Bulletin N°39

septembre 2022

Le rôle des musées dans la gestion de l’islam : un soft power libéral et capitalisé

Diletta Guidi

Au lendemain des attentats islamistes du 7 janvier 2015 au siège du journal satirique français Charlie Hebdo et de l’hypermarché kasher de la Porte de Vincennes, le Président de la République de l’époque, François Hollande, prononce un discours. Le climat est tendu. Aux slogans « Je suis Charlie » se superposent des propos et des actes islamophobes et racistes[1]Pour une analyse « à chaud » du climat post-attentats de 2015 voir Valérie Amiraux, « Après le 7 janvier 2015, quelle place pour le citoyen musulman en contexte libéral sécularisé ? », … Continue reading. Dans son allocution, fortement relayée par la presse, François Hollande tente de calmer les esprits[2]Voir : Élysée. 2015. Déclaration de M. François Hollande, Président de la République, sur les liens unissant la France avec les pays arabes, à Paris le 15 janvier 2015. [En ligne] … Continue reading. Il parle d’un islam modéré et tolérant. Il précise que les musulmans sont « les premières victimes du fanatisme, du fondamentalisme et de l’intolérance » et invite à « refuser les amalgames et les confusions. Et d’abord en France. Les Français de confession musulmane ont les mêmes droits, les mêmes devoirs, que tous les citoyens. Ils doivent être protégés. La laïcité y concourt car elle respecte toutes les religions ». Ensuite, il décrit un « monde arabe[3]Ce sont ses termes, les traits de ce « monde » ne sont pas précisés. » libéral dont il loue les progrès économiques. Pour conclure, il met en avant le rôle joué par la France de « pont » entre ces puissances moyen-orientales et l’Occident, ainsi que sa nature de pays ouvert à l’altérité.

Dans ce discours le Président de la République redessine des réputations et noue des alliances, anciennes et nouvelles. En présentant un islam modéré, compatible avec la démocratie, François Hollande rassure en effet ses citoyens de confession musulmane sur leur place au sein de la nation et assure aux autres Français qu’ils sont en sécurité. La mise en valeur d’un monde arabe à la pointe du progrès justifie que la France en fasse un partenaire commercial prioritaire à l’étranger. Cela lui permet aussi d’envoyer un double message aux pays arabo-musulmans. Le premier est plus clair, il est économique : la France se met à disposition pour poursuivre ou entamer de nouveaux marchés au Moyen-Orient. Le second est indirect, réputationnel : par ce discours, François Hollande offre aux pays musulmans une image positive – de tolérance et de progrès – qui s’oppose à celle généralement négative – de violence et de barbarie – véhiculée en Occident. Un troisième message est envoyé ici par la France à ses voisins européens, voire à l’Occident. François Hollande place son pays à la tête du dialogue occidental avec le Moyen-Orient, en s’auto-proclamant acteur indispensable de la politique étrangère dans cette région du monde. Pour finir, en exprimant une solidarité de la France envers les pays arabo-musulmans et les musulmans sur son territoire, François Hollande donne l’image d’une France terre d’accueil ouverte à l’altérité, à l’interne mais aussi à l’international.

Le dess(e)in politique du Président est d’autant plus efficace que le lieu choisi par l’Élysée pour prononcer le discours est fortement symbolique. Nous sommes à Paris, à l’Institut du monde arabe (IMA). Voulue par Valéry Giscard d’Estaing au moment de la crise pétrolière des années 1970 pour renouer les relations avec le monde arabe (d’où le nom de l’institut), il s’agit de la seule institution culturelle cocréée par un État européen en partenariat avec les vingt-deux pays de la Ligue arabe. C’est donc un lieu propice pour s’adresser aux pays arabo-musulmans. Une partie de ces États sont d’ailleurs présents dans la salle de l’IMA lors de cette allocution, car ce discours inaugure un cycle de conférences sur le « Renouveau du monde arabe[4]Voir le site officiel de la manifestation [en ligne] http://www.thinkers-doers.com. » en présence de la majorité des ambassadeurs des pays de la Ligue Arabe et des chefs d’entreprise et investisseurs français impliqués au Moyen-Orient. Dans un moment de tension socio-politique, le musée facilite donc le dialogue avec ces importants partenaires économiques de la France sans créer la polémique.

François Hollande aurait pu choisir de s’exprimer sur la tragédie à la Grande mosquée de Paris, à quelques pas de distance de l’IMA, mais ce choix lui permet d’éviter d’être accusé de faire des amalgames entre l’islam de France et le terrorisme islamique. Lieu a priori « neutre », la nature culturelle de l’IMA permet à l’État de s’intéresser au religieux dans le respect de la laïcité. Le mot « musée », tout particulièrement en France, rime en effet avec ceux de République, de nation et de laïcité. C’est d’ailleurs ce que rappelle François Hollande lui-même dans un autre discours, prononcé en 2012, lors de l’inauguration du Département des Arts de l’Islam au musée du Louvre en expliquant : « qu’avant même la proclamation de la République, les révolutionnaires avaient voulu installer un grand musée […]. Richesse de notre nation, le musée du Louvre est aujourd'hui le plus grand musée du monde[5]Vie Publique, 2012. Déclaration de M. François Hollande, Président de la République, sur le nouveau département des Arts de l’Islam au Musée du Louvre. Paris, Musée du Louvre, 18 septembre … Continue reading ».

Enfin, ce choix s’inscrit d’après nous dans une politique de gestion de l’islam par les musées entreprise par la France à partir des années 2000, que nous avons étudié de manière approfondie[6]Diletta Guidi, L’islam des musées. La mise en scène de l’islam dans les politiques culturelles françaises. Genève, Seismo, 2022. et dont nous allons ici brosser les traits.

Culture d’États

Dans les années 1990, en plein contexte de Guerre Froide, le politologue américain Joseph Nye invente le concept de soft power pour décrire une nouvelle forme de pouvoir s’exerçant sans contrainte violente (par exemple militaire) ni contrepartie économique directe[7]Joseph Nye, « Soft Power ». Foreign Policy, 80, 1990, pp. 153-171.. Littéralement plus « doux », ce pouvoir n’est pas pour autant moins puissant ou efficace d’après Nye. Au contraire, il permettrait au pays qui en fait l’usage d’influencer la politique internationale à sa guise de manière davantage diplomatique, sans remous ni scandales. Parmi les outils du soft power le politologue mentionne la culture et les institutions. Institution culturelle par excellence, le musée est donc évidemment concerné.

