Bulletin N°49

juin 2024

Le positionnement des fondamentalistes chrétiens américains en faveur d’Israël : explications et narratifs évoqués.

Blandine Chelini-Pont

Pour saisir les liens profonds entre fondamentalistes chrétiens américains et soutien à l’État d’Israël, il faut remonter jusqu’aux origines de la Réforme protestante en Angleterre, dont les fondamentalistes américains sont de lointains héritiers. L’imaginaire britannique de la « Terre Sainte », forgé par les récits des pèlerins, des commerçants et des croisés du Moyen âge, s’y est enrichi à partir du XVIe siècle d’une perception nouvelle du peuple juif comme nation vivante, prouvant à la fois l’existence de Dieu et la véracité de l’histoire biblique, alors que dans la vision catholique de l’époque, la théologie de la substitution du peuple juif par l’Église était sans appel[1]Théologie de la substitution ou théologie du remplacement, est une doctrine théologique née entre le IIe et le IIIe siècle, selon laquelle les dons et les promesses de Dieu à l’ « ancien … Continue reading. Selon cette théologie, les juifs étaient désormais frappés par la malédiction de Dieu et condamnés à l’exil et à l’errance, pour avoir refusé d’accepter le Christ comme leur Messie.

La perception religieuse nouvelle des juifs qui se constitue en Angleterre à l’époque moderne opère une association allégorique et patriotique entre le destin des juifs et celui des Britanniques.  Deux groupes dissidents protestants, les puritains, aux XVIe-XVIIe siècles puis les évangéliques piétistes au XVIIIe siècle, vont développer encore cette association en la dotant d’une inflexion théologique supplémentaire : ils envisagent la restauration des juifs en Palestine comme une prophétie contenue dans le Livre de Jérémie et dans le livre de l’Apocalypse de Jean. C’est la théorie du restaurationnisme. Admettre comme la volonté de Dieu le retour des juifs à Sion (la colline-symbole de Jérusalem) puis l’espérer, sont d’abord considérés comme un acte de confiance en Dieu censé apporter sa bénédiction sur ceux qui le professent. Puis ce retour à Sion devient un devoir spirituel à la fin du XIXème siècle, quand des théologiens évangéliques, britanniques d’abord, américains ensuite, s’appuyant sur l’inerrance des textes bibliques (fondamentalisme), donnent au retour des juifs en Terre sainte un contenu impératif. Ils font de la reconstitution du Royaume juif en Palestine, sous la forme contemporaine d’un État, un engagement concret du chrétien, pour aider à l’accomplissement des prophéties apocalyptiques et permettre enfin le règne de justice du Christ sur terre. C’est le sionisme chrétien. Entre ces deux étapes, il y a une relecture complète de la fin des temps.

Le sionisme chrétien développe en effet une narration de la fin des temps très différente de la parousie traditionnelle, qui affirme la venue en gloire du Christ pour juger les vivants et les morts, ressusciter ou élever les justes jusqu’au sein de Dieu et précipiter les méchants au lieu de leur damnation, dans le néant ou en enfer. Dans cette parousie, le Christ ne revient qu’en vue du jugement et ne reconstitue aucun royaume terrestre. Mais, en liant le retour du Christ ou Second Avènement aux ‘prophéties’ de l’Apocalypse de Jean - appelé Livre de la Révélation dans les pays de culture anglophone[2]L’emploi et l’authenticité canonique de ce texte ont toujours été problématiques pour les Églises antiques.- les théologiens qui ont donné naissance au fondamentalisme, ont construit un nouveau récit. Ils retrouvent des signes et évènements divins qui précèdent le retour du Christ, en les localisant précisément en « Terre sainte » :  s’y produiront la conversion de tous les juifs, mais aussi la bataille d’Armageddon (d’une durée totale de 7 ans) entre les forces de Dieu et celles (maléfiques) des rois de la terre. Armageddon est un hapax qui rappelle par son nom la colline de Megiddo où a eu lieu une défaite catastrophique du roi de Juda Josias contre le Pharaon Nékao II en 609 av. J.-C. Cette fois-ci, la défaite totale, l’annihilation, toucherait au contraire les armées du Mal ou de l’Antéchrist, et permettrait, grâce à la victoire des armées de Dieu[3]Victoria Clark, Allies for Armageddon: The Rise of Christian Zionism, New Haven, Yale University Press, 2007. Stephen Sizer, Christian Zionism: Roadmap to Armageddon? Nottingham, Inter-Varsity Press, … Continue reading, le retour et le règne du Christ sur terre, précisément à partir du Royaume reconstitué d’Israël. Jésus Christ pourrait à la fois faire régner la justice et finir d’annoncer sa parole à toute la terre, avant le jugement dernier et la fin des temps. Ce qui se doit se passer exactement à la fin du règne terrestre du Christ sur la terre d’Israël reste un sujet de controverses toujours actuelles entre fondamentalistes. Pour autant, l’ardente obligation du retour des juifs en Israël et la reconstitution impérative de leur Royaume, est au cœur de la militance du sionisme chrétien, comme phénomène religieux et politique considérable sur la scène internationale depuis la fin du XIXe siècle[4]Yakov M Rabkin, “Religious Roots of a Political Ideology: Judaism and Christianity at the cradle of Zionism”, Mediterranean Review, 5 (1), 2012, pp. 75-100..

