastères accueillent chaque année 120 000 pèlerins ou visiteurs. Nombre de moines circulent hors de la péninsule : en mission à Thessalonique, en Macédoine, à Athènes ou encore à l’étranger (Etats-Unis, Russie, Bulgarie, France…), les représentants de monastères sont, à certains égards, impliqués dans le monde. Chaque monastère possède, à Thessalonique, une maison des hôtes. Le règlement d’affaires personnelles, la gestion des intérêts juridiques et économiques du monastère, la participation à une cérémonie religieuse passent par un déplacement hors des frontières de l’Athos.

Si l’Athos n’est que partiellement coupé du monde, les tensions restent pourtant fortes entre des formes d’ouverture sélective et des logiques de repli, justifiées par un idéal de pureté spirituelle, qui impliqueraient une prise de distance, voire le rejet d’un monde moderne et matériel jugé corrompu.

Un espace sacré investi par le politique

La préoccupation des Etats contemporains pour la conservation du patrimoine se nourrit de l’inquiétude de sociétés engagées dans des mutations rapides. Pour le cas de l’Athos, la surenchère patrimoniale et mémorielle du tournant des XXe et XXIe siècles révèle aussi une subtile compétition entre la Grèce – soutenue par l’Union européenne - et la Russie : ici, la mise en valeur et la célébration du passé valent affirmation d’un ancrage culturel, politique, symbolique et territorial présent et futur sur une « terre orthodoxe » européenne.

À la fin des années 1980, la Grèce est encore le seul Etat de tradition chrétienne orthodoxe membre de la Communauté européenne. Cette position a tôt été conçue comme un atout face à d’autres Etats culturellement représentés sur l’Athos : la Bulgarie, la Serbie, le Monténégro, la Roumanie et la Russie. Les programmes intégrés européens constituent la source d’importantes subventions. Depuis les années 1980-1990, une portion de ces fonds – au total plusieurs dizaines de millions d’euros – a permis la réalisation de travaux de restauration des établissements athonites. Une part majeure des actions de protection et d’aménagement réalisées depuis les années 1980 sont liées aux financements européens[3]http://espa.gr. L’inscription, en 1988, du Mont Athos au Patrimoine mondial de l’humanité de l’UNESCO - à l’initiative du ministère de la Culture hellénique - a facilité et amplifié ces processus.

Ce souci de marquer la claire souveraineté grecque sur l’Athos est renforcé après l’effondrement du bloc soviétique : durant les années 1990, le renouveau religieux en Europe orientale, la profonde crise morale et économique de ces sociétés suscitent l’arrivée de novices, de moines issus des Balkans et de l’ancienne Union soviétique. Cet afflux aurait alors été perçu par des cadres du ministère grec des Affaires étrangères – et par certains monastères – comme un risque d’altération de la « composition ethnique » sur l’Athos. En 1993, une décision du Conseil d’Etat hellénique rappelle que l’installation d’un moine sur l’Athos doit être déclarée et contrôlée par le pouvoir civil étatique grec.

A la fin des années 1990, en mettant en exergue des liens traditionnellement privilégiés avec le Mont Athos, les élites municipales de Thessalonique - appuyées par l’Etat central grec - ambitionnent de repositionner un pôle urbain ancien, mais rabaissé depuis des décennies au rang de ville provinciale, en capitale balkanique et européenne, bastion d’un héritage chrétien orthodoxe et byzantin qui resurgit comme dimension, moins connue, de l’histoire européenne. Ainsi, proclamée « capitale culturelle de l’Europe » pour l’année 1997, la ville de Thessalonique présente, de juin à décembre de cette même année, l’exposition intitulée « Les trésors du Mont-Athos », avec la collaboration, d’abord réticente, de 17 monastères athonites.

C’est dans ce contexte que la politique de l’Etat russe sur l’Athos au tournant des XXe-XXIe siècle prend son sens. Dévaluée à l’époque de l’Union soviétique, la politique religieuse étrangère de la Russie, ancrée dans une longue tradition, se trouve revitalisée au début du XXIe siècle, dans un contexte de tensions renouvelées avec les Etats-Unis et l’Union européenne. Tandis que l’Athos fait l’objet de multiples attentions, au début des années 2000, l’Etat et l’Eglise orthodoxes russes mettent en place une collecte de fonds afin de financer les travaux de réfection, d’embellissement et de développement d’infrastructures autour du monastère de Saint Pandeleïmon, dont la première mention en tant qu’établissement des « Russes » daterait de 1016. Face à un héritage – et une mémoire – athonites résolument rattachés à l’Empire byzantin – puis par association, à la Grèce - les pouvoirs russes cherchent à mettre en exergue une autre mémoire, une autre facette de l’histoire et de la spiritualité sur l’Athos : ses liens anciens et profonds avec la Russie et le monde slave.