L’usage de l’art comme « vecteur[8]Jacques Bouineau, (dir), Antiquité, art et politique, Paris, L’Harmattan, 2016. » du pouvoir remonte à l’Antiquité. La statuaire, la peinture, la numismatique, la musique, les monuments, etc., sont depuis toujours au service du politique, en participant à la construction du regard sur soi et sur l’autre, autrement dit de l’identité[9]Benoît de L’Estoile, Le goût des autres : de l’Exposition coloniale aux arts premiers. Paris, Flammarion, 2010.. Le musée, écrin de cet art, n’est pas épargné. Au contraire, son potentiel d’ « influence pacifique » – formule qui serait d’ailleurs une autre manière pour décrire le soft power tel que Joseph Nye l’avait imaginé, d’où leurs liens évidents – a vite été compris et exploité. Si l’on considère le Louvre comme étant le premier musée moderne, c’est immédiatement, voire avant sa création par les révolutionnaires, comme l’explique François Hollande dans son discours cité supra, qu’il aurait été mis au service du pouvoir politique.

Au cours de l’émission radiophonique Masse Critique (devenue depuis Soft Power) consacrée à sa pensée, Joseph Nye explique qu’il a commencé à réfléchir au concept de soft power dans les années 1970 et, plus précisément, au lendemain du choc pétrolier de 1973, qui lui a fait « prendre conscience du besoin de repenser les enjeux des relations internationales[10]Frédéric Martel, « Sur la valeur stratégique du Soft Power » - Interview de Joseph Nye, 23 décembre 2012, [en ligne] … Continue reading ». Dans cette perspective, il est intéressant de constater que c’est dans ces mêmes années, on l’a vu, que l’idée de créer l’Institut du monde arabe voit le jour en France. Pendant cette interview à France Culture Nye mentionne la chaîne de télévision qatarienne Al Jazeera parmi les outils de soft power sous-estimés par les analystes à l’époque de sa création. Aucune mention n’est faite des musées, et encore moins des musées d’art islamique par le politologue. On se demande alors s’il ne sous-estime pas à son tour le potentiel politique de ces instruments culturels, d’autant plus qu’à la période au cours de laquelle apparaît le concept de soft power de l’autre côté de la planète, en Asie du Sud-Est, l’historien Benedict Anderson réfléchit au rôle du musée dans la création des États-nations[11]Benedict Anderson, Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, London, New York, Verso, 1983. . Pour la France on retrouve cette idée dans une étude contemporaine de Pierre Rosanvallon[12]Pierre Rosanvallon, L’État en France. De 1789 à nos jours, Paris, Éditions du Seuil, 1990.. En étudiant la période révolutionnaire, le sociologue explique que la culture muséale était un instrument pour offrir un « visage à la nation ». Encore aujourd’hui, le musée serait un « lieu de fabrique du citoyen[13]L’expression est de l’historien de l’art Guillaume Kientz cité par Jean-Christophe Castelain sur RadioFrance :[en ligne] … Continue reading ». Mais, entre-temps, le monde a changé et, avec lui, les musées et le pouvoir qu’ils sont susceptibles de générer.

Autrefois, la culture était une « affaire d’État », pour reprendre l’expression du politologue Laurent Fleury[14]Laurent Fleury, « L’État et la culture à l’épreuve du néo-libéralisme : Bouleversement historique, retournement axiologique », Tumultes, 44, 2015, pp. 145-157. . Aujourd’hui elle est une affaire d’États, au pluriel. Cela concerne en particulier les musées qui, comme l’explique la sociologue Peggy Levitt, sont devenus des outils pour mettre non seulement la nation mais aussi le monde en scène[15]Peggy Levitt, Artifacts and Allegiances: How Museums Put the Nation and the World on Display, Oakland, University of California Press, 2015.. Les enjeux politiques et économiques des musées, même nationaux, sont désormais aussi bien en lien avec la réalité locale qu’avec le contexte global, ils deviennent « glocaux » pour parler comme Roland Robertson[16]Roland Robertson, “Glocalisation. Time-Space and Homogeneity-Heterogeneity”, in Mike Featherstone, Scott Lash, et Roland Robertson, Global Modernities, Londres, Sage Publications, 1995, pp. 25-44.. En plus d’être « doux », le pouvoir que les musées engendrent s’ « assouplit »[17]Le terme anglais « soft » peut d’ailleurs être traduit de deux manières en français : par le mot « doux » ou par le mot « souple ». , car il peut être partagé entre son pays « d’accueil », de départ, et le reste du monde. De même, alors que Nye décrivait le soft power comme étant essentiellement tourné vers l’extérieur, vers l’international, aujourd’hui il est aussi concerné par l’intérieur, par le national. À travers le cas des musées on remarque donc qu’un nouveau genre de soft power, sans frontières et sans véritable propriétaire, en somme libéralisé, voit le jour. Étudions-le en action, à travers le cas de l’islam.

La genèse de l’islamania muséale française

Le XXIe siècle s’ouvre avec les attentats du 11 septembre à New York. À partir de ce moment l’islam se retrouve au centre d’enjeux politiques désormais globaux. Tout comme aux temps de la chute du mur de Berlin, moment où Joseph Nye réfléchit au concept de soft power, ou, avant cela, d’autres évènements historiques importants[18]Pensons par exemple aux Expositions universelles et coloniales aux temps des Colonies Françaises et à l’usage de l'art comme instrument de propagande dans le contexte impérialiste. Pour … Continue reading, la culture est mobilisée par le politique. Parmi les lieux politisés[19]Dans le sens que lui donne Jacques Lagroye, c’est-à-dire comme lieu qui « requalifie ». Voir : Jacques Lagroye, « Les processus de politisation », in Jacques Lagroye J. (dir.), La … Continue reading, le musée apparaît en tête. À partir de 2001, un nombre très important de musées ouvrent et / ou rénovent des salles consacrées à l’Islam[20]Le Metropolitan Museum de New York, le Pergamon Museum de Berlin, le Musée d’art islamique de Doha, etc. ou, s’ils ne sont pas directement consacrés à l’art islamique, ils sont investis par la question musulmane via des manifestations culturelles et des discours politiques. Quantitatif, ce phénomène d’ « islamania muséale », comme nous l’avons appelé[21]Cf. Diletta Guidi, op.cit. , comporte aussi des changements quantitatifs. Les musées sont investis volens nolens (certains directeurs s’en plaignent) d’une responsabilité inédite[22]Voir à ce propos Mirjam Shatanawi, “Curating against dissent: Museums and the public debate on Islam”, in Christopher Flood, Political and cultural representations of Muslims. Islam in the … Continue reading : en plus d’exposer l’art islamique ils se doivent de parler de l’islam aux non-musulmans, et à l’islam, aux musulmans.

