Bulletin N°35

janvier 2022

Le rapport Sauvé, l’État et la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église. Remarques sur les mutations de la laïcité française.

Philippe Portier

La Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE) a remis son rapport sur les violences sexuelles dans l’Église catholique (1950-2020) le 5 octobre dernier. Apparemment, il n’est rien dans cet événement qui puisse intéresser l’État. La question relève, en effet, d’une institution dont le mode d’organisation interne procède, depuis la promulgation de la « loi concernant la séparation des Églises et de l’État » le 9 décembre 1905, du seul droit privé. L’examen du parcours de la commission Sauvé, du nom de son président, conduit cependant à voir autrement les choses : il donne à observer la mutation contemporaine de la laïcité française.

Le tournant moderne est marqué par la modification des conditions de la croyance[1]. Au Moyen Âge, la société s’agençait autour de l’unité de foi : nul, alors, ne pouvait s’aventurer en dehors du cercle de l’orthodoxie chrétienne. À partir des XVIe-XVIIIe siècles, s’affirme une autre configuration idéologique, à laquelle la Révolution de 1789 donnera sa forme politique : les options métaphysiques se disséminent au point même que l’athéisme, hier encore en dehors du champ du pensable, devient publiquement dicible. Comment, dans cet univers social désormais ouvert à la pluralité des convictions, organiser le vivre ensemble ? Le monde occidental a inventé la « solution laïque[2]» dont le propre est de garantir, sous la tutelle d’un État neutre au plan religieux, l’exercice de la liberté publique de conscience.

Cette solution a, sur cette assise partagée, pris des figures différentes suivant les pays. La France a, sous la Troisième République, opté pour un modèle assez radicalement dissociatif, en faisant droit au mot d’ordre de Victor Hugo lors du débat autour du projet Falloux en 1850 : « L’État chez lui, l’Église chez elle ». La loi de 1905 est demeurée sans doute au cœur de notre dispositif juridique. Le Conseil d’État l’a même qualifiée, comme d’ailleurs la Cour européenne des droits de l’homme, de « clé de voûte de la laïcité française ».  Reste qu’en un siècle, sous l’effet de textes nouveaux et de pratiques inédites, le système a évolué : de séparatiste qu’il était, il est devenu partenarial, en affirmant une association de plus en plus marquée entre l’institution politique et les communautés religieuses, dans le respect cependant des principes fixés dans la première décennie du XXe siècle[3].

Ce constat détermine la ligne générale de ce texte : on voudrait montrer ici comment une affaire d’Église a pu être aussi une affaire d’État, en suivant, sur les trois années qui viennent de s’écouler, chacune des étapes du parcours de la CIASE.

La création de la commission

La question de la pédophilie dans l’Église trouve une place significative dans les médias français au début des années 2000 à la faveur de la condamnation de l’évêque de Bayeux-Lisieux, Mgr Pican à qui la justice reproche de n’avoir pas dénoncé, alors qu’il en avait eu connaissance de sa bouche même, les agissements criminels d’un des prêtres de son diocèse, l’abbé Bissey. L’émoi retombe quelques mois plus tard, après qu’il a suscité une série de mesures préventives de la part de l’épiscopat.  Il faut attendre les années 2015-2016 pour que la pédocriminalité cléricale revienne sur le devant de la scène, sous l’effet de l’affaire Preynat, qui entraîne aussi, au motif qu’il n’a pas signalé l’abuseur à la justice, l’inculpation et, en première instance, la condamnation du cardinal Philippe Barbarin, archevêque de Lyon.

