Bulletin N°40

novembre 2022

Le rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme sur la situation au Xinjiang : des conclusions en demi-teinte ?

Rémi Castets

Longtemps retardé en raison des pressions de la République Populaire de Chine, le rapport sur la situation des droits de l’Homme dans la Région autonome des Ouïghours du Xinjiang est finalement sorti durant les dernières heures du mandat de la Haute-Commissaire des Nations Unies aux Droits de l’Homme (HCDH), Michelle Bachelet. Ce rapport de 46 pages publié le 31 août 2022 est assorti de la réponse du gouvernement chinois. Elle prend pour sa part la forme d’un document d’environ 120 pages qui sans surprise tente de justifier la ligne du Parti et réfute une bonne partie des analyses et conclusions du rapport onusien[1]“Fight against terrorism and extremism in Xinjiang: facts and truth”, Information Office of People’s Republic of China Government of Xinjiang Uyghur Autonomous Region, août 2022, [en ligne] … Continue reading.

Pour mieux saisir la situation décrite dans ce rapport et les enjeux autour de cette dernière, il convient de revenir sur l’évolution de la gouvernance du territoire par le Parti Communiste Chinois (PCC) au fil des dernières décennies.

Après des années 1980 synonymes de réouverture relative des espaces de liberté religieuse et d’expression, le PCC suite aux évènements de la place Tiananmen en 1989 revient à des logiques de contrôle social et religieux de plus en plus strictes. Xinjiang et Tibet[2]Tibet, Xinjiang notamment. sont en effet travaillés par la résurgence d’un sentiment anticolonial alimenté par la colonisation démographique de ces régions et l’absence de véritable autonomie politique. La reprise en main du PCC par les conservateurs suite aux évènements de la Place Tiananmen fait disparaître toute perspective de dialogue sur l’autonomie des régions concernées et la mise en place d’un modèle de modernisation plus respectueux des cultures locales. Pour éviter la restructuration de forces d’opposition dans ses marges, le contrôle de l’État sur la société est alors couplé à des vagues d’arrestations destinées à désactiver les cercles militants. Certains fuient dans la diaspora. D’autres, notamment dans les cercles islamo-nationalistes du sud du Xinjiang, basculent dans l’action violente. L’émergence au début des années 1990 d’un terrorisme de basse intensité couplé à des soulèvements populaires (Khotan en 1995, Ghulja en 1997…) renforcent les inquiétudes du Parti.

Ainsi, au fil des années 1990, le Parti rentre dans une logique de tolérance zéro pour sanctionner et faire taire les derniers éléments critiques dans la société et les cercles religieux. Un cadre réglementaire est mis en place à partir de cette époque pour notamment contrôler au Xinjiang un islam vu comme un vecteur de normes sociales et de valeurs alternatives à certains égards incompatibles avec celles du Parti et de l’État[3]Rémi Castets, « The modern Chinese state and strategies of control over Uyghur Islam », Central Asian Affairs, 2 (3), 2015, pp. 221-245, [En ligne] … Continue reading. Alors que les cercles religieux et la société tombent sous un contrôle de plus en plus strict, la fin des années 1990 et le début des années 2000 sont le terrain d’une réduction des troubles ; mais la fin de la décennie est marquée par une nouvelle détérioration dans un contexte de plus en plus sécuritaire marqué la lutte contre les « trois forces » (三股势力)[4]Autrement la lutte contre le séparatisme, le terrorisme et l’extrémisme (religieux)..

Depuis plusieurs années, la migration des populations Han (chinois ethniques) vers les derniers foyers majoritaires ouïghours du Sud est encouragée notamment par l’extension des colonies contrôlées par les Corps de Production et de Construction du Xinjiang (新疆生产建设兵团). Le système économique régional et les richesses naturelles sont désormais presque complètement passés aux mains des Han ou des grandes compagnies d’État qui exploitent notamment les ressources naturelles de la région. Les Hans bénéficient d’un meilleur niveau de vie et le système politique régional reste inféodé plus que jamais aux cadres chinois nommés par Pékin. La sinisation du système scolaire est quant à elle désormais présentée aux familles comme un prérequis non négociable pour moderniser et développer la région. Soumis au zèle et aux excès de fonctionnaires hans poussés à sanctionner toute forme de défiance à l’égard des politiques du régime, les Ouïghours se perçoivent de plus en plus comme des citoyens de seconde zone. Ce ressentiment explose lors des émeutes interethniques qui secouent en 2009 la capitale régionale, Urumchi et font environ 200 morts.