L’islamania muséale touche aussi la France, ses institutions muséales et ses fonctionnaires. À ce propos, les mots de l’actuelle directrice du Département des Arts de l’Islam au Louvre, Yannick Lintz, sont intéressants : « Je suis arrivée à la tête de ce département en septembre 2013, l’attentat de Charlie Hebdo a eu lieu en janvier 2015. Entre les enquêtes auprès du public montrant que la grande majorité des visiteurs ne comprenaient pas grand-chose à ce qu’on leur présentait, et les échos de la société révélant de plus en plus des préjugés et des tensions sociales, j’ai considéré que mon rôle de directeur du département des Arts de l’Islam dépassait ce qui est attendu d’un directeur traditionnel du musée du Louvre, afin d’en faire un enjeu de sensibilisation culturelle du public. C’est tout le sens que j’essaie de donner à mon action[23]Nilüfer Göle et Yannick Lintz, L’islam dans sa dimension culturelle et artistique : un enjeu politique à saisir, Socio, 11, 2018. [En ligne] https://journals.openedition.org/socio/3603. ». Lintz accepte donc la nouvelle et imprévue « responsabilité sociétale[24]Interview de Yannick Lintz réalisé par la Gazette Drouot, [en ligne] https://www.gazette-drouot.com/article/yannick-lintz-tisser-du-lien-pour-changer-le-regard/31206. » engendrée par l’exposition contemporaine de l’Islam, elle en comprend les enjeux, et elle n’est pas la seule. La politique se montre aussi très sensible à ce nouveau secteur culturel, qu’elle participe parfois à créer, comme on le verra plus bas.

Nous avons mentionné le cas de l’Institut du monde arabe, mais deux autres exemples méritent d’être cités : le Louvre, dont on vient d’évoquer le Département des Arts de l’Islam (DAI) inauguré à Paris en 2012, et son homonyme moyen-oriental, le Louvre Abou Dhabi, ouvert en 2017 aux Émirats Arabes Unis. À travers ces trois musées on observera le potentiel de ce nouveau soft power « libéral » et le nombre d’acteurs et d’enjeux en lien avec l’islam qu’il peut servir parallèlement.

Changer de regard sur l’islam par la culture

À la suite des attentats du 11 septembre l’ancien Président de la République, Jacques Chirac, téléphone à l’alors directeur du Louvre, Henri Loyrette, en lui demandant d’agir. Fin connaisseur d’art, Jacques Chirac sait que le musée possède une grande collection d’art islamique. Dans un contexte soudainement islamophobe, le Président aurait donc demandé que ces œuvres soient davantage valorisées, qu’une meilleure place leur soit accordée afin qu’elles participent à un changement de regard sur l’islam. La genèse du Département des Arts de l’Islam (DAI) du Louvre procède donc d’une volonté de l’État. Nous sommes en 2001-2002, et il s’agit du premier acte de l’islamania muséale en France.

Vingt ans après on retrouve cette idée de changement de regard sur l’islam par l’art – et la confiance en son pouvoir – promue par la politique : « Le Premier ministre m’a demandé de réfléchir à un événement national qui changerait le regard, déclencherait une prise de conscience, partout et en même temps à travers le territoire[25]Ibid. ». Ce sont les mots de Yannick Lintz, commissaire de la récente exposition « Arts de l’Islam - Un passé pour un présent », présentée dans dix-huit villes françaises entre 2021 et 2022[26]« Arts de l’Islam - Un passé pour un présent ». Exposition itinérante. 20 nov. 2021 - 27 mars 2022.. Mais de quel regard s’agit-il précisément ? Et, surtout, quelle est l’alternative proposée ? Quelle image vient remplacer les fantasmes sur l’islam ? Et quels en sont les destinataires ? Essayons d’y voir plus clair.

L’islam, en Occident, n’a pas bonne réputation. C’est un fait. Si nécessaire, de nombreuses études à ce sujet le prouvent[27]Voir par exemple Abdelali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », Paris, La Découverte, 2013., mais il suffit de passer en revue les Unes des journaux pour se rendre compte que la religion musulmane, en particulier en France où les attentats de matrice islamiste se sont multipliés, n’a pas bonne presse et cela au moins depuis les années 1980-1990. L’islam, qu’il s’agisse de la religion (et donc des musulmans), de la culture ou de la civilisation, est compris comme un monolithe que l’on juge au prisme du terrorisme et des faits d’actualité. Cette image d’un islam violent, arriéré, misogyne et iconoclaste, en somme obscurantiste (ce sont seulement certains des épithètes qui lui sont généralement associés), est celle que les musées sont appelés à modifier en proposant des contre-discours ou, dans leurs cas, des « contre-images ». Pour les voir, allons faire une rapide visite des salles du Louvre et de l’Institut du monde arabe.

La collection islamique du Louvre, avec des pièces qui vont du VIIe au XIXe siècles, s’ouvre avec une aile consacrée à la figuration. L’islam n’était-il pas iconoclaste ? Non, ou du moins il ne l’a pas toujours été, comme le montrent les nombreuses œuvres figurées exposées. Certes, de manière très discrète, sans préciser que plusieurs images du Mahomet existent et sans nommer les destructions d’œuvres en Orient (ex. les destructions au musée de Mossoul en 2015) ou citer les controverses autour des caricatures du Prophète, mais le contresens est pointé, à disposition des visiteurs attentifs. Certains pourraient regretter que le musée ne soit pas plus direct, que son rôle pédagogique ne soit pas davantage straightforward, mais cette « diplomatie » muséale représente aussi un atout, elle fait du musée un outil idéal de soft power.

Toujours de manière discrète, le Louvre présente un islam quasi non-religieux. Le caractère profane des pièces, leur usage « civil » (c’est un terme utilisé dans les salles), est valorisé, alors que les objets religieux exposés le sont toujours pour leur valeur esthétique, leur nature religieuse n’étant jamais explicitée. C’est le cas des Corans au sous-sol, dont on vante la beauté sans en préciser la fonction ou le sens. Problématique et ultramédiatisé, surtout dans une France laïque, l’islam au musée est : soit tenu à l’écart de l’exposition, comme au Louvre, soit inscrit dans un continuum historique avec les autres monothéismes, ce qui le rend familier aux yeux du public occidental, comme à l’Institut du monde arabe. Une troisième voie d’exposition, que l’on trouve au DAI mais surtout à l’IMA, consiste à mettre en scène l’islam en parlant de « spiritualité », terme qui apparaît moins polémique ou en tous cas plus acceptable par rapport à celui de religion[28]Sur les différents « régimes d’exposition « de la religion musulmane au musée voir Diletta Guidi, op. cit. Sur le concept de « spiritualité » et son « acceptabilité » je renvoie le … Continue reading.