Dispensiationalisme (fin du XIXe siècle)

Avant les années 1880, les principales Églises protestantes (mainline protestant churches) d’Amérique du Nord ne souscrivent pas aux prophéties apocalyptiques et aux croyances millénaristes qui circulent depuis l’Angleterre et qui justifient la restauration nationale des juifs. Mais la Guerre civile et ses répercussions changent la donne. De nombreuses Églises protestantes ingèrent avec ferveur la théorie du second avènement du Christ et de son règne sur terre de mille ans. Outre le contexte d’agitation politique et d’incertitude, un autre facteur favorise cette diffusion. Elle réside dans les qualités missionnaires du premier théologien qui ‘invente’ le dispensationalisme et qui vient prêcher en Amérique du Nord, John Nelson Darby (1800-1882)[5]Ernest Sandeen, The Roots of Fundamentalism: British and American Millenarianism 1800–1930, Chicago, University of Chicago Press, 1970. Peter D. Lee, The Shaping of John Nelson Darby’s … Continue reading. Relançant la ferveur missionnaire auprès des juifs dans l’espoir d’en « sauver quelques-uns », Darby insuffle surtout une large attention aux juifs comme partie intégrante du dessein de Dieu : les juifs retourneraient en Palestine selon la volonté de Dieu pour y construire un État politique indépendant, préparant ainsi la voie au retour du Messie. Lorsque Jésus viendrait établir son royaume de justice, le millénium, après les tribulations de l’Armageddon, les juifs l’accueilleraient et le reconnaîtraient comme leur Sauveur, à moins d’être éternellement perdus. La popularité du dispensationalisme se continue par le succès des conférences bibliques estivales qui se tiennent chaque année de 1875 à 1897, dans la région des chutes de Niagara, en Ontario.. Quelques années plus tard, les notes personnelles de Cyrus I. Scofield (1843-1921) publiées dans la célèbre Scofield Reference Bible amplifie encore son écho. Le dispensationalisme échappe aux cercles des théologiens fondamentalistes. Il touche plus largement l’ensemble des représentants du conservatisme protestant américain : les Presbytériens, les Évangéliques réformés et les Baptistes.

Sionisme chrétien (XIXe-XIXe siècles)

Le dispensationalisme était à ses commencements un mouvement apolitique. Darby considérait qu’effectivement l’alliance entre Dieu et les juifs était terrestre, alors que sa vision de l’être chrétien était avant tout spirituelle. Intervenir directement dans la restauration des juifs, aurait été synonyme d’usurpation du pouvoir de Dieu et de son rapport aux juifs. La restauration des juifs pouvait être un élément de la foi chrétienne, l'objet d'espoirs et de prières, mais une question d’intervention divine[6]Samuel Goldman, God’s Country. Christian Zionism in America, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2018, p. 71. Cependant, à la fin du XIXe siècle, des protestants dispensationalistes se mettent à prêcher la nécessité d’aider les juifs à retourner vers la terre d'Israël[7]Yaakov Ariel, On behalf of Israel: American Fundamentalist Attitudes toward Jews, Judaism, and Zionism, 1865–1945, Brooklyn, Carlson Pub., 1991, p. 2..