A partir du début des années 2010, sous l’égide du tandem politique Dimitri Medvedev-Vladimir Poutine, et du Patriarcat orthodoxe de Moscou Kyrillos, la commémoration du « Millénaire de présence russe sur le Mont Athos » se prépare. Une série de colloques sont programmés dans plusieurs pays d’Europe et dans la Fédération russe tandis que des pèlerinages menés par le haut clergé orthodoxe russe sont organisés. Le monastère de Saint-Pandeleïmon, l’ermitage du Vieux Roussikon, la cellule de Saint Dimitri, etc. : la restauration des établissements « russes » sur l’Athos est érigée en affaire d’Etat. Après une première visite officielle de V. Poutine en 2005, le 5 juin 2013, le Patriarche de Moscou célèbre la liturgie dans l’église abbatiale – restaurée - de Saint-Pandeleïmon. Le programme de commémorations russes culmine en 2016, marqué par une visite médiatisée de Vladimir Poutine en Grèce, les 27 et 28 mai. Après un passage à Athènes – et la signature d’accords économiques– le Président russe se rend sur l’Athos pour souligner la place « primordiale » du Mont Athos « pour l’histoire de la Russie et le peuple russe », son rôle « exceptionnel aujourd’hui (…) tandis que la foi orthodoxe s’affermit en Russie et dans d’autres pays ».

L’arrivée au pouvoir du parti de gauche radicale Syriza en Grèce, en janvier 2015, aurait favorisé, dans un premier temps, un climat plus convivial entre la Grèce et la Russie. La décision, à cette époque, de célébrer ensemble le millénaire du monachisme russe athonite peut être lue dans ce sens. Des textes suggèrent pourtant à quel point la politique mémorielle russe sur l’Athos a suscité la méfiance de diplomates européens et grecs. Convoquée en 2014 par le gouverneur civil grec de l’Athos, la Sainte Communauté, l’instance monastique fédérale, se serait montrée divisée vis-à-vis des festivités commémoratives russes. A l’été 2018 - tandis que l’enjeu macédonien suscite des frictions diplomatiques entre la Grèce et la Russie[4]« Αιφνίδια διπλωματική ένταση με την Ρωσία για το Μακεδονικό », Efsyn.gr, 11 juillet 2018. - la presse hellénique tend même à dénoncer les « stratégies d’influence géopolitiques » russes en Europe et notamment en Grèce, par le biais des « structures ecclésiastiques orthodoxes et du Mont Athos » - face à l’alliance atlantique et européenne. Affleure également la rivalité ancienne - mais toujours vivace - entre le Patriarcat de Moscou et celui de Constantinople. Début mars 2014, dans une lettre adressée à la Communauté fédérale athonite, le Patriarche grec orthodoxe Bartholomaios n’aurait-il recommandé de limiter le nombre des moines « non hellénophones » à 10% de la population religieuse totale sur l’Athos ?

Espace consacré au spirituel et à la tradition, îlot écologique dans un monde en rapide transformation, le Mont Athos, lieu de mémoire, n’est pas hors d’atteinte du politique[5]Sur l’affaire politico-foncière (2008-2017) ayant impliqué le monastère athonite de Vatopaidi – ainsi que des hauts responsables grecs – « ¨Ολοι αθώοι για το σκάνδαλο … Continue reading .

Notes

Notes
1 Règle de vie communautaire totale
2 Jean-Claude Vantroyen, « Hors du monde et du temps avec les moines de l’Athos », www.eglises-orthodoxes-canoniques.eu, 17 juin 2011. Philippe Schaller, « Le Mont Athos, la montagne où des hommes prient », Le Monde, 21 décembre 2010. De Monesquiou Alfred « En Grèce, une foi hors du temps avec les moines de l’Athos », Paris Match, 11 novembre 2013.
3 http://espa.gr
4 « Αιφνίδια διπλωματική ένταση με την Ρωσία για το Μακεδονικό », Efsyn.gr, 11 juillet 2018.
5 Sur l’affaire politico-foncière (2008-2017) ayant impliqué le monastère athonite de Vatopaidi – ainsi que des hauts responsables grecs – « ¨Ολοι αθώοι για το σκάνδαλο του Βατοπαιδιου », Efsyn, 21 mars 2017. Sur le déclenchement de cette affaire : « Scandale immobilier à Athènes », Le Figaro, 16 septembre 2008.
Pour citer ce document :
Isabelle Dépret, "Le Mont Athos (Grèce) fin XXe-début XXIe siècle : un espace sacré investi par le politique ?". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°21 [en ligne], septembre 2019. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/le-mont-athos-grece-fin-xxe-debut-xxie-siecle-un-espace-sacre-investi-par-le-politique/
Bulletin
Numéro : 21
septembre 2019

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Auteur.e.s

Isabelle Dépret, professeur assistante, Dpt. francophone de sciences politiques et d’administration publique – Université de Marmara (Turquie)

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