La situation appelle bientôt l’intervention des autorités politiques. À la suite d’une pétition portée en septembre 2018 par le journal Témoignage Chrétien,  le groupe socialiste du Sénat, à l’initiative de Patrick Kanner, son président, et de Laurence Rossignol, ancienne ministre des Familles, de l'Enfance et des Droits des femmes, présente une proposition de résolution en vue de la création d’une commission d’enquête sur la pédophilie dans l’Église : ses rédacteurs estiment que « le silence insupportable » sur les crimes sexuels commis dans l’institution catholique « nuit à la société tout entière » et fait obstacle à la reconnaissance des innombrables victimes. Déclarée juridiquement irrecevable, et jugée philosophiquement critiquable par les parlementaires du centre et de la droite, la proposition n’aboutit pas. Lui est substituée en novembre 2018 une mission d’information sur « les infractions sexuelles commises par des personnes susceptibles d’être en contact avec des mineurs dans le cadre de leurs fonctions », présidée par Catherine Déroche, sénatrice du parti Les Républicains. Elle se situe à un niveau différent d’investigation. Sa méthode est moins intrusive. D’une part, tout en portant attention à l’Église catholique, elle élargit le champ d’étude à l’ensemble des institutions (écoles, clubs de sport, centres aérés des collectivités territoriales, associations de jeunesse, cultes…) où des enfants ont pu être victimes d’abus. D’autre part, elle constitue son analyse à partir, essentiellement, des auditions, sans passer par les investigations quasi-judiciaires qu’aurait permises la voie de la commission d’enquête. Nourris des réflexions de plusieurs dirigeants (le président de la Conférence des évêques de France – CEF, la présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France –  CORREF) et d’observateurs (notamment la journaliste Isabelle de Gaulmyn, le prêtre psychologue Stéphane Joulain, et, déjà, Jean-Marc Sauvé) du monde catholique, les passages concernant l’Église révèlent toutefois un phénomène inquiétant : ils affirment la possibilité de repérer l’existence en son sein d’une « violence systémique ».

L’idée de créer une commission d’investigation interne à l’Église avait été évoquée dès 2017. Sous l’effet de facteurs exogènes : la pression des associations de victimes, notamment de La Parole Libérée fondée en 2015 par François Devaux, et de l’exemple donné par les épiscopats étrangers dont plusieurs - aux États-Unis, aux Pays-Bas, en Allemagne par exemple - avaient, quelques années auparavant, diligenté des enquêtes en leur sein[4]. Des facteurs endogènes ont joué aussi : la détermination de Mgr Pontier, archevêque d’Aix-Marseille, alors président de la Conférence des évêques de France[5] et de Sœur Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France, soucieux l’un et l’autre de rendre justice à la souffrance des victimes et de mieux penser la politique ecclésiale de lutte contre les abus. Il n’est pas douteux que la mobilisation de l’élite politique a, sans le déclencher, hâté le processus de constitution de la CIASE. Celle-ci est créée en novembre 2018. Les deux conférences décident d’en confier la présidence à Jean-Marc Sauvé. La lettre de mission qui lui est adressée lui donne, en l’assurant de son « indépendance », quatre objectifs : faire la lumière sur les abus sexuels commis sur les mineurs et personnes vulnérables depuis 1950, étudier la manière dont ces violences ont été traitées par l’institution, évaluer toutes les mesures prises par la CEF et la CORREF depuis les années 2000, faire enfin toutes les préconisations utiles. Jean-Marc Sauvé forme sa commission dans les semaines qui suivent. Ses collaborateurs seront au nombre de vingt et un. Une seule personne a été choisie après qu’elle s’est proposée. Les autres n’ont pas fait acte de candidature. Les trois-quarts des membres retenus ne sont pas connus personnellement de Jean-Marc Sauvé. Ils appartiennent à différents champs d’activité (médecine, justice, université, protection de l’enfance, association de victimes…) au sein desquels ils occupent des positions de haut niveau. Au plan confessionnel, la commission est très hétérogène : les confidences des uns et des autres permettent de repérer des catholiques, des protestants, un musulman, des agnostiques, des athées. Hommes et femmes sont à parité. La moyenne d’âge se situe aux alentours de 55 ans. La première réunion se tient en février 2019 dans les locaux parisiens d’une congrégation féminine.