Comme ce fut le cas en Angleterre avec Lord Shaftesbury, l’émergence du sionisme chrétien américain est lié à l’activisme infatigable de William Eugene Blackstone (1841-1935), disciple évangélique de John Darby. Paru en 1878, son livre Jesus Is Coming devient vite une référence. Blackstone va développer un plaidoyer politique de grande ampleur pour le retour des juifs russes, subissant alors une véritable persécution, en Terre sainte. La Palestine, dont il visite plusieurs colonies agricoles en 1888-1889 – notamment l’American Colony à Jérusalem – lui semble alors la solution la plus pratique en plus d’être désignée dans les prophéties bibliques[8]Yaakov Ariel,  An Unusual Relationship: Evangelical Christians and Jews, New York, New York University Press, 2013, pp. 104-110. Jonathan Moorhead, “The Father of Zionism: William E. … Continue reading. Elle est appelée à devenir un État juif. En mars 1891, Blackstone est à l’initiative d’une pétition intitulée Palestine for the Jews, mais restée célèbre sous le titre de Blackstone Memorial. Le texte de cette pétition dénonce les persécutions contre les juifs de Russie et insiste sur le devoir quasi religieux du gouvernement américain, en premier lieu le président Benjamin Harrison (1889-1893), à aider de tout son poids à la création d’un État juif en Palestine.

Sur le document remis au président américain figurent les signatures de plus de 400 personnalités du monde des affaires, de l’Église et de la politique parmi lesquelles, des grands industriels comme John D. Rockefeller (1839-1937) et John P. Morgan (1837-1913), le gouverneur de l’Ohio et futur président des États-Unis, William McKinley (1843-1897-1901), et des magistrats comme Louis D. Brandeis (1856-1941), premier juif américain à siéger comme juge à la Cour suprême des États-Unis et figure dirigeante du mouvement sioniste juif dans le pays[9]Jonathan D. Sarna, “Louis D. Brandeis: Zionist Leader”, Brandeis Review, 1992, p. 27. . En 1916, admiratif de l’engagement de Blackstone, Brandeis le convainc de rédiger un nouveau mémorial, qu’il présenterait lui-même en privé au président Woodrow Wilson, pour le convaincre d’approuver la Déclaration Balfour, alors en préparation, ce qui sera fait.

Fondamentalistes américains et soutien à l’État d’Israël

Comme l’analyse Yaakov Ariel, la vision de Blackstone est partagée par nombre de ses contemporains américains parce qu’elle « associe des croyances messianiques et des agendas philosémites et prosionistes à un fort sentiment de patriotisme américain »[10]Yaakov  Ariel, ‘’It’s All in the Bible’, Evangelical Christians, Biblical Literalism, and Philosemitism in Our Times’, dans Joseph Karp & Adam Sutcliffe, Philosemitism in History, … Continue reading. Dans les années 1940, on retrouve presque exclusivement des chrétiens dispensationalistes dans les comités sionistes recrutés et financés par les organisations sionistes juives nationales, pour appuyer leurs revendications auprès des élites.  Galvanisés par la création de l’État d’Israël en 1948, exaltés par les victoires militaires israéliennes des années 1960 et 1970, perçues comme la réalisation concrète des desseins divins, notamment la victoire de 1967 et la prise de la vieille ville de Jérusalem, les fondamentalistes américains ne se définissent pas encore eux-mêmes comme des « chrétiens sionistes ». Selon Stephen Spector, l’expression « chrétien sioniste » est restée rare aux États-Unis jusque dans les années 1980, où on la voit apparaître parmi eux pour se désigner comme tels[11]David K. Shipler, « Christian “Zionists’ in Jerusalem », New York Times, 25 septembre 1980, cité dans Stephen Spector,  Evangelicals and Israel, New York, Oxford University Press, 2009, p. 2.. L’apparition de l’expression sioniste chrétien signale d’ailleurs un tournant. Celui d’une alliance objective entre les sionistes religieux juifs – principalement juifs messianiques en Israël - et les chrétiens sionistes majoritairement évangéliques conservateurs et fondamentalistes aux États-Unis. Elle domine la militance sioniste sur la scène internationale, comme en Israël[12]Charles Enderlin, Au nom du Temple : l’irrésistible ascension du messianisme juif en Israël, 1967-2013, Paris, Seuil, 2013 ; Marius Schattner, Israël, l’autre conflit. Laïcs contre religieux, … Continue reading.