En plus d’être beaux, riches en figuration (avec laquelle le public occidental est familier), les chefs-d’œuvre de l’islam montrent que les musulmans peuvent être raffinés, modérés et pacifiques. En effet, une grande partie du circuit du Louvre consacrée à l’art de l’Espagne musulmane (Xe -XVe s.), le prétendu âge d’or de l’Islam, décrit comme un temps de coexistence pacifique entre les civilisations[29]Sur cet âge d’or islamique comme rhétorique à réviser voir Elena Arigita, « The “Cordoba Paradigm”: Memory and Silence around Europe’s Islamic Past », in Frank Peter, Sarah Dornhof et … Continue reading.

Pour résumer, au musée du Louvre, l’islam obscurantiste fait place à un « islam des Lumières », créateur et cultivé, tolérant et ouvert. Le « seul » inconvénient de cette représentation est que le public risque de juger l’islam contemporain à travers cette image irénique de l’islam du passé, certes positive, mais tout autant monolithique de celle fournie par les médias. Cette « bienveillance contreproductive[30]L’expression est de Finbar Barry Flood, “From the Prophet to Postmodernism? New World Orders and the End of Islamic Art”, in Elizabeth Mansfield, Making Art History: A Changing Discipline and … Continue reading » dans l’exposition de l’islam se retrouve aussi dans d’autres musées, comme à l’Institut du monde arabe. Ici, avec des expositions sur le hip hop et les graffiti[31]Voir par exemple l’exposition « Hip-Hop : du Bronx aux rues arabes », Paris, Institut du monde arabe, 28 avril–26 juillet 2015., des conférences sur le féminisme islamique et l’entreprenariat musulman, c’est un islam cool et à la mode, jeune et libéral, spirituel plus que religieux, qui est mis en scène. Là aussi, les excès sont passés sous silence au service d’une représentation positive de l’islam en risquant d’empêcher les visiteurs de saisir toute la complexité du fait religieux musulman. Mais la critique des musées n’est pas l’objet de cet article[32]Pour ceux qui s’y intéressent voir Diletta Guidi, op. cit. . Ce qui nous intéresse c’est d’analyser l’usage qui est fait de ces nouvelles images par le politique, au service de qui et de quoi elles sont mises.

L’art comme preuve d’humanité des musulmans

Le premier enjeu de la représentation alternative de l’islam offerte par les musées est national. Il concerne les citoyens français non-musulmans. Nous avons déjà cité l’atmosphère d’inquiétude, voire d’islamophobie, accompagnant les attentats de 2001 à New York, puis ceux de 2015 (en début et en fin d’année) à Paris. Face à la suspicion des Français envers le culte musulman, amplifiée par les médias[33]Thomas Deltombe, L’islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005, Paris, La Découverte, 2007., les musées jouent un rôle d’apaisement. Jacques Chirac le savait, et ses successeurs aussi. Le Louvre représente l’histoire de France et en conserve l’excellence. La simple présence de l’art islamique dans ses salles (encore plus dans un département qui lui est entièrement consacré) est donc une « preuve d’humanité[34]Kant a été le premier à établir un rapport entre l’expression artistique et l’évolution sociale, voir Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1965 (3ème édition 1974 … Continue reading » de l’islam, elle en atteste en quelques sortes la « bonne foi », en rassurant par extension les citoyens Français non-musulmans. Cette idée de « preuve » d’innocence de l’islam se retrouve d’ailleurs dans une partie du discours d’inauguration du DAI prononcé par François Hollande en 2012 : « Il n’y a pas une civilisation, mais des civilisations de l’islam. Toutes raffinées et rayonnantes. Telles qu’elles se révèlent ici, elles sont autant de preuves et d’espaces de liberté[35]Vie Publique. 2012. Déclaration de M. François Hollande, Président de la République, sur le nouveau département des Arts de l’Islam au Musée du Louvre. Paris, Musée du Louvre, 18 septembre … Continue reading ».

Placé dans le circuit muséal, au sein de l’histoire de France, l’islam est rendu acceptable, familier. Une familiarité à laquelle les œuvres, telles qu’elles sont présentées au Louvre, participent. En effet, certains objets d’art sont « francisés » au Louvre : on parle de « Joconde de l’islam » pour décrire un vase andalou du Xe siècle alors qu’un mur de céramiques ottomanes devient le « Versailles turque » dans la bouche des équipes. François Hollande utilise ce même procédé dans son discours inaugural du DAI. Pendant son allocution il prend l’exemple d’une pièce, un bassin mamelouk dit le Baptistère de Saint-Louis, pour en faire un témoignage de proximité entre la France et l’islam et, par extension, entre la France et les musulmans (nationaux et à l’étranger). En le présentant à l’auditoire il explique en effet : « ce magnifique baptistère de Saint-Louis, cette création mamelouke, qui servit pendant des siècles aux baptêmes des enfants royaux de France. Révélation, ainsi les monarques de droit divin avaient baigné dans des œuvres islamiques. Nous ne le savions pas. Voilà qui nous rappelle cette origine parfois commune[36]Ibid. ». Cette proximité entre la France et l’islam, l’image d’une communauté universelle unie promue ici, vient servir d’autres objectifs.

Une France ouverte aux « bons républicains »

La présence de l’islam au Louvre, la place qui lui a été faite ces dernières années ici et dans d’autres musées comme à l’IMA, envoie aussi un message aux Français de confession musulmane. C’est une forme de reconnaissance qui leur est accordée. L’islam fait partie du patrimoine national, au même titre que les musulmans appartiennent à la nation. À travers les musées l’État montre donc son ouverture à l’altérité, en particulier islamique, et encore plus à celle de ses citoyens musulmans. C’est ce qui ressort d’un discours de François Hollande prononcé lors de l’ouverture de l’exposition « Hajj. Pèlerinage à la Mecque » qui s’est tenue à l’IMA en 2013[37]« Hajj. Le pèlerinage à La Mecque », Institut du monde arabe, Paris, 23 avril–10 août 2013., dont voici un extrait : « La France a toujours voulu être une nation ouverte au monde, à toutes les influences, à tous les peuples, à toutes les cultures, à toutes les religions. Cet attrait est encore plus vrai aujourd'hui, par rapport au monde arabe et par rapport à l'Islam, quand tant de nos compatriotes sont unis par leurs origines ou par leurs croyances à l'Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Le thème de cette exposition en est une illustration. Il permettra aussi de donner des informations[38]Vie Publique. 2014. Déclaration de M. François Hollande, Président de la République, sur l'exposition « Hajj, le pèlerinage à la Mecque », Paris, l'Institut du Monde Arabe, 22 avril 2014, … Continue reading ».