Alors que les derniers canaux d’expression politique sur internet et les réseaux sociaux sont fermés, les attaques et les violences perpétrées par des jeunes dénonçant les politiques coloniales secouent à nouveau les zones à majorité ouïghoure. Pékin présente ces dernières comme un corollaire de la résurgence dans les zones pakistano-afghanes d’un groupuscule djihadiste ouïghour (le Parti islamique du Turkestan, PIT). Lié aux réseaux djihadistes internationaux, ce groupuscule est dépeint par Pékin comme une menace sérieuse. Il dispose pourtant en réalité d’une capacité de projection en Chine très limitée et ne bénéficie pas du soutien d’une population ouïghoure pratiquant un islam ouvert bien loin du rigorisme salafi.

Pour autant, les actes de violence ou de défiance qu’ils aient une connotation politique ou non sont alors de plus en plus systématiquement présentés comme des corollaires de la radicalisation islamique. Ils culminent en 2013-2014. Certains frappent alors l’opinion publique chinoise tels les attentats au couteau dans la gare de Kunming ou les attentats d’Urumchi en 2014. Le président Xi Jinping promet alors d'éradiquer la menace terroriste afin d'assurer la stabilité de la région. Le ralliement des minorités nationales en mobilisant des dispositifs de soutien économique et d'amélioration du niveau de vie est alors éclipsé par une approche purement sécuritaire pathologisant toute forme de pensée alternative ou de résistance aux politiques du Parti. Un cadre ultra sécuritaire high tech combiné à un dispositif massif de rééducation des populations projette les minorités musulmanes dans un monde orwellien générateur de niveaux de violations de leurs droits fondamentaux jamais connus.

Le rapport du Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme s’efforce de reprendre les principaux éléments constitutifs de ces violations massives des droits de l’homme au Xinjiang. Il part du constat que le cadre légal du système « antiterroriste » et de « dé-extrémisation » s’appuie en Chine sur des définitions libellées d’une façon large et vagues à divers égards[5]“Fight against terrorism and extremism in Xinjiang: facts and truth”, op.cit.. pp. 6-8. Il dénonce sur la base d’arguments ou d’exemples une qualification problématique et beaucoup trop extensive de l’extrémisme et du terrorisme.

Au-delà de la définition, les méthodes utilisées par le gouvernement chinois sont elles aussi décriées. Le rapport dénonce pour certaines le caractère des plus en plus intrusifs. Alors que la situation sécuritaire se détériorait en 2013, deux cent mille cadres et administrateurs du Parti avaient été envoyés par exemple résider dans les familles principalement ouïghoures du sud du Xinjiang[6]Le programme est nommé " fang hui ju 访惠聚 ", abréviation de « visiter le peuple, profiter au peuple, rassembler le peuple ». restant parfois plusieurs jours pour interroger adultes et enfants afin de dispenser une éducation patriotique et identifier les sujets déloyaux. En octobre 2016, l'initiative est étendue par la campagne " Devenir famille " mobilisant cette plus d'un million de cadres visitant principalement des familles dans les zones rurales. Dans le monde orwellien qui s’est mis en place au cours des dernières décennies, les télécommunications Internet et téléphone sont massivement surveillées. Les smartphones et les ordinateurs font l'objet de vérifications et les données peuvent même être aspirées à tout moment par la police aux multiples bornes/portiques de contrôle qui parsèment par exemple les entrées de bâtiments publics. Comme dans le reste de la Chine actuelle, un vaste système de vidéosurveillance avec reconnaissance faciale a été développé depuis 2009, tandis que des QR codes sont apposés à l'entrée des maisons pour mieux accéder aux données de ceux qui y vivent. Les véhicules sont équipés de systèmes GPS pour les rendre traçables, et des systèmes de reconnaissance automatique des plaques minéralogiques les scannent sur les routes. Une vaste campagne régionale de santé a déjà enregistré l'ADN de la population. Cette campagne s'accompagne de scanners rétiniens, d'empreintes digitales et même d'enregistrements de la voix permettant de ficher la population.