Dans les années 1990, l’organisation sioniste Christian United for Israël ou CUFI est fondée par le pasteur David Lewis. Elle est reprise en main par le télévangéliste texan John Hagee en 2006[13]Sur son parcours, Katia Batut, Le Sionisme chrétien contemporain aux États-Unis, entre religion et politique, Université Bordeaux-Montaigne et Université de Montréal, juillet 2014.. 400 leaders fondamentalistes, représentant qui une dénomination, qui une église, un ministère, une maison d'édition ou une université, lui expriment leur soutien. L’influence de Hagee s’est renforcée dans les années 2010 en raison du renforcement du fondamentalisme évangélique au sein de l’électorat républicain, en particulier trumpiste. Son organisation compterait aujourd’hui dix millions d’adhérents. Sous son influence le livre de Jérémie, composé durant l’exil du peuple hébreu à Babylone, aux alentours du VIe siècle avant notre ère, est sollicité pour expliquer le caractère divin de la naissance de l’État d’Israël : « Je rassemblerai moi-même ce qui reste de mon troupeau, de tous les pays où je les ai bannis ; je les ramènerai dans leur domaine » (Jérémie 23). Selon cette lecture, la promesse divine du retour complet des juifs « sur leur terre » est la volonté de Dieu. John Hagee déclare même à la télévision américaine, en 2008, que Dieu avait « créé Hitler pour aider les juifs à atteindre la Terre promise ». Le déménagement de l’ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem voulu par l’administration Trump et la cérémonie d’inauguration de 2018 en présence de nombreux rabbins et pasteurs seraient le résultat de son lobby infatigable. Le CUFI revendique sur son site que « plus de 135 000 membres du CUFI ont envoyé un courriel à la Maison-Blanche » pour que le transfert se fasse.

La guerre à Gaza comme Armageddon? 

En décembre 2022 à TBN Networks, Hagee rappelle les prophéties apocalyptiques[14][En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=AAx2ZZG16GQ. qui font d’Israël le cœur de l’Armageddon : « Dieu se prépare à défendre Israël d’une manière si surnaturelle qu’il va arracher le souffle des poumons des dictateurs de la planète Terre. Nous vivons à l’aube de la plus grande série d’événements surnaturels que le monde ait jamais connus ». Que le peuple juif soit présent en Israël signifie que « l’heure (de la fin des temps) commence à sonner ». Hagee poursuit : « Ce qui arrivera bientôt, c’est l’Antéchrist et son empire de sept ans qui seront détruits dans la bataille d’Armageddon. Alors Jésus-Christ établira son trône dans la ville de Jérusalem. Il établira un royaume qui ne finira jamais ».

Désormais certains sionistes chrétiens argumentent que le retour complet des juifs sur leur terre, nécessaire au Second avènement du Christ après l’Armageddon, comprend aussi la bande de Gaza et la Cisjordanie, voire, selon une version encore plus maximaliste, une partie de l’Egypte et de la Jordanie. Déjà farouchement opposés en 2005, au retrait israélien de la bande de Gaza, les sionistes chrétiens demeurent aussi hostiles à la moindre « division » de la « terre d’Israël ». Pour que s’accomplissent les prophéties, toute l’antique terre juive doit demeurer intégralement sous la seule autorité d’Israël, qu’il s’agisse du territoire souverain de l’État juif ou des territoires qu’il a « libérés » et non occupés en 1967. Pour précipiter cette dernière étape, des réseaux évangéliques financent aussi la migration de familles juives sur place – comme celle des juifs ukrainiens depuis 2022 – des projets archéologiques visant à exhumer des vestiges de l’Israël antique en Cisjordanie ou des activités de soutien aux colons.

De même, l’établissement annoncé par les sionistes chrétiens du trône du Christ à Jérusalem nécessite selon eux la reconstruction du Temple, détruit en 70 sous les Romains. Selon Katell Berthelot, coautrice de Jérusalem. Histoire d’une ville-monde des origines à nos jours, cela les rapproche encore des juifs messianiques qui envisagent la destruction de l’esplanade des Mosquées au profit d’un troisième Temple[15]Gaetan Supertino, « Aux sources de la ferveur des chrétiens évangéliques envers Israël », Le Monde, 17 mars 2024..  De fait, Mike Johnson, qui siège depuis 2017 à la Chambre des représentants comme élu de la Louisiane, ne s’est pas caché de cette intention. Figure parmi les plus radicales du sionisme chrétien au Congrès – avant d’être responsable de la crise du blocage de l’aide à Israël et à l’Ukraine fin 2023 - Johnson est allé en Israël en février 2020, se promener sur l’esplanade des mosquées, invité par des partisans messianiques juifs[16][En ligne] https://www.lemonde.fr/un-si-proche-orient/article/2023/12/03/les-fanatiques-du-troisieme-temple-a-jerusalem_6203641_6116995.html. A peine élu président (speaker) de la Chambre en octobre 2023, son premier geste a été de faire voter une résolution de soutien inconditionnel à Israël[17][En ligne] https://www.jta.org/2023/10/25/politics/house-overwhelmingly-passes-resolution-condemning-hamas-oct-7-massacres« qui se défend contre la guerre barbare déclenchée par le Hamas ».