Peut-on dire que l’État est présent dans ce moment initial ? Apparemment non. La décision de créer la commission, le soin de la financer (« sans aucune limite », se plaira à signaler le Président Sauvé), les espaces de travail attribués à la commission dépendent de l’Église seule. L’État est là cependant, bien qu’indirectement. Il est d’abord puissance d’impulsion. Constamment, il témoigne de son intérêt pour l’affaire des violences sexuelles dans l’Église. On l’a vu plus haut, au Sénat, avec la proposition de résolution en vue de créer une commission d’enquête. Mais déjà en mars 2016, interrogé sur l’instruction décidée à l’encontre du cardinal Barbarin, le Premier ministre, Manuel Valls, était intervenu lors d’une émission radiodiffusée sur RMC : « Le seul message que je peux faire passer, sans prendre sa place, sans me substituer à l'Église de France, sans prendre la place des juges, car une enquête est aujourd'hui ouverte, c'est de prendre ses responsabilités ». Puis, se tournant vers le cardinal Barbarin, il l’appelle à mots couverts à présenter sa démission : « Je ne suis pas juge, je suis chef du gouvernement, je fais attention à tous les mots que je veux prononcer, mais un homme d'Église, cardinal, primat des Gaules, qui a une influence morale, intellectuelle, qui exerce une responsabilité majeure dans notre société, doit comprendre la douleur ». Cette intrusion dans le domaine de l’Église interroge : il faut la rattacher non point à un tropisme anticlérical mais bien davantage à l’idée, que l’auteur de ces lignes a repérée à plusieurs reprises chez la plupart de ses interlocuteurs dans la sphère étatique, que l’Église persiste, en dépit de la sécularisation, à occuper une place centrale dans la régulation symbolique de la société française. Mais l’État est également môle de recrutement. Sur les vingt-deux membres de la commission, quatorze relèvent de la Fonction publique. Il faut y adjoindre les rapporteurs qui lui apportent leur soutien administratif : ce sont de jeunes membres du Conseil d’État, de la magistrature judiciaire, de l’Inspection générale des Finances, ou de l’Inspection générale de l’Administration. Au sommet de cet aréopage, le Président Sauvé réunit deux grandes propriétés. Il est un catholique pratiquant, à la tête désormais d’une institution proche de l’Église, La Fondation des Apprentis d’Auteuil, créée en 1866 de l’initiative de l’abbé Roussel ; il est aussi un homme de l’État, au sein duquel il a assumé les plus hautes fonctions d’autorité, telles celles, sous des Premiers ministres de tendances différentes, de Secrétaire général du Gouvernement, ou, en dernier lieu, de Vice-Président du Conseil d’État.

Après son installation, la CIASE a pu bénéficier du soutien actif des services de l’État. Ceux-ci, notamment les Archives de France dont Jean-Marc Sauvé fut l’un des administrateurs, ou le service des Archives du ministère de l’Intérieur, ou la Direction des Affaires Criminelles et des Grâces au sein du ministère de la Justice, ont d’emblée signalé leur ouverture à l’égard des demandes formulées par l’équipe chargée de l’étude des archives au sein de la commission. En mars 2020, une réunion nationale des procureurs, sous l’égide du parquet de Paris, permettra aussi à Jean-Marc Sauvé, accompagné de deux autres membres de la commission de présenter son projet d’enquête. Cet engagement de l’administration s’est trouvé facilité par l’intervention de la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, et du ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, qui, par lettres circulaires, ont tous deux, la première en 2019, le second en 2020, demandé à leurs agents de hâter les procédures et de faciliter les dérogations pour l’accès aux documents.

Le contenu du rapport

Afin de comprendre la dynamique des abus, la CIASE a ouvert deux chantiers de sciences sociales, l’un de type socio-historique (à partir d’une exploration des archives de l’Église et de l’État depuis 1950), l’autre de type sociologique (à partir d’une série d’entretiens réalisées auprès des personnes ayant répondu à l’appel à témoignages lancé en 2019 et d’une enquête en population générale réalisée en 2021)[6]. S’est ajouté à ces investigations une analyse des nombreux témoignages – écrits et oraux – de victimes dont la commission a estimé très vite qu’elles étaient porteuses, à travers les souffrances qu’elles avaient vécues, de véritables « savoirs expérientiels ». Cette sociographie a débouché sur une double conclusion. Au plan quantitatif, l’enquête a conduit à dénombrer, à partir des personnes encore vivantes, quelque 216 000 victimes au cours de la période étudiée. C’est là un phénomène massif, que ni l’institution, ni l’opinion, ni la commission n’attendaient. Au plan qualitatif, il est apparu que ce phénomène, loin d’être le seul résultat d’une succession d’actes individuels (même si la responsabilité personnelle des auteurs est de première évidence), avait une dimension structurelle, « systémique », impliquant la responsabilité de l’institution, qui, bien qu’elle ait eu connaissance des violences infligées, n’a rien fait, le plus souvent, pour les dénoncer publiquement.

