Bulletin N°48

avril 2024

Le mouvement houthiste reconfigure les identités au Yémen

Laurent Bonnefoy

Depuis novembre 2023, les attaques des houthistes en mer Rouge en solidarité avec les Palestiniens ont braqué les projecteurs sur ce mouvement politico-religieux yéménite, actif sur le plan militaire depuis 2004 et en contrôle de la capitale Sanaa depuis 2014[1]Marieke Brandt, Tribes and Politics in Yemen: A History of the Houthi Conflict, Londres, Hurst, 2017.. Son indéniable capacité de nuisance ne cesse d’interroger. Les opérations menées contre les navires commerciaux passant le détroit de Bab el-Mandeb par lequel transite près de 15% du commerce mondial ont déclenché en janvier 2024 une campagne de bombardements américano-britanniques et un classement comme organisation terroriste – sans grand résultat et alors qu’enfin les pourparlers de paix avançaient[2][En ligne] https://sanaacenter.org/the-yemen-review/sept-oct-2023/21236.

Les navires marchands, en particulier liés aux États-Unis et au Royaume-Uni ou à destination d’Israël, continuent mi-mars 2024 à essuyer des tirs de missiles, de drones aériens et sous-marins. Les houthistes ont en outre annoncé des « surprises » à venir concernant leurs capacités balistiques. Un bateau, le Rubymar, transportant 21 000 tonnes d’engrais a coulé, abimant des câbles et affectant les flux internet.

Les effets en termes économiques et géopolitiques de la stratégie des houthistes ont donné lieu à des commentaires nombreux[3]Par exemple, [en ligne] https://www.foreignaffairs.com/africa/dont-bomb-houthis. Un intérêt médiatique soudain, fondé sur la déstabilisation des voies commerciales, tranche singulièrement avec le désintérêt pour le conflit armé dans lequel sont engagés les houthistes contre le gouvernement reconnu par la communauté internationale depuis neuf années[4]Laurent Bonnefoy, « Yémen, une guerre « trop loin » ? Réflexions sur une indifférence ambiguë », Revue du Crieur, 23 (2), 2023, pp. 22-33.. Cette guerre, fortement régionalisée puisqu’elle a vu les Saoudiens prendre la tête d’une coalition militaire comprenant en particulier les Emirats arabes unis contre les houthistes, soutenus par l’Iran, aura fait plus de 400 000 morts selon l’ONU.

Les commentaires récents, concernés par les enjeux stratégiques, ont massivement négligé la part identitaire et religieuse des houthistes, et par-là les enjeux propres à leur intégration dans un contexte yéménite spécifique. Ce bref article entend préciser quelques points relatifs aux reconfigurations identitaires contemporaines après une décennie de conflit armé. Il entend ainsi, par-delà la séquence récente en mer Rouge, préciser les effets de l’exercice du pouvoir par les houthistes sur de larges pans du territoire, notamment les zones les plus densément peuplées, au nord-ouest du pays.

Depuis leur émergence il y a deux décennies, les houthistes, dans leurs discours, parviennent à jouer sur plusieurs registres, activant divers référents identitaires. Tout d’abord, ils développent ouvertement un discours de contestation de l’ordre international (marqué en particulier par leur slogan anti-américain, anti-israélien et antisémite). Celui-ci est commun à des nombreux autres mouvements islamistes dans le monde arabe et au-delà. Les attaques en mer Rouge s’inscrivent pleinement dans cette logique, leur permettant d’apparaître comme les champions de la cause palestinienne – un levier qu’ils ont toujours utilisé, par exemple en organisant très régulièrement des manifestations en soutien à cette cause depuis leur prise de contrôle de Sanaa en 2014. Ces derniers mois, cette stratégie audacieuse leur a permis de gagner en légitimité et popularité tant au Yémen qu’à l’échelle régionale au moment où les Etats arabes sont embarrassés, comme paralysés face à la guerre menée à Gaza. Leurs ennemis au sein du Yémen se sont trouvés piégés par cette rhétorique.