Au soir du massacre du Hamas, la CUFI a posté un message sur sa page X[18][En ligne] https://x.com/CUFI/status/1710587781859119613 : « Aux terroristes qui ont choisi ce combat, écoutez ceci, ce que vous faites à Israël, Dieu vous le fera. Malgré les pleurs d’aujourd’hui, la joie reviendra. Celui qui veille sur Israël, ni ne somnole ni ne dort ». Pour Daniel Hummel, auteur de Covenant Brothers: Evangelicals, Jews and American-Israeli relations (UPP, 2019), les sermons des pasteurs fondamentalistes américains insistent depuis octobre sur le caractère prophétique de cette guerre, quoique personne n’ait déclaré ouvertement qu’il s’agissait bien du commencement de l’Armageddon. Mais de fait, si la guerre à Gaza a un ‘caractère prophétique’, cela signifie que les Palestiniens ne peuvent en être que les instigateurs malins. Franklin Graham, fils du prédicateur Billy Graham, a été reçu le 20 novembre 2023 par Nétanyahou. Il a demandé à tous ses fidèles de prier pour le premier ministre israélien[19][En ligne] https://premierchristian.news/en/news/article/franklin-graham-prays-with-netanyahu-during-israel-visit?ref=hitradio.hu, car il mène « Israël, le peuple de Dieu » dans cette « guerre du bien contre le mal ».

Dissensus évangéliques

Pour autant, à côté des positions jusqu’au-boutistes des fondamentalistes millénaristes, qui sont la partie la plus littéraliste du monde évangélique, d’autres groupes évangéliques – dont la totalité est estimée en 2015 par l’institut de sondage Pew Research Center à 62 millions de personnes – soutiennent également Israël, sans verser dans l’urgence apocalyptique. Ils croient en la « théologie des bénédictions », décrite en introduction. Elle s’appuie sur la Genèse, 12, 3, où Dieu dit à Abraham : « Je bénirai ceux qui te béniront, et je maudirai ceux qui te maudiront ; et toutes les familles de la Terre seront bénies en toi. » Au cours des dernières décennies, ce verset a été interprété individuellement par nombre d’évangéliques qui ont espéré accumuler des bénédictions en étant « bon » envers le peuple juif, soit en donnant de l’argent, soit en visitant Israël, soit en soutenant des colonies agricoles, des écoles, etc. Leur argument principal, repris en compte par Célia Belin dans sa somme sur le sionisme chrétien aux États-Unis[20]Célia Belin, Jesus est juif en Amérique. Droit évangélique et lobbies chrétiens pro-Israël, Paris, Fayard, 2011. est que celui qui persécute les juifs tombera, comme sont tombés l’Empire romain et les Nazis. Les États-Unis ne peuvent pas être la prochaine puissance à tomber parce qu’ils n’auront pas suffisamment béni le peuple juif.

Les évangéliques ne s’expriment donc pas d’une seule et même voix sioniste, et le discours de certaines organisations a évolué, notamment pour éviter les tensions avec les juifs israéliens, pas vraiment réceptifs à cette affirmation selon laquelle Jésus viendrait les convertir à la fin des temps. Le cas de l’International Christian Embassy in Jerusalem est révélateur. Absolument prophétiste-dispensationaliste il y a encore dix ans, leur argumentation s’est tournée vers le soutien à leurs frères juifs dans la foi, et sur leur combat contre les persécutions antisémites. Une fracture générationnelle semble également se dessiner : selon les sociologues Motti Inbari et Kirill Bumin, environ 40 % des évangéliques de moins de 30 ans refusent de se prononcer dans le conflit israélo-palestinien et 20 % affichent un soutien sincère envers les Palestiniens, en particulier chrétiens[21]Motti Inbari and Kirill Bumin, Christian Zionism in the Twenty-First Century: American Evangelical Opinion on Israel, Oxford University Press, 2023, introduction..