En plus de donner une place, une reconnaissance symbolique à l’islam de France, la politique a aussi pour ambition d’utiliser ces musées comme des outils pour produire des citoyens républicains. Sur le site de l’exposition « Arts de l’Islam - Un passé pour un présent », que l’on a mentionnée auparavant, le Premier ministre Jean Castex exprime en effet une des ambitions de cette manifestation voulue par l’Élysée : « C’est fort de cette éducation artistique et culturelle [que l’exposition offre aux visiteurs] que les jeunes de notre pays deviendront demain des républicains capables d’aimer le pays dans lequel ils vivent et de comprendre le monde qui les entoure[39]Voir le site officiel, [en ligne] https://expo-arts-islam.fr/fr/ledito-du-premier-ministre. ». La volonté est ici celle d’éduquer les jeunes Français aux valeurs de la République. On ne sait pas exactement s’il s’agit des musulmans ou des non-musulmans, mais l’instrument de soft power choisi pour y parvenir est clair : l’art islamique conservé dans les musées nationaux.

Les musées, les manifestations culturelles et même les objets d’art, on l’aura compris, sont mis au service de la politique interne, locale, comme c’est le cas avec cette exposition qui a voyagé dans dix-huit villes sur le territoire national. Mais ils sont aussi des outils de diplomatie culturelle tournés vers l’étranger, exprimant un soft power au service de la politique étrangère, tel que l’avait imaginé Joseph Nye à l’origine.

Art islamique et diplomatie culturelle : créer de nouveaux partenariats

Dans l’éditorial de Jean Castex à l’exposition précitée, le Premier ministre parle de cette manifestation comme d’un « formidable plaidoyer pour l’ouverture aux autres[40]Ibid. » en reprenant l’idée d’une France au centre des relations entre Occident et Orient. Ces « autres » sont donc à la fois les nationaux – Français musulmans et non-musulmans, comme on l’a vu, et les étrangers, musulmans dans ce cas. Il s’agit plus précisément des puissances arabo-musulmanes avec lesquelles l’État français souhaite entretenir des relations, comme le dit très explicitement François Hollande lors de l’exposition sur le hajj : « Cette exposition a aussi un message politique qui doit être ici prononcé. Quel est-il ? C’est d’abord la force de la relation entre la France et le monde arabe. Le message, c’est celui de la compréhension : compréhension des cultures, compréhension des civilisations, compréhension des religions. Le message, c’est celui de la tolérance qui est ce qui nous unit, le respect. Ce message, c’est celui de la reconnaissance de religions qui peuvent être différentes et qui néanmoins partagent un certain nombre de valeurs[41]Vie Publique. 2014. Déclaration de M. François Hollande, Président de la République, sur l'exposition « Hajj, le pèlerinage à la Mecque », Paris, l'Institut du Monde Arabe, 22 avril 2014, … Continue reading ». Ce message est aussi économique, les relations entre la France et le Moyen-Orient étant essentiellement liés aux secteurs commercial et militaire[42]Pour le Golfe voir par ex. Denis Bauchard, « Le jeu de la France dans le Golfe : entre continuité et ruptures », Confluences Méditerranée, 97, 2016, pp. 117-129. La liste des relations … Continue reading.

Les musées deviennent donc des plateformes pour lancer des politiques diplomatiques et économiques, et rendre leur potentielle concrétisation acceptable. En plus de montrer un islam familier, comme on l’a déjà vu, le Louvre et l’IMA présentent les pays arabo-musulmans sous un autre jour, permettant en principe d’éviter toute critique aux associations entre la France et le « monde musulman »[43]Dans les faits ce n’est pas le cas. Voir par exemple les critiques de Jean-François Bayart sur les relations France / Golfe recueillies par le journal Le Temps : [en ligne] … Continue reading.

Les nouveaux mécènes : offrir une nouvelle image « glocale » aux partenaires arabo-musulmans

« Je salue ceux qui, par leur générosité, et leur haute conscience, ont rendu ce moment possible, tout simplement par le souci de permettre au regard de tous, de constater, les merveilles des arts de l’Islam, le roi du Maroc, l’émir du Koweït, le sultan d’Oman, le Président de la République d’Azerbaïdjan, ainsi que le Prince Al-Waleed d’Arabie saoudite, ils comptent parmi les nombreux partenaires, publics et privés, de France et d'ailleurs, qui ont contribué à ce projet d’un coût de 100 millions d'euros. C’est la plus vaste opération de mécénat qui n’ait jamais été entreprise au Louvre ». Généreux et consciencieux, c’est ainsi que François Hollande remercie les mécènes, principalement musulmans, du DAI.

Un mécène est, par sa définition étymologique, un protecteur des arts, un homme illuminé, progressiste. C’est tout l’inverse de l’image à laquelle les violences et les destructions culturelles et archéologiques perpétrées par les hommes engagés dans l’État islamique nous ont habitué[44]A ce sujet voir l’excellent article d’Olivier Moos : Olivier Moos, 2015, « Iconoclasme en Jihadie – une réflexion sur les violences et destructions culturelles de l’État Islamique », … Continue reading. Sur la couverture de l’ouvrage de référence sur le rôle de l’art dans les relations internationales[45]Christine Sylvester, Art/Museums. International Relations Where We Least Expect it, Londres, Routledge, 2008. l’image choisie est celle d’un tank américain qui protège l’entrée du musée national d’Irak, à Bagdad, menacé par les terroristes. Cette image date de 2003, au moment où le musée de Bagdad était menacé par les terroristes islamistes. Moins de dix ans après, cinq des plus grands pays musulmans, dont l’Arabie, participent au vernissage du département d’art islamique du Louvre, qu’ils ont richement financé. Les images de l’inauguration du Louvre remplacent celles de destructions.

Grâce à son capital culturel, notamment à ses institutions muséales, en 2019 la France était à la tête du classement annuel « soft power 30 » des pays ayant le plus grand résultat en termes de soft power[46]Voir le site officiel : [en ligne] https://softpower30.com.. Un résultat qu’elle est susceptible d’obtenir à nouveau dans les années qui viennent. Forte de ce pouvoir réputationnel, la France en fait bénéficier ceux qui s’y associent, dans ce cas les mécènes du DAI qui sont conscients de la puissance internationale du label « Louvre », parmi les musées les plus visités au monde.