Cette approche sécuritaire cadenassant expression et consciences et sanctionnant les individus « déloyaux » prend parallèlement un biais prédictif. Il ne s'agit plus seulement de surveiller la société et de punir sévèrement ceux qui défient les dogmes du Parti mais aussi d’anticiper la « radicalisation ». Le système de collecte et de croisement de données le plus avancé est sans aucun doute la fameuse « plateforme intégrée d'opérations militaires conjointes » (一体化联合作战平). Mis au point par une filiale de la China Electronics Technology Group Corporation, ce dispositif évalue non seulement le degré de « loyauté » mais aussi le risque d’être exposé à des pensées alternatives via le croisement de divers critères (port de la barbe, refus de boire de l’alcool, utilisation d’application de chat occidentales, utilisation de VPN, présence de parent à l’étranger…).

Le rapport pointe du doigt en particulier le vaste système de rééducation destiné à « dé-extrémiser » les individus ainsi identifiés. Ce système a été développé à partir du système extrajudiciaire de « le travail de transformation par l'éducation » (教育转化工作) mis en place en Chine dans les années 1990 pour ré-éduquer les adeptes de la secte Falun Gong. Ce système a été revigoré au Xinjiang sous la direction du secrétaire régional du PCC Zhang Chunxian en 2014, et a été considérablement étendu lorsque Chen Quanguo l’a remplacé en 2016. Le rapport se focalise sur la description du système extrajudiciaire de camps de rééducation et sur les traitements subis par les personnes détenues en leur sein. Suite aux critiques des organisations internationales de défense des droits de l'homme et des organisations de la diaspora ouïghoure, le Gouvernement chinois avait tenté de présenter ces structures comme des centres de formation professionnelle et patriotique mais le rapport du HCDH dénonce des structures qui sont le théâtre de disparitions et de nombreuses violations des droits humains des personnes internées (brimades, tortures, viols, stérilisations, disparitions, travail forcé…). Alors que plus de 10% de la population aurait été internée par le biais de procédures ici extrajudiciaires ou de procédures judiciaires classiques, de nombreuses familles sont mises sous pression pour couper tout lien avec les parents à l’étranger[7]De nombreux enfants ont par exemple été placés en orphelinats.. Alors que certains Ouïghours de la diaspora sont intimidés pour rentrer sur place et être rééduqués, des témoignages font état de nombreux enfants aux parents internés placés dans des orphelinats où ils seraient soumis à une propagande intensive.

Le rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme n’apporte en soi pas de nouveaux éléments d’information. Il confirme surtout dans l’enceinte de l’ONU les rapports des organisations de défense des droits de l’Homme les plus rigoureuses. Pour autant, il se montre particulièrement prudent et précautionneux en particulier dans ses conclusions à l’égard d’une Chine puissante au sein du Conseil des droits de l’homme et plus largement au sein de l’ONU. Michelle Bachelet n’a pas caché les fortes pressions qu’elle a subies. Les formulations conclusives bien que modérées au regard des faits présentés dans le rapport évoquent de « possible crimes internationaux, en particulier des crimes contre l’humanité[8]“OHCHR Assesment of human rights concerns in the Xinjiang Uyghr Autonomous Region, People’s Republic of China”, Office of the High Commissioner for Human Rights, 31 août 2022, [rn ligne] … Continue reading ». Les conclusions et surtout la liste accablante des violations pointées par le rapport sont ainsi en soi problématiques pour une Chine qui a besoin de projeter une image positive afin de diffuser ses systèmes de normes et de valeurs ceci, pour, à terme infléchir avec ses alliés une mondialisation trop occidentalo-centrée.