De là sont venues des préconisations. « Sans vouloir s’élever au-dessus de sa condition », ni se constituer, selon une expression souvent entendue lors de ses réunions plénières, en « nouveau concile », la CIASE, qui a travaillé dans une totale indépendance, a mis à la question, parce qu’elle y voyait un facteur de facilitation des abus, certains des mécanismes de fonctionnement de l’institution. Il n’est pas question de décrire dans le détail les quarante-cinq recommandations qu’elle a mises en avant, d’autant que chacune d’entre elles se déplie généralement en quatre ou cinq sous-recommandations. Retenons simplement les développements qui touchent à la question, qui est la nôtre ici, de la relation entre l’Église et l’État. Il est possible d’en rendre compte en fixant la focale sur deux registres du droit, le droit séculier d’une part, le droit canonique, d’autre part. Le droit séculier donc. L’analyse des archives, celles de l’Église et celles de l’État qui nous ont été les unes et les autres largement ouvertes, a été très instructive. Longtemps, de manière évidente dans les années 1950-1960, de façon plus subreptice dans les décennies suivantes, l’Église a contourné la législation étatique quand un prêtre ou un religieux commettaient quelque violence sexuelle cum pueris : elle se satisfaisait de déplacer le coupable vers d’autres lieux où, souvent d’ailleurs, il sévissait encore. Sans doute faut-il attribuer cette stratégie à l’idée qu’énoncera encore en 2001 Mgr Castrillon Hoyos, préfet de la Congrégation pour le clergé, dans une lettre à Mgr Pican, selon laquelle l’Église a ses propres règles, autonomes à l’égard de celles de lÉEtat. La commission Sauvé entend bien, pour sa part, en finir avec ce schéma : parce que la loi séculière est d’application universelle, il n’y a pas lieu de constituer l’Église en communauté exorbitante du droit commun. Cette approche vaut pour les dénonciations : l’évêque ou ses collaborateurs doivent, de manière systématique, signaler, comme l’article 434.3 du Code pénal le leur en fait obligation, les abus sexuels commis sur des mineurs dont ils auraient eu connaissance. Au terme d’un raisonnement extrêmement serré, le rapport affirme même que le secret de la confession, reconnu dans le droit français, ne peut être opposé à cette obligation. Dans le même sens, il rappelle qu’au regard du droit de l’État, l’institution ne peut se dédouaner de toute responsabilité civile et sociale en cas d’abus sexuel commis par l’un de ses clercs : doit s’appliquer ici la responsabilité sans faute, du fait d’autrui, en raison du « lien juridique » existant le prêtre auteur du crime ou du délit et l’évêque du diocèse.