En plus de permettre aux pays arabo-musulmans de modifier leur image en Occident et d’y maintenir des relations diplomatiques, le soft power muséal participe à des enjeux plus locaux. C’est ce qu’explique Alexandre Kazerouni lorsqu’il analyse la présence de musées européens, en particulier du Louvre, au Moyen-Orient[47]Alexandre Kazerouni, « Musées et soft power dans le Golfe persique », Pouvoirs,152(1), 2015, pp. 87-97 et Alexandre Kazerouni, Le miroir des cheikhs : Musée et politique dans les … Continue reading. Outre les relations entre la France et les Émirats arabes unis, le Louvre Abou Dhabi serait utilisé par les autorités locales comme un instrument dans leur stratégie régionale, pour concurrencer le Qatar par exemple, puissance pétrolière voisine également engagée dans une politique de diplomatie culturelle. De la même manière, ce serait un moyen pour Abou Dhabi de primer sur son émirat voisin, Dubaï, dans la course à la reconversion post-pétrole. Mais son potentiel ne s’arrête pas là. Son emplacement géographique lui permettrait de servir des intérêts supranationaux. C’est ce qu’explique Emmanuel Macron en 2017 au moment de l’inauguration du musée : « Que ce musée [le Louvre] ait émergé à Abu Dhabi a pour la France beaucoup de sens ; vous êtes aujourd’hui à l’épicentre de ce monde dont la globalisation s’accélère […]. Vous tenez ce point d’équilibre entre le continent européen, le continent africain et le continent asiatique. Vous êtes au cœur des tensions géopolitiques qui secouent le monde. Vous êtes partie prenante à ces défis civilisationnels et religieux, éminemment complexes, mais aussi aux crises climatiques déterminantes qui nous traversent[48]Vie Publique. 2017, Déclaration de M. Emmanuel Macron, Président de la République, sur l'inauguration du Louvre Abu Dhabi et les relations culturelles avec les Emirats arabes unis. Abu Dhabi, 8 … Continue reading ». La portée mondiale du musée, son potentiel politique transnational, est d’ailleurs permise par son contenu. Il s’agit en effet du « premier musée universel du XXIe siècle », pour reprendre l’expression du directeur du Louvre de Paris, Jean-Luc Martinez[49][En ligne] … Continue reading, c’est-à-dire d’un musée représentant toutes les ères historiques et toutes les aires géographiques. Le cas du Louvre Abou Dhabi, qui mériterait d’être approfondi, montre le grand réservoir de soft power fourni par les musées et les nouvelles formes, multiples et mutualisées, qu’il peut prendre aujourd’hui, en particulier lorsqu’il est mis au service de la gestion de l’islam.

La capitalisation du soft power : un enjeu saisi par (presque) tous

En 2018, pendant une conversation avec la sociologue de l’islam Nilüfer Göle, la directrice du département des Arts de l’Islam, Yannick Lintz, se plaignait d’un « non-portage politique » de la part du gouvernement français des initiatives culturelles en lien avec l’islam[50]Nilüfer Göle et Yannick Lintz op. cit. (nous soulignons).. Au terme de cet échange, intitulé « L’islam dans sa dimension culturelle et artistique : un enjeu politique à saisir[51]Ibid. », elle soulignait le manque d’intérêt de l’État dans ce domaine en invitant la politique à (s’)investir davantage dans ce secteur. Ce constat d’un État discret, quasi silencieux en matière d’art et de culture mérite à mon sens d’être nuancé. La présence des Présidents de la République française et d’autres chefs d’État lors de l’inauguration de musées ou de vernissage d’exposition en lien avec l’islam, leurs discours publics, leurs visites des salles, leurs commentaires à la presse, etc., en somme leur participation active à ces manifestations culturelles dont nous n’avons donné ici qu’un bref aperçu est remarquable et ne reste d’ailleurs pas inaperçue.

Prenons l’exemple de la plus récente action d’islamania muséale française, l’exposition itinérante sur les arts de l’islam coorganisée par le Louvre et la Réunion des musées nationaux que l’on a cité plus haut[52]« Arts de l’Islam - Un passé pour un présent », exposition itinérante. 20 nov. 2021 - 27 mars 2022. . Voulue par Emmanuel Macron, cette « opération-évènement » comme elle est présentée[53]Voir [en ligne] https://expo-arts-islam.fr/fr/presentation., est tant culturelle que politique. Elle est en effet décrite par le journal Le Figaro comme une « mise en acte » de la politique de gestion de l’islam de l’Élysée[54]Cf. Éric Biétry-Rivierre, « Les trésors islamiques du Louvre en tournée contre les a priori », Le Figaro,  22 septembre 2021, [en ligne] … Continue reading. L’implication de l’État dans cette initiative culturelle, et donc sa portée politique outre qu’artistique paraît encore plus évidente en visitant le site internet de l’exposition. On y trouve en effet un éditorial (avec photo !) du Premier ministre, Jean Castex, qui cite le poète et philosophe musulman Rûmî (1207-1273) pour promouvoir, via l’art, les valeurs républicaines et le dialogue interculturel et interreligieux[55]Voir [en ligne] https://expo-arts-islam.fr/fr/ledito-du-premier-ministre.. À notre connaissance il n’y a pas d’autres expositions dans lesquelles des politiques sont intervenus si directement, en discours, en textes et en images pour lancer ce type de messages à leur population.

Peut-être de manière trop sporadique aux yeux de certains observateurs ou excessivement décousue à ceux de certains acteurs culturels, mais la gestion culturelle de l’islam est en marche depuis au moins les années 2000, surtout en France. Malgré les changements politiques, le gouvernement français n’a jamais cessé de s’intéresser à l’islam via l’art et la culture. Cette gestion culturelle du fait musulman, qui se manifeste entre autres à travers les exemples mentionnés dans cet article, semble d’ailleurs gagner en vitesse et en intensité avec cette dernière exposition nationale. De plus, en délocalisant pour la toute première fois le centre de gravité des grandes initiatives sur l’art islamique de Paris à la province (en passant dans plusieurs villes, y compris de banlieue), l’exposition « Arts de l’Islam - Un passé pour un présent » suggère une nécessité pour l’État de s’adresser plus localement à ses citoyens musulmans et non-musulmans et mériterait d’être suivi de plus près.