Ensuite, les houthistes s’érigent également en défenseurs de l’identité yéménite contre ce qu’ils désignent comme une agression saoudienne depuis 2015. Ils mobilisent alors des référents nationalistes efficaces. Le soutien direct apporté par les Émirats arabes unis au mouvement sudiste, qui plaide pour la sécession, offre aussi aux houthistes des arguments pour se présenter en tant que garants de l’unité yéménite.

Parallèlement, les houthistes assoient leur capacité de mobilisation autour d’enjeux plus implicites qui singularisent le mouvement. Ceux-ci redéfinissent en profondeur les lignes de fracture internes à la société yéménite et ne sauraient donc être ignorés. Ils portent en effet en eux des ferments d’autres violences[5][En ligne] https://sanaacenter.org/the-yemen-review/august-2023/20837.

D’une part, les houthistes s’inscrivent dans un paysage confessionnel divisé[6]Laurent Bonnefoy, « Les identités religieuses contemporaines au Yémen : convergence, résistance et instrumentalisation », Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, 121-122, 2008, … Continue reading. Ils revendiquent une appartenance à la minorité zaydite dont le berceau se situe au nord-ouest du pays et qui est largement absente dans le sud et l’est, dominé par les sunnites (généralement liés à l’école shaféite). Le zaydisme est une branche du chiisme, distincte donc du chiisme duodécimain iranien et qui se caractérise par une histoire proprement yéménite. Pendant un millénaire, les régions septentrionales, Sanaa compris, ont été dominées par un régime politico-religieux, l’imamat fondé sur la doctrine zaydite. La révolution républicaine de 1962 a conduit à la marginalisation politique de celle-ci et mis fin à un régime monarchique dont le dernier représentant fut l’imam al-Badr.

La fin de l’imamat, au prix d’une longue guerre civile qui s’est réellement achevée en 1970, et le remplacement de l’identité zaydite par un islam générique qui efface les spécificités du zaydisme ont souvent été considérés comme des acquis historiques. Ils sont toutefois implicitement remis en cause par les élites liées aux houthistes depuis une décennie. En effet, la place accordée au leader du mouvement Abdulmalik al-Houthi, figure glorifiée, imam de facto qui cultive savamment son charisme et son mystère en se plaçant en surplomb, la prime donnée aux zaydites au sein des institutions civiles et militaires depuis la prise de pouvoir par les houthistes et les bouleversements dans le dogme religieux incarnent un renouveau du zaydisme. Celui-ci se transforme également, traversé par l’influence grandissante du chiisme duodécimain. De nouvelles célébrations religieuses, manifestement importées, illustrent ce basculement, inscrivant dans l’espace public des symboles nouveaux tel le martyr de Hussein, central dans l’iconographie chiite duodécimaine mais secondaire dans le zaydisme traditionnel.

L’alliance établie avec l’Iran a ainsi offert une coloration religieuse au conflit yéménite : chiites contre sunnites. La confessionnalisation du paysage politique, actée également par la coalition saoudienne qui a mobilisé uniquement des États à majorité sunnite et s’est un temps appuyée sur les déclarations d’oulémas saoudiens renvoyant les houthistes à leur caractère chiite, est en rupture avec la trajectoire yéménite qui avait longtemps fait l’économie de telles lignes de fracture. L’exemple Irakien depuis 2003 illustre le poison de telles logiques confessionnelles qui, manifestement, se diffusent au Yémen.

Plus insidieusement encore, les houthistes contribuent à remettre en cause les fondements théoriques de l’égalité républicaine entre les citoyens yéménites. Les politiques publiques mises en œuvre dans les zones sous leur contrôle, et leurs discours contredisent un acquis significatif de la révolution de 1962. En effet, l’imamat zaydite se caractérisait par la place prééminente offerte aux sada (ou hachémites), catégorie des descendants du Prophète Mohammed qui seuls pouvaient de jure prétendre occuper le poste d’imam, bénéficiant alors de divers avantages et protections, à l’inverse de la majorité dite tribale de la population. Cette dernière revendiquait sa descendance d’un ancêtre commun, Qahtan, quand les sada, se désignant eux comme issus d’Adnan, figure mythique des Arabes du nord. Ce récit soulignait le fait que les descendants du Prophète étaient arrivés au Yémen au cours des premiers siècles de l’Islam pour régler des conflits entre tribus locales « qahtanites », perçues comme authentiquement yéménites. Les premiers, par leur généalogie prestigieuse, s’arrogeaient un statut de supériorité.

