Bulletin N°26

février 2019

Le Nicaragua entre révolte et répression

Maya Collombon

Loin de l’image d’Epinal d’un Nicaragua sandiniste héritier d’une révolution qui en son temps a enthousiasmé les gauches progressistes européennes, étasuniennes et latino-américaines, le régime d’Ortega depuis son retour au pouvoir en 2007 s’est progressivement transformé en régime autoritaire. L’alliance des années 1980 avec l’église de la théologie de la libération opposée à une hiérarchie catholique conservatrice et anti-sandiniste a laissé la place à une opposition franche à Ortega de l’ensemble de l’église catholique réunie derrière la figure de Mgr. Silvio Baez et ce depuis le début de la crise politique qui secoue le pays depuis un an. Le 18 avril 2018, à Managua, capitale du Nicaragua, une manifestation contre la réforme du régime des retraites tourne au drame. Pendant les 5 jours suivants, les retraités manifestants et les étudiants qui les ont progressivement et massivement rejoints sont réprimés par les forces de l’ordre. Les images de jeunes matraqués et tués à balles réelles font le tour du Nicaragua via les réseaux sociaux. Alors que le Président de la République, Daniel Ortega, annonce le retrait de la réforme, les Nicaraguayens par milliers, de tous âges et conditions sociales, politisés ou non, descendent dans les rues manifester leur colère contre cette répression sanglante et demandent le départ du couple présidentiel. D’immenses marches quotidiennes paralysent la capitale pendant des semaines, durant lesquelles les universités sont occupées par les étudiants. Le jour de la Fête des mères, le 30 mai, le cortège des manifestants est ouvert par les mères d’étudiants disparus. Alors qu’il avance vers le centre de la capitale, la répression s’abat sur les manifestants, on compte alors plus de 15 morts dans la journée. Au terme de plusieurs mois de manifestations régulières, le rapport d’Amnesty International intitulé « Tirer pour tuer » et les organisations de droits de l’homme nationales dénombrent plus de 300 morts, plus de 2000 blessés et des centaines de disparus[1]Amnesty International, Disparar a matar. Estrategias de represion de la protesta en Nicaragua, 29 mai 2018..

Accusés d’avoir commandité le bain de sang, le Président et son épouse, Rosario Murillo, vice-présidente depuis les dernières élections de 2016, sont pourtant plutôt connus pour leurs faits de gloire. Daniel Ortega est un des neuf commandants de la Révolution sandiniste, une des rares révolutions guévaristes du continent latino-américain à être parvenue, en juillet 1979, à mettre un terme à une longue dynastie dictatoriale, celle des Somoza. Arrivés au pouvoir, les sandinistes devront se confronter dans les années 1980 à une guerre civile qui met à terre les projets émancipateurs portés par le gouvernement de la révolution nationale et divise le pays entre sandinistes et contras, les célèbres contre-révolutionnaires qui furent alors secrètement armés et financés par le gouvernement Reagan à travers la CIA. En 1990, les premières élections démocratiques donnent la victoire à Violeta Chamorro qui, au nom de l’Union nationale de l’opposition, défend la fin de la guerre et demande le départ des sandinistes. Ces derniers attendront seize années dans l’opposition avant de gagner les élections présidentielles de 2006 qui verront le retour en force du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) et de son principal leader, Daniel Ortega. Durant cette période intermédiaire, le révolutionnaire des années 1980 a noué de nombreuses alliances avec d’anciens ennemis politiques, religieux ou économiques. Ainsi en est-il du rapprochement avec le cardinal Ovando y Bravo, jadis fervent opposant de D. Ortega dans les années 1980, qui célèbrera son mariage religieux avec Rosario Murillo au début des années 2000, et deviendra un proche après avoir obtenu son soutien pour le vote de la loi contre l’avortement. D. Ortega noue également des alliances politiques avec l’ancien Président Arnoldo Alemán (1996-2000), le Parti libéral constitutionnel (PLC) et d’anciens dirigeants de la contra[2]Contra est le nom donné aux anciens combattants contre-révolutionnaires qui, pendant la guerre civile des années 1980, ont combattu contre l’armée sandiniste. Ortega et Alemán concluent fin 1999 un pacte politique secret, désormais connu sous le nom de « El Pacto », qui contient d’importantes réformes législatives soutenues par les parlementaires des deux partis. Elles leur garantissent l’immunité parlementaire, et permettent la répartition égalitaire des nominations des hauts fonctionnaires dans les principales institutions de l’Etat, ainsi qu’une révision de la loi électorale – faisant passer le seuil nécessaire pour qu’un candidat soit élu eu premier tour de 45 % à 35 % le seuil minimum de voix, avec un écart avec le second candidat ramené 5 % - qui va très largement favoriser le FSLN aux élections de 2006.

Le tournant autoritaire du régime sandiniste

Le premier mandat d’Ortega (2007-2011) se fait sous les bons auspices du grand frère vénézuélien. Hugo Chávez finance alors très largement le gouvernement sandiniste qui déploie de vastes politiques sociales bénéficiant à une part de la population la plus pauvre du pays, de préférence ayant fait allégeance au FSLN. Ces politiques sociales permettent d’étendre l’activité militante sandiniste de manière massive. Elles connaissent un second souffle, certes moins fort, lors du second mandat d’Ortega (2012-2016), jusqu’à décroître avec le tarissement progressif des fonds vénézuéliens. Imaginant contrecarrer ce retrait, le gouvernement d’Ortega s’enthousiasme un temps pour le projet pharaonique de canal interocéanique, concurrent du canal de Panama. En quelques heures, en juin 2013, le Parlement – alors contrôlé par la majorité absolue du FSLN– vote la concession du canal à l’entreprise chinoise HKND. Au cours de l’été 2014, le début des recensements des populations affectées par la construction du mégaprojet met le feu aux poudres et lance un important cycle de mobilisations paysannes et écologistes. Dès lors et ce jusqu’à la crise du printemps 2018, différents secteurs de la société nicaraguayenne protestent, regroupant surtout les paysans lors de marches anti-canal, mais aussi les retraités mobilisés depuis plusieurs années pour une revalorisation de leurs retraites, les étudiants contre les premiers cas de répression, les féministes s’inquiétant de l’augmentation des victimes de violence envers les femmes, etc.