Rien de cela n’appelle, estime la commission, une révision des règles séculières : les préconisations valent à droit constant. Il n’en va pas de même pour ce qui a trait au droit canonique. Jean-Marc Sauvé l’a noté lors de la remise du rapport le 5 octobre 2021 : « Il faut repenser le droit de l’Église ». Deux points, parmi d’autres, méritent d’être relevés. L’un touche au statut du ministère presbytéral. Les enquêtes et les témoignages ont mis en évidence le fait que l’idéalisation de la condition sacerdotale, sans être certes un facteur déclenchant de l’abus, constituait pour l’abuseur, dans le système d’emprise qu’il a pu construire autour de la victime (et de sa famille parfois), une ressource stratégique de première importance. Si ce constat n’a pas conduit la CIASE à remettre en cause la dignité ontologique propre au prêtre catholique non plus son pouvoir sacramentel, elle l’a amenée, en revanche, à reconsidérer sa place dans le dispositif institutionnel de l’Église. La proposition centrale en la matière est celle qui vise à dissocier partiellement le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction, qu’une longue tradition, validée par le Code de droit canonique[7], a associés. Il convient désormais, si l’on veut ouvrir l’espace ecclésial à plus d’horizontalité, d’ouvrir davantage aux laïcs, hommes et femmes, les lieux de décision, tout en soumettant les communautés émergentes (où ont été repérés, comme dans la communauté des frères de Saint Jean, de nombreux abus) au contrôle effectif de la hiérarchie et en réaffirmant la nécessité de distinguer, dans la relation de pouvoir, for interne et for externe[8]. Le statut du procès canonique fait également l’objet de développements conséquents. L’analyse menée par la Ciase sur les contentieux internes à l’Église a révélé un droit ecclésiastique pénal très marqué par le dessein organiciste de défendre le bien commun de l’institution et ses sacrements. Il importe maintenant, précise le rapport, de lui permettre de rendre justice bien davantage aux droits des victimes, conformément à la conception moderne de la « procédure équitable ». C’est à ce dessein qu’il faut rattacher, outre le projet de placer l’agression sexuelle sur mineurs sous le couvert du cinquième commandement et non du sixième, les propositions visant à mieux définir l’échelle, actuellement très imprécise, des infractions et des peines et à dissocier en son sein le pouvoir gouvernemental et le pouvoir juridictionnel, aujourd’hui souvent cumulés par l’ordinaire du lieu.

Le rapport Sauvé a fait l’objet d’une critique de la part de plusieurs membres de l’Académie catholique de France : si celle-ci a entrepris la CIASE sur ses données statistiques, elle a dénoncé aussi son immixtion dans le champ de la théologie. La critique est sans doute excessive : le rapport ne porte atteinte ni à la constitution dogmatique de l’Église, ni à son dispositif hiérarchique. On ne minimisera pas pour autant l’intrusion qu’elle opère dans les mécanismes de fonctionnement de l’institution. Claude Langlois l’écrit ainsi dans une correspondance, qu’il a accepté de rendre publique, avec l’auteur de ses lignes : « Les 45 recommandations de la CIASE, pour l’historien, cela ressemble fort à l’émergence d’un néo-gallicanisme juridico-éthique [9]». La remarque sonne juste : il y a bien dans le rapport Sauvé cette demande faite à l’Église d’honorer sa dette à l’égard des victimes en mettant certaines de ses règles en concordance avec les exigences, portées par l’État, de la transparence démocratique. On pourrait dire, en usant du langage du juriste Santi Romano, que ce programme fait signe, s’il était mis en œuvre, vers une certaine réduction, pour un bien supérieur, du « pluralisme juridique[10] » de la société française.

La réception par le politique

Le rapport a reçu un accueil favorable de la part du monde catholique, si l’on excepte du moins certains milieux traditionnels. Cela vaut uniment pour la CEF et la CORREF, ainsi que l’ont indiqué fortement les interventions de leurs président et présidente à l’issue de leurs assemblées de novembre 2021. Cela vaut aussi pour le peuple catholique. Un sondage réalisé trois semaines après la remise du rapport a montré que la majorité des fidèles jugeait recevables, à un moindre niveau il est vrai pour les pratiquants, tout à la fois le diagnostic et les recommandations de la CIASE. Qu’en est-il des autorités politiques ? On les a vues intervenir au début du processus. Elles vont se manifester aussi en sa fin, par le truchement d’une parole publique dont il s’agit maintenant d’examiner les lieux de production et les principes d’agencement.

