Bulletin N°46

décembre 2023

Le pape à Marseille : entre espaces politiques et imaginaire religieux

François Mabille

Troisième édition du genre après Bari (2020) et Florence (2022), Les Rencontres méditerranéennes organisées à Marseille en septembre 2023 ont donné l’opportunité au pape de venir dans la capitale phocéenne, dans un exercice diplomatique tout à fait significatif des lignes de force et du style de son pontificat. Refusant de dire qu’il se déplaçait en France, centrant ses interventions sur la figure du migrant, parvenant finalement à remplir le Stade vélodrome pour une messe géante, le souverain pontife aura tout à la fois affirmé sa souveraineté face à la diplomatie française et à l’Église catholique en France, évoqué une réorganisation ecclésiale centrée sur le pourtour méditerranéen, et donné un visage au catholicisme français, en la personne du cardinal Aveline, archevêque de Marseille.

Depuis 2013, tout au long de ses dizaines de voyages à travers le monde, le pape a progressivement modifié la pastorale mondialisée mise en place par le pape Jean-Paul II. Ce dernier, durant son long pontificat, et au bénéfice d’une mise en exergue de la figure pontificale correspondant bien au centralisme romain, avait accentué très fortement la pastorale extra-européenne initiée par le pape Paul VI, et lui avait donné, dans le contexte de la Guerre froide, une dimension géopolitique évidente : lutte contre le communisme, insistance sur la nation au détriment de l’État, nouvelle évangélisation étaient quelques-uns des thèmes principaux du pape polonais. La mondialisation a succédé au monde bipolaire (au moins en 2013 lors de l’élection de Bergoglio, pape François), le Sud global contre l’Occident correspond davantage à l’horizon du pape jésuite, lequel substitue les marges, la périphérie, à la thématique classique des confins, à la fois dans ses choix de nouveaux cardinaux que dans ses déplacements. Le pape impose un style, des thématiques, et surtout, une parole souveraine. C’est du reste cette souveraineté qu’il convient de souligner lorsqu’il s’agit d’expliquer la polémique née en France, tant chez les politiques que chez les catholiques français, autour de l’insistance du pape à dire qu’il se déplaçait à Marseille et non en France, tout comme naguère, venant à Strasbourg, il avait refusé de dire qu’il venait dans l’hexagone.

Le choix du lieu et partant, des thèmes à traiter, marque bien la singularité du Saint-Siège et de la diplomatie pontificale interprétée par François : « la carte n’est pas le territoire » explique à sa façon le souverain pontife : au découpage politique étatique, le pape substitue sa propre carte, ici le pourtour méditerranéen et ses cinq rives, dont Marseille devient l’un des lieux symboliques. Le pape, chef d’un État souverain, explique que sa carte, éthico-religieuse et centrée sur la visite des marges, se substitue à la fois au regard des politiques et au découpage politique traditionnel (Marseille est sur le territoire français – l’hexagone est la « carte » française) mais aussi aux attentes du catholicisme français (la France « fille aînée de l‘Église » avec son long cortège de problèmes et les avancées de la sécularisation).

Plutôt que de calquer une grille de lecture politique gauche/droite sur les propos du pape ou de s’interroger sur son (dés)intérêt pour la France (ou l’Europe), il semble plus pertinent de comprendre comment un regard théologique, certes très marqué par l’expérience et l’appartenance latino-américaine, pousse Bergoglio à différencier la présence et l’action internationale du Saint-Siège des approches géopolitiques de puissances étatiques. Rappelant que les chrétiens  croient « au Dieu fait homme, à l’homme unique et inimitable qui, sur les rives de la Méditerranée, s’est dit chemin, vérité et vie », le pape décentre les catholiques européens et à partir d’un regard tout à la fois théologique et éthique, aux conséquences inévitablement géopolitiques, tente de replacer la Méditerranée dans une perspective de destin partagé : ordonnée à la  « mer », « port » et « phare » tout à la fois, la ville de Marseille devient symbole des enjeux de la mondialisation, avec son défi : le dialogue entre les cultures, et ses problèmes économiques et sociaux qui provoquent des replis identitaires. Dès lors, si le pape vient à Marseille, c’est en raison de son histoire, de sa situation géographique, qui reflète bien les enjeux du pourtour méditerranéen et le pontife romain sait en profiter pour imposer sa parole souveraine sur les migrants, la défense des plus vulnérables, et celle de la vie sous toutes ses formes, en choisissant de surcroît, à Marseille même, des lieux de visite particuliers.