Ce que l’on peut dire pour l’heure, c’est que ces dernières années l’invitation à se saisir de l’Islam dans sa dimension culturelle comme enjeu politique a bel et bien été saisie par la France et par d’autres États, qui en ont notamment compris le potentiel en termes de soft power. Comme on l’a vu en détail pour le cas de la France, les musées permettent de fabriquer une définition de l’islam et par extension des musulmans compatible avec la laïcité et les valeurs de la République. Cela rassure les nationaux et fait une place à leurs concitoyens musulmans en jouant un rôle dans la politique interne. Ces nouveaux imaginaires participent aussi à poursuivre les partenariats économiques avec les pays arabo-musulmans, pays avec lesquels il redevient possible d’échanger, et à en créer de nouveaux basés sur le capital réputationnel que la France est susceptible de fournir à ces derniers, notamment à travers ses musées les plus connus. Les pays étrangers bénéficient en effet de l’aura française tant au niveau global que localement, dans leur propre espace d’influence. Enfin, c’est la réputation de la France, son image de pays d’accueil et d’ouverture, une image ternie dans ces dernières années[56]Voir à ce propos : Jean-Claude Passegand, « France, terre d'asile ? », Pour, 199(4), 2008, pp. 41-45 et Omar Slaouti et Olivier Le Cour Grandmaison, « Introduction. La France, raciste ? », … Continue reading, qui reprend de la vigueur grâce aux musées.

En somme, en observant la gestion muséale de l’islam on assiste à l’essor d’un nouveau soft power, toujours « doux » mais davantage « souple », partagé entre plusieurs acteurs et au service de plusieurs enjeux, un soft power libéral et capitalisé, tourné vers le local et vers le global, cohérent avec le contexte contemporain mondialisé. Reste à savoir si, à l’avenir, les musulman.e.s, concerné.e.s par ces discours politiques et muséographiques, auront accès à ce nouveau soft power pour pouvoir dire les leur.