Les gouvernants se sont certes exprimés de manière unilatérale dans des communiqués de presse, lors d’interviews télévisées ou radiophoniques ou à l’occasion de discours officiels. Mais ils ont fait valoir leurs points de vue également dans le cadre de rencontres bilatérales avec les dirigeants catholiques. C’est un point assez méconnu : la laïcité contemporaine a aménagé des espaces d’interaction directe entre l’État et l’Église. Le travail de la CIASE a été évoqué, avant son aboutissement, au sein du Parlement : Éric de Moulins-Beaufort et Véronique Margron ont été reçus, comme on l’a vu, en 2019 par la mission sénatoriale d’information, qui a entendu pareillement Jean-Marc Sauvé. Il en est allé de même pour le Gouvernement : en mars 2021, la question de la pédocriminalité cléricale, avec un focus sur la CIASE, a été mise à l’ordre du jour de l’instance de dialogue, dite « Instance Matignon », instaurée par Lionel Jospin en 2000, qui réunit, chaque année, de manière « quasi concordataire », le Premier ministre, le Président de la Conférence des évêques de France, et le nonce apostolique. Jean-Marc Sauvé a, par ailleurs, été reçu régulièrement dans les ministères et, dans la dernière ligne droite, par le cabinet du Premier ministre (sans qu’à aucun moment certes, il ne s’est agi de peser sur son travail). D’autres rencontres sont intervenues après la remise du rapport. Le 12 octobre, le ministre de l’Intérieur a « convoqué » ou « invité » (les deux expressions seront employées successivement) Mgr de Moulins-Beaufort Place Beauvau afin d’évoquer le problème posé par une remarque, rappelée plus loin, de ce dernier à propos du secret de la confession. Le débat a trouvé son point de conclusion un mois plus tard lorsque le même ministre a remis au même interlocuteur les insignes de la Légion d’honneur dans les locaux de la Conférence des évêques de France. Le Vatican n’est pas resté en dehors de la discussion publique. Immédiatement après la remise du rapport – dans l’auditorium Marceau Long qui relève des services du Premier ministre, les deux plus hauts décideurs de l’État ont été reçus par le pape François lui-même. Le Président Macron[11], qui s’était déjà exprimé sur le travail de la CIASE le 6 octobre à l’issue d’un sommet européen en Slovénie, a fait le voyage de Rome début décembre : il était prévu qu’il aborde l’œuvre de la commission avec le souverain pontife. Le compte-rendu de la rencontre n’en fait pas état cependant. On est certain en revanche que le Premier ministre Jean Castex l’a évoquée le 18 octobre dans le cadre de la visite qu’il a rendue au pape afin de célébrer le centenaire du rétablissement des relations diplomatiques avec le Saint-Siège et, comme le diront ses services, de « manifester la richesse des liens entre les deux États » : la réception, expliquent  les communiqués, a laissé une large place aux conclusions du rapport Sauvé, sans esquiver ses préconisations autour du secret de la confession.

Quel a été le contenu de la parole étatique ?  Elle repose sur un référentiel préalable, dont on a vu le moment d’émergence dans les années 1980 : tout doit être fait pour préserver les enfants des violences sexuelles qui s’abattent sur eux. Dans cette perspective, deux points méritent d’être soulignés. D’une part, l’État a agréé le dispositif institué par l’Église. On le voit dans l’intervention d’Emmanuel Macron, prononcée le 6 octobre depuis la Slovénie. Il y rappelle « l’esprit de responsabilité de l’Église française qui a décidé de regarder ce sujet en face comme l’avaient fait d’autres Églises à travers l’Europe en particulier ». Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a relevé le 12 octobre devant l’Assemblée nationale, à l’issue d’une rencontre avec le président de la CEF, « le courage de l’Église de France de commander ce rapport et de donner mandat à M. Sauvé pour faire toute vérité sur cette histoire ». Il importe d’ajouter que le gouvernement s’est d’ailleurs, pour son propre compte, très largement inspiré de la procédure mise en œuvre par l’Église. Lancée en janvier 2021, la Commission Indépendante sur l'Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants (CIIVISE), co-présidée par Edouard Durand et Nathalie Mathieu, s’est nourrie de l’exemple donné par la CIASE : « Notre modèle est la commission Sauvé sur la pédocriminalité dans l’Église », avait déclaré Adrien Taquet, le secrétaire d’État à l’Enfance et aux Familles dans une interview au Journal du Dimanche le 2 août 2020. D’autre part, l’État a salué le programme d’action dessiné par la CIASE. Édouard Durand a estimé ainsi au lendemain de la remise du rapport que « le travail de la CIASE était d’une importance extrême pour la protection des enfants ». Lui fait écho cette remarque venue de Matignon : « Au vu des chiffres qu’il révèle, ce rapport concerne bien évidemment l’État au titre de sa mission de protection de l’enfance. Le gouvernement suivra de très près les décisions qui seront prises par les évêques pour tirer toutes les conséquences de ce rapport[12]». Le Parlement a également été demandeur d’informations pour son propre compte. Intéressée notamment par les préconisations de CIASE en matière de responsabilité et d’indemnisation, la Commission des lois a reçu le 20 octobre 2021 son président, qui lui rappellera que, sur ces questions, il est possible d’agir sans modifier la législation existante.