Au printemps 2018, la tension entre Etat et mouvements sociaux atteint son paroxysme, alors que le 12 avril 2018 la réserve de la biosphère Indio Maíz, sur la côte atlantique, est détruite par un immense feu de forêt. Pendant plusieurs jours, le gouvernement sandiniste s’offre le luxe de ne pas réagir, puis de refuser l’aide du gouvernement costaricien voisin. Des premières manifestations étudiantes réclament l’intervention de l’Etat pour éteindre le feu, et le 18 avril, les retraités rejoignent les étudiants dans les rues, réclamant par la même occasion l’annulation de la réforme des retraites qui vient d’être annoncée par le gouvernement. Ce jour-là, la répression du gouvernement s’abat sur les manifestants, avec l’intervention des brigades anti-émeutes. C’est le début de l’escalade. Après une première accalmie, les affrontements reprennent, les étudiants fabriquant des barricades de pavés et tentant de se défendre des attaques policières ou paramilitaires armés de lance-pierres ou de mortiers. La situation n’a de cesse de se dégrader alors que s’allonge la liste des victimes, les morts se comptant par centaines.

L’Eglise catholique, médiatrice des négociations

Début mai, l’Eglise catholique décide, sous l’impulsion de l’évêque Silvio Baez, d’intervenir et d’organiser une « table de négociation » dont elle devient la médiatrice. Encore puissante au Nicaragua[3]L’Eglise catholique représente plus de la moitié des croyants (54%), elle est suivie par les évangéliques dont la présence dans le pays est croissante et qui représentent environ 27% des … Continue reading, – même si elle doit se confronter depuis de nombreuses décennies à la multiplication des églises évangéliques, très présentes notamment dans les zones rurales – l’Eglise catholique est revenue sur la scène politique au début des années 2010. Le cardinal Ovando y Bravo – acquis au sandinisme revisité d’Ortega – a laissé en 2005 la direction de l’église à Mgr. Leopoldo Brenes, nommé par le Pape Jean Paul II pour le remplacer. Il sera promu à son tour cardinal par le pape François en 2014, lequel nomme peu après comme son auxiliaire l’évêque Silvio Baez. Au nom du Conseil épiscopal national (CEN), tous deux interviendront régulièrement dans le débat politique s’inquiétant au cours des années 2010 de la dérive autoritaire du gouvernement. Ortega et Murillo qui défendent depuis leur retour au pouvoir un projet politique « socialiste, solidaire et chrétien » acceptent, dans un premier temps sans difficulté, la médiation de l’église.

Après avoir participé en personne à la table de négociation, Ortega se retire rapidement du dispositif et cède sa place à des porte-paroles répétant en boucle les mêmes arguments : les étudiants sont des « délinquants », des « terroristes », « manipulés par la droite qui tente un coup d’Etat »[4]« Terrorismo « a la Ortega » en Nicaragua », La Prensa, 22 juillet 2018.. L’Eglise catholique devient à son tour la cible de la répression, Mgr. Baez est menacé et intimidé à plusieurs reprises, ainsi que toutes les personnalités religieuses ayant participé aux négociations ou ayant soutenu les manifestants à l’instar du prêtre de Masaya intimidé par les forces paramilitaires. Les négociations s’épuisent, pour finalement se clore deux mois plus tard. Aucune des revendications des étudiants intégrant un front d’opposition toujours plus large n’est acceptée : Ortega refuse catégoriquement d’avancer les élections au mois de mars 2019. Au mois de février 2019, les négociations reprennent, mais cette fois-ci entre le gouvernement et l’Alliance civique nicaraguayenne, un groupe hétérogène d’acteurs issus des différents secteurs mobilisés durant la crise (étudiants, paysans, opposants politiques, militants des droits de l’homme, figures intellectuelles nationales, etc.). L’Eglise catholique – considérée comme trop critique par Ortega- est quant à elle délibérément mise de côté par le gouvernement.

Un an après le début de la crise, la situation politique au Nicaragua reste bloquée, tandis que le raidissement autoritaire se poursuit (interdiction de manifester, lois anti-terroristes), les actes de répression et les arrestations arbitraires se multiplient, empêchant progressivement tout développement des actions protestataires de rue.

Notes

Notes
1 Amnesty International, Disparar a matar. Estrategias de represion de la protesta en Nicaragua, 29 mai 2018.
2 Contra est le nom donné aux anciens combattants contre-révolutionnaires qui, pendant la guerre civile des années 1980, ont combattu contre l’armée sandiniste
3 L’Eglise catholique représente plus de la moitié des croyants (54%), elle est suivie par les évangéliques dont la présence dans le pays est croissante et qui représentent environ 27% des croyants.
4 « Terrorismo « a la Ortega » en Nicaragua », La Prensa, 22 juillet 2018.
Pour citer ce document :
Maya Collombon, "Le Nicaragua entre révolte et répression". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°26 [en ligne], février 2019. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/le-nicaragua-entre-revolte-et-repression/
Bulletin
Numéro : 26
février 2019

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Auteur.e.s

Maya Collombon, maîtresse de conférence en science politique, Sciences po Lyon, Triangle.

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