Or, le clan al-Houthi revendique justement son appartenance à la catégorie des sada, développant des politiques de nomination qui bénéficient directement à cette noblesse de sang, pourtant largement minoritaire y compris parmi les zaydites. Ils ont en outre mis en place un système de taxation spécifique dont les revenus sont reversés spécifiquement aux grandes familles hachémites. Leur propagande invite également la population à montrer son respect pour cette catégorie qui revendique son lien direct avec le Prophète Mohammed. Bien que les houthistes, en tant que groupe armé, ne soient pas tous hachémites, leurs leaders le sont à de très rares exceptions près et l’ensemble du mouvement semble acter la prééminence, fondée historiquement et religieusement, des sada.

Face à ce référent identitaire survalorisé par les houthistes, se développe dans le sillage du conflit armé un contre-discours tout aussi problématique. Certaines élites intellectuelles dont une partie est liée aux mouvements islamistes sunnites cherchent à dénier aux houthistes le droit d’incarner la nation yéménite. Ils les renvoient alors à leur caractère exogène, « adnanite ». Le mouvement appelé Aqyal apparu depuis environ cinq ans en réaction à l’emprise des houthistes cherche à valoriser le Yémen tribal, quitte donc à assimiler le clan al-Houthi et l’ensemble des sada à des intérêts étrangers – en l’espèce iraniens. La requalification des termes de l’identité yéménite qu’induit cette réaction pose question, recréant un idéal de pureté qui s’incarne également dans le Yémen antique, pré-islamique[7][En ligne] https://aoc.media/analyse/2022/07/13/yemen-dinquietantes-dynamiques-identitaires/. Ainsi la restauration par les houthistes de la prééminence des hachémites, même implicite, relance-t-elle une ligne de fracture identitaire qui ne contribuera nullement à la pacification de la société yéménite dans les années à venir[8][En ligne] https://orientxxi.info/magazine/l-identite-yemenite-un-hashtag-qui-relance-le-debat-sur-la-nation,6221. C’est là probablement une dynamique qui, bien que n’apparaissant pas sur les radars de biens des analystes en Europe, mérite toute l’attention de celles et ceux qui, au Yémen ou à l’étranger, entendent contribuer à la stabilité au Moyen-Orient.

Notes

Notes
1 Marieke Brandt, Tribes and Politics in Yemen: A History of the Houthi Conflict, Londres, Hurst, 2017.
2 [En ligne] https://sanaacenter.org/the-yemen-review/sept-oct-2023/21236
3 Par exemple, [en ligne] https://www.foreignaffairs.com/africa/dont-bomb-houthis
4 Laurent Bonnefoy, « Yémen, une guerre « trop loin » ? Réflexions sur une indifférence ambiguë », Revue du Crieur, 23 (2), 2023, pp. 22-33.
5 [En ligne] https://sanaacenter.org/the-yemen-review/august-2023/20837
6 Laurent Bonnefoy, « Les identités religieuses contemporaines au Yémen : convergence, résistance et instrumentalisation », Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, 121-122, 2008, pp.201-215
7 [En ligne] https://aoc.media/analyse/2022/07/13/yemen-dinquietantes-dynamiques-identitaires/
8 [En ligne] https://orientxxi.info/magazine/l-identite-yemenite-un-hashtag-qui-relance-le-debat-sur-la-nation,6221
Pour citer ce document :
Laurent Bonnefoy, "Le mouvement houthiste reconfigure les identités au Yémen". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°48 [en ligne], avril 2024. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/le-mouvement-houthiste-reconfigure-les-identites-au-yemen/
Bulletin
Numéro : 48
avril 2024

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Auteur.e.s

Laurent Bonnefoy, Sciences po/CERI

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