Conclusion : une influence en recul

Aux élections de 2020, les chrétiens évangéliques blancs, parmi lesquels un tiers de fondamentalistes, représentaient 28% de l’électorat global. Ils ont voté pour Trump à plus de 88% et sont très attachés au soutien américain envers Israël, à des degrés différents de justification biblique. Compte tenu de leur double soutien, à Israël et au parti républicain, les évangéliques devraient être les plus écoutés par le nouveau président, s’il s’avérait que c’est Donald Trump. Le CUFI qui déclare aider les pasteurs et les évangéliques pratiquants à voir « à quel point Israël est important » se félicite de ce que, rien qu’en 2023, il a fait pression pour une douzaine de projets de loi pro-israéliens à la Chambre et au Sénat. Pour Jean-Pierre Filiu, ayant lié leur salut individuel et collectif à l’écrasement du Léviathan palestinien, les sionistes chrétiens mettront tout en œuvre pour saboter la moindre solution diplomatique au conflit du Proche-Orient. A moyen terme, ils misent sur les dissensions que suscite la guerre de Gaza au sein même du Parti démocrate pour saborder Joe Biden face au grand retour de Trump[22]Jean-Pierre Filiu, « Aux États-Unis, la croisade des sionistes chrétiens contre le mal palestinien », Le Monde, 28 janvier 2024..

Cependant leur influence semble bien s’être grippée. La CUFI n’a pas eu de mots assez durs contre Mike Johnson et les 14 représentants trumpistes au sein du Freedom Caucus qui ont bloqué l’aide à Israël[23][En ligne] https://www.washingtonpost.com/politics/2024/02/03/house-israel-aid-ukraine/ en même temps qu’ils bloquaient l’aide à l’Ukraine entre décembre et avril 2024. Que les soutiens trumpistes aient versé dans la guerre aux dépenses publiques et à l’isolationnisme en matière de politique étrangère, a été ressenti par la CUFI comme une trahison spirituelle des États-Unis envers Israël. En réponse, le président de Freedom Caucus, le Rep. Bob Good (R-Va.), a déclaré qu’il considérait Israël comme « l’un de nos plus importants alliés sur la scène mondiale » et qu’il appelait le Congrès à continuer de soutenir l’État juif « alors qu’il se défend contre ce mal ». Mais, a-t-il rajouté, « à un moment où nous ajoutons un milliard de dollars à notre dette tous les 100 jours, l’ère des emprunts pour les dépenses d’urgence doit prendre fin[24]Abigael Hauslohner “Evangelicals are Fed Up with the House GOP’s Israel Aid Holdouts”, The Washington Post, 13 avril 2024. ». De son côté, début avril 2024, Donald Trump a exprimé une opinion aux antipodes des positions sionistes. Allant plus loin que Joe Biden, qui n’a pas explicitement appelé à la fin de la guerre à Gaza et qui a pris soin de lier les appels à un cessez-le-feu à la libération de tous les otages restants, Trump n’a pas mentionné les otages lorsqu’il a appelé Israël à mettre fin aux combats[25][En ligne] https://www.axios.com/2024/03/25/trump-israel-end-gaza-war-losing-world-interview le plus rapidement possible, afin de faire cesser la détérioration de sa réputation internationale. Dans les mois qui arrivent, il n’est pas si sûr que le lobby des sionistes chrétiens ait tant d’influence que cela à Washington.