Il est un point sur lequel va se manifester de manière particulière l’attention de l’État : celui de la dénonciation des présumés coupables, y compris lorsque les informations sur leurs crimes ou délits ont été recueillies dans le cadre d’une confession. Excipant du code pénal, le rapport Sauvé a insisté sur la nécessité d’atténuer l’absoluité du secret en la matière lorsque le bien d’un enfant était en cause. Interrogé sur France Info le 6 octobre, le président de la Conférence épiscopale va revenir sur ce point, en précisant que, si une politique de signalement active est désormais engagée souvent d’ailleurs en prenant appui sur des conventions passées avec les parquets, il y a là une loi sur laquelle l’Église ne peut transiger : « Le secret de la confession s'impose à nous et en cela, il est plus fort que les lois de la République ». La remarque s’appuyait sur un argument théologique, que la sécularisation a, pour l’opinion publique ordinaire, rendu inaudible : parce que le secret de la confession, qui « ouvre un espace de parole libre qui se fait devant Dieu », relève du droit divin révélé, il ne peut faire l’objet d’une intrusion de la part du droit positif. Du côté de l’État, qui le signifiera à Mgr de Moulins-Beaufort au ministère de l’Intérieur lors de la rencontre du 12 octobre, il faut limiter cette autonomie de l’Église dès lors que des intérêts supérieurs, définis par l’État, sont en jeu : « Je me suis permis de dire, comme je le dis à chacun des cultes, expliquera Gérald Darmanin devant l’Assemblée nationale, qu’il n’y a aucune loi supérieure aux lois de l’Assemblée nationale et du Sénat, et qu’il n’y a aucune loi au-dessus de celle de la République, que la République française respecte tous les cultes, toutes les confessions à partir du moment où elles respectent la République et les lois de la République ». Une dépêche signée par le Garde des Sceaux avait d’ailleurs précisé les choses dès le 8 octobre, en rappelant la valeur du secret, sous réserves cependant de l’exception des attentats sur mineurs. La chose a été évoquée à Rome par Jean Castex lors de sa visite du 18 octobre, qui a rappelé, au terme de la rencontre, que « l’Église catholique ne reviendrait pas sur ce “dogme” » et qu’il convenait de « trouver les voies et moyens pour concilier cela avec le droit pénal, le droit des victimes ». « C’est un travail au long cours », a-t-il ajouté, signalant ainsi que si les relations Église/État procèdent d’abord de la souveraineté de l’État, elles dépendent aussi d’une praxis de coopération entre les deux ordres. 

Dans cette affaire, l’État et l’Église ont donc agi de concert. Ce partenariat, dont la réalité tranche avec l’image « séparatiste » que l’on donne parfois de la laïcité française, s’est révélé à deux niveaux.

Au niveau institutionnel, d’une part.  Les acteurs étatiques et les acteurs religieux se sont rencontrés à chacune des étapes du processus de construction du rapport, sans que l’indépendance de la commission n’ait jamais été remise en cause, ni par l’État ni par l’Église. Dans ce tissage de relations entre les deux sphères, l’autorité de Jean-Marc Sauvé a joué certes un rôle central. Mais cette relation excède sa seule personne. Bien plus formalisée qu’on ne le croit ordinairement, elle s’exprime dans des lieux et des moments marqués par leur officialité. Dans ce monde qui voit la seconde modernité établir le vivre ensemble dans une certaine incertitude, ces rencontres renvoient à la place que le catholicisme occupe encore, comme communauté d’interprétation, dans l’imaginaire national[13], mais aussi même, comme on l’a vu avec la constitution de la Ciivise, comme ressource d’expérience. Comme nous l’ont dit plusieurs de nos interlocuteurs, « ce qui intéresse l’Église, aujourd’hui, ne peut manquer d’intéresser l’État ».

