Bulletin N°06

mars 2017

Le mouvement musulman turc de Fethullah Gülen : un acteur éducatif transnational en Afrique subsaharienne

Gabrielle Angey

Le mouvement musulman de Fethullah Gülen est un groupement religieux né en Turquie à la fin des années 1960, prônant l’engagement social de ses membres au « service » de l’humanité. Il est composé d’hommes d’affaires, d’intellectuels et d’enseignants turcs qui centrent leur action sur l’ouverture d’écoles dans le monde. Il s’est inséré dans le champ éducatif turc à l’aune de sa libéralisation à partir des années 1980. À partir du début des années 1990, des écoles ont été ouvertes en Asie centrale puis, dès la seconde moitié des années 1990, dans les Balkans et en Afrique, et dans les années 2000, en Asie, en Amérique du Nord et en Europe. Au total, ces établissements étaient jusqu’à récemment présents dans plus de 120 pays du monde, dont 40 pays d’Afrique subsaharienne.

L’insertion de ces écoles en Afrique subsaharienne s’intègre dans le cadre d’une libéralisation des secteurs éducatifs du sous-continent et répond à une demande de l’élite africaine pour un enseignement de qualité, face à une offre publique insuffisante et à l’hyper­-sélectivité de l’accès aux études secondaires et supérieures. La répression politique du mouvement Gülen en Turquie initiée en 2014 se répercute en Afrique subsaharienne.

Cette contribution s’appuie sur les résultats de plusieurs enquêtes de terrain menées au Kenya (Nairobi et Mombasa), en Afrique du Sud (Johannesburg), au Sénégal (Dakar) et en Turquie (Istanbul) entre 2011 et 2015 dans le cadre d’une recherche doctorale.

L’implantation des écoles du mouvement Gülen en Afrique subsaharienne : une circulation de ressources financières et humaines

L’implantation d’écoles en Afrique subsaharienne se fait par la mise en circulation de ressources financières entre la Turquie et le pays d’Afrique concerné. Les infrastructures des écoles sont financées par des fonds provenant d’hommes d’affaires religieux basés en Turquie, soucieux de parrainer un projet d’implantation d’une école qui leur ouvrira des débouchés économiques dans le futur. Après quelques années, les écoles peuvent devenir autosuffisantes grâce aux frais d’inscription payés par leurs élèves pour les faire fonctionner.

Par ailleurs, le mouvement Gülen dispose d’une réserve de personnel enseignant et de cadres administratifs originaires de Turquie ou d’Asie centrale qu’il peut mobiliser dans les pays africains d’insertion. En effet, dans la « théologie de l’action » proposée au sein de la communauté, la mobilité est valorisée comme une preuve de sacrifice personnel (fedakarlık) pour la mission lointaine au service de l’humanité. L’Afrique, dans cet imaginaire, représente la plus grande épreuve morale pour les candidats, apportant une rétribution divine. Les missionnaires, se définissant comme des volontaires, sont pourtant payés à des salaires en général légèrement inférieurs au salaire moyen d’un enseignant du privé en Turquie (environ 1 100 euros par mois dans les écoles de la fondation éducative Horizon en Afrique du Sud). Dans le réseau, la mobilité des enseignants est institutionnalisée. Les enseignants originaires de Turquie sont envoyés dans différentes régions du monde en fonction des besoins des écoles, tous les 3 à 5 ans.
Le caractère transnational du mouvement se retrouve aussi dans la formule éducative proposée aux familles d’élèves africains.

Une formation d’excellence répondant à la demande d’ouverture internationale d’une élite africaine

Les écoles Gülen présentent un certain nombre d’atouts auxquels les familles d’élites africaines peuvent être sensibles : elles préparent aux examens et concours d’entrée à l’université et proposent une ouverture internationale.

Le modèle Gülen, en Afrique subsaharienne et dans le monde entier, est celui d’écoles privées généralistes, adaptées aux cursus nationaux, accessibles sur examen d’entrée, non mixtes et non-confessionnelles. Ces écoles, axées sur les sciences dures et les NTIC, obtiennent généralement un fort taux de réussite aux examens nationaux, ce à quoi les familles aisées peuvent être sensibles dans le contexte du difficile accès aux études universitaires dans le sous-continent.Les frais de scolarité dans ces établissements privés sont élevés (entre 3 500 et 8 500 euros par an selon les pays, pour une école de niveau secondaire, en internat).

Si elles préparent activement les élèves aux examens nationaux, les écoles Gülen s’appuient aussi sur un enseignement internationalisé, proposant un diplôme international. En outre, le mouvement vend l’opportunité de la mobilité internationale en Turquie, voire aux États-Unis auprès des parents d’élèves. Inscrire son enfant dans une école « turque » c’est donc pouvoir espérer envoyer son enfant faire des études universitaires en Europe ou aux États-Unis. Le réseau Gülen sait en effet mobiliser ses connexions internationales pour faciliter les mobilités de ses élèves dans différentes régions du monde.

Des rapports conflictuels avec le gouvernement turc se répercutant sur l’implantation africaine

L’émergence de réseaux transnationaux pose la question des relations que ceux-ci entretiennent avec les structures étatiques. Le mouvement Gülen a su, pendant longtemps, se positionner comme un interlocuteur privilégié faisant le lien entre la Turquie et l’Afrique. Le mouvement Gülen s’était constitué en « pont » entre la Turquie et le sous-continent, auréolé de la reconnaissance des autorités turques.
Cependant, le bouleversement dans les relations entre le président turc Erdoğan et le mouvement Gülen, remet en cause cet état de fait. La révélation en décembre 2013 d’une affaire de corruption mettant en cause des membres du gouvernement AKP et des proches d’Erdoğan par des procureurs, réputés proches du mouvement Gülen, a donné lieu à une répression forte du groupe religieux en Turquie. Cette répression s’est aggravée suite au coup d’État avorté du 15 juillet 2016, qui fut directement attribué au mouvement Gülen.
Alors qu’auparavant, le mouvement Gülen tirait un surplus de légitimité dans son insertion africaine par le soutien de l’État turc, la crise interne turque a été transférée volontairement par Erdoğan qui fait pression sur les autorités africaines. Un dispositif étatique qui permettrait à l’État turc de prendre le contrôle des écoles du mouvement Gülen dans le monde a été créé en juin 2016 : c’est la fondation Maarif. Placée sous l’autorité directe du Premier ministre turc Binalı Yıldırım, cette fondation turque est en train de reprendre le contrôle des écoles du Niger, de Somalie et de Guinée et du Sénégal. Mais d’autres États ont refusé de céder aux pressions diplomatiques turques.

Pour citer ce document :
Gabrielle Angey, "Le mouvement musulman turc de Fethullah Gülen : un acteur éducatif transnational en Afrique subsaharienne". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°06 [en ligne], mars 2017. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/le-mouvement-musulman-turc-de-fethullah-gulen-un-acteur-educatif-transnational-en-afrique-subsaharienne/
Bulletin
Numéro : 06
mars 2017

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Auteur.e.s

Gabrielle Angey, doctorante au CETOBAC, ATER à l’Université Paris-Dauphine

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