Ce déplacement dans une ville…française (!) et méditerranéenne illustre bien la géopolitique du pape, et le cadre idéologique dans lequel elle s’inscrit. Par le choix du nom même – François, en référence au Poverello d’Assise – Bergoglio fait de la pauvreté (comme style de vie) et de la paix (comme orientation pratique de son action) les marqueurs de son pontificat. L’action en faveur de la paix se décline en sous-axes désormais bien identifiés :  la médiation dans des situations de crise ou de conflits (Cuba, Colombie, Venezuela, Sud-Soudan, Ukraine par exemple), la lutte en faveur de la Maison commune (environnement), l’établissement d’un régime de tolérance avec les mondes musulmans, et enfin la lutte contre la « mondialisation de l’indifférence », qui passe par le rappel, à temps et à contretemps, de la solidarité nécessaire avec les migrants. Le pape mondialise (ou tente de la faire) l’expérience pastorale qui a été la sienne à Buenos Aires, et, ce faisant, met en exergue, involontairement, l’horizon intellectuel et idéologique qui est le sien. Si l’engagement des ONG catholiques en faveur des migrants est ancien, en France notamment[1]En 1954 par exemple, trois organisations catholiques, le mouvement Pax Christi, l'Action catholique et le Secours catholique avaient lancé une campagne nationale intitulée "mon frère l'Etranger", … Continue reading, et si le pape inscrit son action dans ce sillage classique, il est vrai que sa parole dérange davantage. Son regard est celui d’un homme formé dans les années 50, à l’évidence marqué par les théories de la dépendance des années 60 et surtout, celle d'un catholique « décolonial », avec ses propres biais intellectuels et politiques, à l’encontre des États-Unis et de l’Europe, ex-puissance coloniale. Sa division entre pays opulents et pays pauvres, pour connue et ancienne qu’elle soit, ne saurait ainsi rendre compte de la complexité de nos sociétés ; de même, la carte qu'il impose à l’Europe à propos de la Méditerranée, relève d’une lecture Nord-Sud, qui semble aveugle à la réalité de la totalité des migrations vers l’Europe et de la diversité des situations rencontrées.

Cela étant, pour comprendre l'approche de l'Église catholique, on ne peut s'en tenir à la seule approche pontificale et il faut y associer celle de la Secrétairerie d'État et également des Églises locales, réunies à Marseille pour les rencontres méditerranéennes, pour faire droit à une pratique et une pensée catholique plurielle et plus complexe. Sans doute était-ce là l’un des enjeux de Rencontres méditerranéennes, insuffisamment souligné : la venue du pape à Marseille constituait une expérimentation intéressante pour l’Église. Ce déplacement vient en effet se greffer sur un événement ecclésial européen antérieur, celui des rencontres méditerranéennes initiées, on l’a dit, en 2020 en Italie à Bari. Ce rassemblement s’appuie sur les expériences et les réalités connues par les diocèses, dans une perspective de comparaison et une visée pastorale régionale. L’approche éthico-politique du pape François, à visée universaliste, est alors susceptible de s’articuler sur des considérations locales - celles vécues par les Églises locales, mais aussi régionales : c’est la vocation des Rencontres méditerranéennes qui reposent sur une démarche de type synodal. A l’aune de ce pontificat, on peut effectivement souligner que la visite du pape à Marseille dans ce cadre inédit peut être l’opportunité d’une gouvernance ecclésiale « à trois niveaux », du local au régional et au mondial, reflétée dans des prises de parole complémentaires et que l’évocation d’une structure ecclésiale méditerranéenne spécifique viendra sans doute concrétisée. En cela, l’Église catholique comme bon nombre d’États, est confrontée à une expérience vécue de la complexité dans ses modes d’actions et de prise de parole, alors même que la « verticalité » du pouvoir pontifical a montré de longue date ses limites.

 

Notes

Notes
1 En 1954 par exemple, trois organisations catholiques, le mouvement Pax Christi, l'Action catholique et le Secours catholique avaient lancé une campagne nationale intitulée "mon frère l'Etranger", qui portait spécifiquement sur les migrants et leur accueil au sein de la société française. En 1961, la création du comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD) s'inscrit dans un travail des catholiques français qui lie accueil et aide au développement. On retrouverait dans de nombreux autres pays ce type de mobilisation catholique, qui fait de l'Église catholique un acteur important, au niveau international, travaillant sur les migrations. Ajoutons que plusieurs ONG catholiques engagées dans ce champ d’action sont jésuites, et que le cardinal jésuite Czerny, préfet du dicastère pour le développement humain intégral, est un très proche du pape.
Pour citer ce document :
François Mabille, "Le pape à Marseille : entre espaces politiques et imaginaire religieux". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°46 [en ligne], décembre 2023. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/le-pape-a-marseille-entre-espaces-politiques-et-imaginaire-religieux/
Bulletin
Numéro : 46
décembre 2023

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François Mabille, GSRL/CNRS

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