Notes

Notes
1 Pour une analyse « à chaud » du climat post-attentats de 2015 voir Valérie Amiraux, « Après le 7 janvier 2015, quelle place pour le citoyen musulman en contexte libéral sécularisé ? », Multitudes, vol. 59, no. 2, 2015, pp. 83-93.
2 Voir : Élysée. 2015. Déclaration de M. François Hollande, Président de la République, sur les liens unissant la France avec les pays arabes, à Paris le 15 janvier 2015. [En ligne] https://www.vie-publique.fr/discours/193553-declaration-de-m-francois-hollande-president-de-la-republique-sur-les
3 Ce sont ses termes, les traits de ce « monde » ne sont pas précisés.
4 Voir le site officiel de la manifestation [en ligne] http://www.thinkers-doers.com.
5 Vie Publique, 2012. Déclaration de M. François Hollande, Président de la République, sur le nouveau département des Arts de l’Islam au Musée du Louvre. Paris, Musée du Louvre, 18 septembre 2012,[en ligne] https://www.vie-publique.fr/discours/185836-declaration-de-m-francois-hollande-president-de-la-republique-sur-le.
6 Diletta Guidi, L’islam des musées. La mise en scène de l’islam dans les politiques culturelles françaises. Genève, Seismo, 2022.
7 Joseph Nye, « Soft Power ». Foreign Policy, 80, 1990, pp. 153-171.
8 Jacques Bouineau, (dir), Antiquité, art et politique, Paris, L’Harmattan, 2016.
9 Benoît de L’Estoile, Le goût des autres : de l’Exposition coloniale aux arts premiers. Paris, Flammarion, 2010.
10 Frédéric Martel, « Sur la valeur stratégique du Soft Power » - Interview de Joseph Nye, 23 décembre 2012, [en ligne] https://www.radiofrance.fr/franceculture/sur-la-valeur-strategique-du-soft-power-interview-de-joseph-nye-3328181.
11 Benedict Anderson, Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, London, New York, Verso, 1983.
12 Pierre Rosanvallon, L’État en France. De 1789 à nos jours, Paris, Éditions du Seuil, 1990.
13 L’expression est de l’historien de l’art Guillaume Kientz cité par Jean-Christophe Castelain sur RadioFrance :[en ligne] https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/revue-de-presse-culturelle-d-antoine-guillot/le-musee-est-il-ou-doit-il-etre-un-espace-neutre-1459846.
14 Laurent Fleury, « L’État et la culture à l’épreuve du néo-libéralisme : Bouleversement historique, retournement axiologique », Tumultes, 44, 2015, pp. 145-157.
15 Peggy Levitt, Artifacts and Allegiances: How Museums Put the Nation and the World on Display, Oakland, University of California Press, 2015.
16 Roland Robertson, “Glocalisation. Time-Space and Homogeneity-Heterogeneity”, in Mike Featherstone, Scott Lash, et Roland Robertson, Global Modernities, Londres, Sage Publications, 1995, pp. 25-44.
17 Le terme anglais « soft » peut d’ailleurs être traduit de deux manières en français : par le mot « doux » ou par le mot « souple ».
18 Pensons par exemple aux Expositions universelles et coloniales aux temps des Colonies Françaises et à l’usage de l'art comme instrument de propagande dans le contexte impérialiste. Pour approfondir voir les travaux du groupe de recherche ACHAC, [en ligne] https://www.achac.com.
19 Dans le sens que lui donne Jacques Lagroye, c’est-à-dire comme lieu qui « requalifie ». Voir : Jacques Lagroye, « Les processus de politisation », in Jacques Lagroye J. (dir.), La politisation, Paris, Belin, 2005, pp. 359-372.
20 Le Metropolitan Museum de New York, le Pergamon Museum de Berlin, le Musée d’art islamique de Doha, etc.
21 Cf. Diletta Guidi, op.cit.
22 Voir à ce propos Mirjam Shatanawi, “Curating against dissent: Museums and the public debate on Islam”, in Christopher Flood, Political and cultural representations of Muslims. Islam in the plural, Leyde, Brill, 2012, pp. 177-192.
23 Nilüfer Göle et Yannick Lintz, L’islam dans sa dimension culturelle et artistique : un enjeu politique à saisir, Socio, 11, 2018. [En ligne] https://journals.openedition.org/socio/3603.
24 Interview de Yannick Lintz réalisé par la Gazette Drouot, [en ligne] https://www.gazette-drouot.com/article/yannick-lintz-tisser-du-lien-pour-changer-le-regard/31206.
25 Ibid.
26 « Arts de l’Islam - Un passé pour un présent ». Exposition itinérante. 20 nov. 2021 - 27 mars 2022.
27 Voir par exemple Abdelali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », Paris, La Découverte, 2013.
28 Sur les différents « régimes d’exposition « de la religion musulmane au musée voir Diletta Guidi, op. cit. Sur le concept de « spiritualité » et son « acceptabilité » je renvoie le lecteur à l’ouvrage de Stefania Palmisano et Nicola Pannofino, Contemporary Spiritualities. Enchanted Worlds of Nature, Wellbeing and Mystery in Italy, Londres, Routledge, 2020 et à l’introduction de l’ouvrage de Giuseppe Giordan et William H. Swatos, Religion, Spirituality and Everyday Practice, New York: Springer, 2009.
29 Sur cet âge d’or islamique comme rhétorique à réviser voir Elena Arigita, « The “Cordoba Paradigm”: Memory and Silence around Europe’s Islamic Past », in Frank Peter, Sarah Dornhof et Elena Arigita (ed.), Islam and the Politics of Culture in Europe: Memory, Aesthetics, Art,. Bielefeld, Transcript Verlag, 2013, pp. 21-40.
30 L’expression est de Finbar Barry Flood, “From the Prophet to Postmodernism? New World Orders and the End of Islamic Art”, in Elizabeth Mansfield, Making Art History: A Changing Discipline and its Institutions, Londres et New York: Routledge, 2007, pp. 31-53.
31 Voir par exemple l’exposition « Hip-Hop : du Bronx aux rues arabes », Paris, Institut du monde arabe, 28 avril–26 juillet 2015.
32 Pour ceux qui s’y intéressent voir Diletta Guidi, op. cit.
33 Thomas Deltombe, L’islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005, Paris, La Découverte, 2007.
34 Kant a été le premier à établir un rapport entre l’expression artistique et l’évolution sociale, voir Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1965 (3ème édition 1974 [1790]), p. 283.
35 Vie Publique. 2012. Déclaration de M. François Hollande, Président de la République, sur le nouveau département des Arts de l’Islam au Musée du Louvre. Paris, Musée du Louvre, 18 septembre 2012, [en ligne] https://www.vie-publique.fr/discours/185836-declaration-de-m-francois-hollande-president-de-la-republique-sur-l  (nous soulignons dans le texte).
36 Ibid.
37 « Hajj. Le pèlerinage à La Mecque », Institut du monde arabe, Paris, 23 avril–10 août 2013.
38 Vie Publique. 2014. Déclaration de M. François Hollande, Président de la République, sur l'exposition « Hajj, le pèlerinage à la Mecque », Paris, l'Institut du Monde Arabe, 22 avril 2014, [en ligne] https://www.vie-publique.fr/discours/190986-declaration-de-m-francois-hollande-president-de-la-republique-sur-le (nous soulignons dans le texte).
39 Voir le site officiel, [en ligne] https://expo-arts-islam.fr/fr/ledito-du-premier-ministre.
40 Ibid.
41 Vie Publique. 2014. Déclaration de M. François Hollande, Président de la République, sur l'exposition « Hajj, le pèlerinage à la Mecque », Paris, l'Institut du Monde Arabe, 22 avril 2014, [en ligne] https://www.vie-publique.fr/discours/190986-declaration-de-m-francois-hollande-president-de-la-republique-sur-le (nous soulignons dans le texte).
42 Pour le Golfe voir par ex. Denis Bauchard, « Le jeu de la France dans le Golfe : entre continuité et ruptures », Confluences Méditerranée, 97, 2016, pp. 117-129. La liste des relations économiques pays par pays publiée par France Diplomatie est aussi intéressante à ce sujet, [en ligne] https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/politique-etrangere-de-la-france/diplomatie-economique-et-commerce-exterieur/la-france-et-ses-partenaires-economiques-pays-par-pays/.
43 Dans les faits ce n’est pas le cas. Voir par exemple les critiques de Jean-François Bayart sur les relations France / Golfe recueillies par le journal Le Temps : [en ligne] https://www.letemps.ch/monde/jeanfrancois-bayart-france-droguee-largent-petromonarchies ou celles en lien avec les musées dans le Golfe de Maïlys Liautard, M. 16.03.2018, Musées et géants pétroliers : un mécénat qui interroge. LVSL, [en ligne] https://lvsl.fr/13206-2/.
44 A ce sujet voir l’excellent article d’Olivier Moos : Olivier Moos, 2015, « Iconoclasme en Jihadie – une réflexion sur les violences et destructions culturelles de l’État Islamique », Religioscope. [en ligne] https://www.religion.info/wp-content/uploads/2015/12/2015_12_Moos.pdf
45 Christine Sylvester, Art/Museums. International Relations Where We Least Expect it, Londres, Routledge, 2008.
46 Voir le site officiel : [en ligne] https://softpower30.com.
47 Alexandre Kazerouni, « Musées et soft power dans le Golfe persique », Pouvoirs,152(1), 2015, pp. 87-97 et Alexandre Kazerouni, Le miroir des cheikhs : Musée et politique dans les principautés du golfe Persique, Paris, Presses Universitaires de France, 2017.
48 Vie Publique. 2017, Déclaration de M. Emmanuel Macron, Président de la République, sur l'inauguration du Louvre Abu Dhabi et les relations culturelles avec les Emirats arabes unis. Abu Dhabi, 8 novembre 2017.
49 [En ligne] https://www.academiedesbeauxarts.fr/sites/default/files/inline-files/extrait-de-la-communication-louvre-abu-dhabi-premier-musée-universel-du-XXIe-siecle-par-jean-luc-martinez-a-l-academie-des-beaux-arts-2018_0.pdf.
50 Nilüfer Göle et Yannick Lintz op. cit. (nous soulignons).
51 Ibid.
52 « Arts de l’Islam - Un passé pour un présent », exposition itinérante. 20 nov. 2021 - 27 mars 2022.
53 Voir [en ligne] https://expo-arts-islam.fr/fr/presentation.
54 Cf. Éric Biétry-Rivierre, « Les trésors islamiques du Louvre en tournée contre les a priori », Le Figaro,  22 septembre 2021, [en ligne] https://www.lefigaro.fr/arts-expositions/les-tresors-islamiques-du-louvre-en-tournee-contre-les-a-priori-20210922.
55 Voir [en ligne] https://expo-arts-islam.fr/fr/ledito-du-premier-ministre.
56 Voir à ce propos : Jean-Claude Passegand, « France, terre d'asile ? », Pour, 199(4), 2008, pp. 41-45 et Omar Slaouti et Olivier Le Cour Grandmaison, « Introduction. La France, raciste ? », dans Omar Slaouti (éd.), Racismes de France, Paris, La Découverte, 2020, pp. 9-21.
Pour citer ce document :
Diletta Guidi, "Le rôle des musées dans la gestion de l’islam : un soft power libéral et capitalisé". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°39 [en ligne], septembre 2022. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/le-role-des-musees-dans-la-gestion-de-lislam-un-soft-power-liberal-et-capitalise/
Bulletin
Numéro : 39
septembre 2022

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Auteur.e.s

Diletta Guidi, Université de Fribourg, GSRL

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