Au niveau normatif, d’autre part. Le droit français est marqué, du fait des textes nationaux (loi de 1905) et internationaux (Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme de 1950) qui régissent le régime de la liberté des cultes (ou de la liberté religieuse), par un véritable « pluralisme juridique » : les ordres confessionnels bénéficient d’une indépendance très large qui se traduit par l’incompétence de l’ordre étatique dans les affaires spirituelles. Ce que le Président Emmanuel Macron avait ainsi résumé dans son discours des Bernardins en avril 2018 : « L’État et l’Église appartiennent à deux ordres institutionnels différents, qui n’exercent pas leur mandat sur le même plan. Mais tous deux exercent une autorité et même une juridiction. »

Il reste que ces deux mondes ne sont pas, comme le voulait le modèle des « deux sociétés » hérité des temps de chrétienté, en situation de juxtaposition : la libertas Ecclesiae, dont Mgr de Moulins-Beaufort aime à rappeler la centralité, s’exprime, depuis l’entrée de la société française dans l’âge laïque, sous le regard d’un État souverain, auquel revient le soin de déterminer, en réponse aux aspirations de la société qu’il régit, la ligne de partage entre le domaine temporel et le domaine spirituel.

[1] Charles Taylor, L’âge séculier, Paris, Le Seuil, 2008.

[2] Emile Poulat, La solution laïque et ses problèmes, Paris, Berg International, 1998.

[3] Sur cette évolution, Philippe Portier, L’Etat et les religions. Une sociologie historique de la laïcité, Rennes, PUR, 2016.

[4] Sur cet arrière-plan, Philippe Portier (dir.), Paul Airiau, Thomas Boullu, Anne Lancien, Les violences sexuelles dans l’Église catholique en France (1950-2020), rapport EPHE pour la CIASE, 2021.

[5] Il est alors en fin de mandat. Mgr de Moulins-Beaufort, archevêque de Reims, lui succédera en avril 2019.

[6] Sur l’articulation de ces deux enquêtes, Nathalie Bajos, Philippe Portier, Tribune, Le Monde, 14 décembre 2021.  L’enquête sociologique a été réalisée sous la direction de Nathalie Bajos, avec Julie Ancian, Josselin Tricou, Axelle Valendru.

[7] Can. 129 - § 1. Au pouvoir de gouvernement qui dans l'Église est vraiment d'institution divine et est encore appelé pouvoir de juridiction, sont aptes, selon les dispositions du droit, ceux qui ont reçu l'ordre sacré.

[8] Certains ont pu faire du célibat une source de frustration d’où pourrait naître une sexualité désaxée. Le rapport de la CIASE ne voit pas les choses de la sorte : « Il n’y a clairement pas de lien de causalité entre le célibat et les abus sexuels ». Reste que, du point de vue de ses rédacteurs, il contribue à établir le prêtre dans une position idéalisée où peut se fixer la relation d’emprise.

[9] Pour une mise en perspective historique, Claude Langlois, On savait mais quoi ? La pédophilie dans l’Eglise de la révolution à nos jours, Paris, 2020.

[10] Santi Romano, L’ordre juridique [1918], Paris, Dalloz, 2002.

[11] Pour une brève étude de la première visite du Président Macron au Vatican, Philippe Portier, « Emmanuel Macron au Vatican. Note sur la République « catholaïque », Bulletin de l’Observatoire international du religieux, n°20, Paris, CERI-GSRL, septembre 2018,

[12] La Croix, 18 octobre 2021.

[13] Patrick Kanner dira même que le scandale de la pédophilie « vient gâcher l'image de l'Église », Le Figaro, 9 octobre 2018.

Pour citer ce document :
Philippe Portier, "Le rapport Sauvé, l’État et la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église. Remarques sur les mutations de la laïcité française.". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°35 [en ligne], janvier 2022. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/le-rapport-sauve-letat-et-la-commission-independante-sur-les-abus-sexuels-dans-leglise-remarques-sur-les-mutations-de-la-laicite-francaise/
Bulletin
Numéro : 35
janvier 2022

Sommaire du n°35

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Auteur.e.s

Philippe Portier, Directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études, Membre de la CIASE

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