Le spectre à la fois ultra-extensif, simpliste, abusif et discriminant des politiques de dites dé-radicalisation et de lutte contre le terrorisme chez les musulmans du Xinjiang doivent conduire selon le rapport à des révisions fondamentales de ces dernières. Bref, le rapport de l’organe onusien en charge de la question des droits de l’homme constitue un camouflet pour une Chine qui ne souhaitait pas se voir pointée du doigt via une telle liste de graves violations.

Pour autant, pour les associations militantes de la diaspora ouïghoure, les conclusions du rapport constituent une demi-défaite dans la mesure où elles auraient souhaité que le rapport établisse une intention génocidaire de Pékin. En l’absence à ce stade de jugement possible de la Chine par les tribunaux internationaux, elles considèrent cette intention comme établie par le Tribunal ouïghour qu’elles avaient réuni à Londres en 2021. Le rapport décrit pourtant dans son tableau accablant de « crédibles » atteintes aux droits reproductifs des populations musulmanes du Xinjiang ayant engendré une chute importante du taux de natalité.  La pose forcée de stérilets voire les stérilisations définitives forcées semblent s’être multipliées alors que le dépassement des seuils fixés par le planning familial[9]Trois enfants actuellement. est désormais associé à de l’extrémisme. Pour autant le HCDH dit manquer de « données gouvernementales » pour conclure sur cet élément qui, s’il était avéré, pourrait alerter sur un risque génocidaire.

Déjà déçus par des déclarations de Michelle Bachelet complaisantes à l’égard de la Chine suite à une inspection très encadrée par Pékin au mois de mai 2022, les militants ouïghours et les cercles droits de l’hommistes les plus engagés aux côtés de ces derniers dénoncent un HCDH qui n’aurait pas osé franchir le pas pour ne pas s’attirer les foudres de la Chine. Or, ils comptaient sur une telle qualification pour générer de fortes pressions internationales en vue de desserrer l’étau répressif qui s’est abattu pour les populations musulmanes du Xinjiang.

Notes

Notes
1 “Fight against terrorism and extremism in Xinjiang: facts and truth”, Information Office of People’s Republic of China Government of Xinjiang Uyghur Autonomous Region, août 2022, [en ligne] https://www.ohchr.org/sites/default/files/documents/countries/2022-08-31/ANNEX_A.pdf (consulté le 29 novembre 2022).
2 Tibet, Xinjiang notamment.
3 Rémi Castets, « The modern Chinese state and strategies of control over Uyghur Islam », Central Asian Affairs, 2 (3), 2015, pp. 221-245, [En ligne] http://booksandjournals.brillonline.com/content/journals/10.1163/22142290-00203001, https://doi.org/10.1163/22142290-00203001 (consulté le 29 novembre 2022).
4 Autrement la lutte contre le séparatisme, le terrorisme et l’extrémisme (religieux).
5 “Fight against terrorism and extremism in Xinjiang: facts and truth”, op.cit.. pp. 6-8
6 Le programme est nommé " fang hui ju 访惠聚 ", abréviation de « visiter le peuple, profiter au peuple, rassembler le peuple ».
7 De nombreux enfants ont par exemple été placés en orphelinats.
8 “OHCHR Assesment of human rights concerns in the Xinjiang Uyghr Autonomous Region, People’s Republic of China”, Office of the High Commissioner for Human Rights, 31 août 2022, [rn ligne] https://www.ohchr.org/sites/default/files/documents/countries/2022-08-31/22-08-31-final-assesment.pdf (consulté le 29 novembre 2022).
9 Trois enfants actuellement.
Pour citer ce document :
Rémi Castets, "Le rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme sur la situation au Xinjiang : des conclusions en demi-teinte ?". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°40 [en ligne], novembre 2022. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/le-rapport-du-haut-commissariat-des-nations-unies-aux-droits-de-lhomme-sur-la-situation-au-xinjiang-des-conclusions-en-demi-teinte/
Bulletin
Numéro : 40
novembre 2022

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Auteur.e.s

Rémi Castets, Maître de conférence, Université Bordeaux Montaigne – Co-directeur de l’UMRU Dynamiques, Interactions, Interculturalité Asiatiques

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