Notes

Notes
1 Théologie de la substitution ou théologie du remplacement, est une doctrine théologique née entre le IIe et le IIIe siècle, selon laquelle les dons et les promesses de Dieu à l’ « ancien Israël » sont transférés à l’Église (ecclesia ou assemblée)  comme nouveau  « peuple de Dieu ».
2 L’emploi et l’authenticité canonique de ce texte ont toujours été problématiques pour les Églises antiques.
3 Victoria Clark, Allies for Armageddon: The Rise of Christian Zionism, New Haven, Yale University Press, 2007. Stephen Sizer, Christian Zionism: Roadmap to Armageddon? Nottingham, Inter-Varsity Press, 2004 ; Timothy P. Weber, On the Road to Armageddon: How Evangelicals Became Israel’s Best Friend, Grand Rapids, MI, Baker Academic, 2004.
4 Yakov M Rabkin, “Religious Roots of a Political Ideology: Judaism and Christianity at the cradle of Zionism”, Mediterranean Review, 5 (1), 2012, pp. 75-100.
5 Ernest Sandeen, The Roots of Fundamentalism: British and American Millenarianism 1800–1930, Chicago, University of Chicago Press, 1970. Peter D. Lee, The Shaping of John Nelson Darby’s Eschatology,  thèse de doctorat, University of Wales, Lampeter, 2010. Robert O. Smith, More Desired than Our Own Salvation: The Roots of Christian Zionism. Oxford, Oxford University Press, 2013.
6 Samuel Goldman, God’s Country. Christian Zionism in America, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2018, p. 71
7 Yaakov Ariel, On behalf of Israel: American Fundamentalist Attitudes toward Jews, Judaism, and Zionism, 1865–1945, Brooklyn, Carlson Pub., 1991, p. 2.
8 Yaakov Ariel,  An Unusual Relationship: Evangelical Christians and Jews, New York, New York University Press, 2013, pp. 104-110. Jonathan Moorhead, “The Father of Zionism: William E. Blackstone?”, Journal of the Evangelical Theological Society, 53(4) December 2010.
9 Jonathan D. Sarna, “Louis D. Brandeis: Zionist Leader”, Brandeis Review, 1992, p. 27. 
10 Yaakov  Ariel, ‘’It’s All in the Bible’, Evangelical Christians, Biblical Literalism, and Philosemitism in Our Times’, dans Joseph Karp & Adam Sutcliffe, Philosemitism in History, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 21.
11 David K. Shipler, « Christian “Zionists’ in Jerusalem », New York Times, 25 septembre 1980, cité dans Stephen Spector,  Evangelicals and Israel, New York, Oxford University Press, 2009, p. 2.
12 Charles Enderlin, Au nom du Temple : l’irrésistible ascension du messianisme juif en Israël, 1967-2013, Paris, Seuil, 2013 ; Marius Schattner, Israël, l’autre conflit. Laïcs contre religieux, Bruxelles, André Versaille éditeur, 2008 ; Dominique Vidal, « Entre deux mondes : Israël, le sionisme et la religion juive », Revue internationale et stratégique, 117 (1), 2021, pp. 119-128. 
13 Sur son parcours, Katia Batut, Le Sionisme chrétien contemporain aux États-Unis, entre religion et politique, Université Bordeaux-Montaigne et Université de Montréal, juillet 2014.
14 [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=AAx2ZZG16GQ.
15 Gaetan Supertino, « Aux sources de la ferveur des chrétiens évangéliques envers Israël », Le Monde, 17 mars 2024.
16 [En ligne] https://www.lemonde.fr/un-si-proche-orient/article/2023/12/03/les-fanatiques-du-troisieme-temple-a-jerusalem_6203641_6116995.html
17 [En ligne] https://www.jta.org/2023/10/25/politics/house-overwhelmingly-passes-resolution-condemning-hamas-oct-7-massacres
18 [En ligne] https://x.com/CUFI/status/1710587781859119613
19 [En ligne] https://premierchristian.news/en/news/article/franklin-graham-prays-with-netanyahu-during-israel-visit?ref=hitradio.hu
20 Célia Belin, Jesus est juif en Amérique. Droit évangélique et lobbies chrétiens pro-Israël, Paris, Fayard, 2011.
21 Motti Inbari and Kirill Bumin, Christian Zionism in the Twenty-First Century: American Evangelical Opinion on Israel, Oxford University Press, 2023, introduction.
22 Jean-Pierre Filiu, « Aux États-Unis, la croisade des sionistes chrétiens contre le mal palestinien », Le Monde, 28 janvier 2024.
23 [En ligne] https://www.washingtonpost.com/politics/2024/02/03/house-israel-aid-ukraine/
24 Abigael Hauslohner “Evangelicals are Fed Up with the House GOP’s Israel Aid Holdouts”, The Washington Post, 13 avril 2024.
25 [En ligne] https://www.axios.com/2024/03/25/trump-israel-end-gaza-war-losing-world-interview
Pour citer ce document :
Blandine Chelini-Pont, "Le positionnement des fondamentalistes chrétiens américains en faveur d’Israël : explications et narratifs évoqués.". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°49 [en ligne], juin 2024. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/le-positionnement-des-fondamentalistes-chretiens-americains-en-faveur-disrael-explications-et-narratifs-evoques/
Bulletin
Numéro : 49
juin 2024

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Auteur.e.s

Blandine Chelini-Pont, Université Aix-Marseille, GSRL

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