Bulletin N°49

juin 2024

L’entraide islamique en Cisjordanie sous occupation militaire prolongée. Une ethnographie d’Emanuel Schaeublin à Naplouse (Version française)

Jonathan Benthall

La zakat est l'un des cinq "piliers" de l'islam, l'obligation pour tous les musulmans de donner chaque année un quarantième de leur richesse (au-delà d'un seuil bas, et à l'exclusion de leur maison et de leur matériel de travail) à des œuvres de bienfaisance. Elle est étroitement associée à la sadaqa, c'est-à-dire à l'aumône surérogatoire. En principe, la zakat est considérée comme un mécanisme de redistribution des richesses qui préfigure les systèmes modernes de sécurité sociale. En pratique, aucun pays à majorité musulmane ne se pose aujourd’hui en modèle de fonctionnement selon cet idéal, que l'obligation soit interprétée comme une priorité accordée aux besoins des populations locales ou de manière plus large. Cet idéal n’en est pas moins pris très au sérieux par les musulmans pratiquants, à qui l'on enseigne que la prière est inefficace si l'obligation de la zakat n'est pas remplie. Le livre d'Emanuel Schaeublin, Divine Money : Islam, Zakat and Giving in Palestine (Indiana University Press, 2023) est adapté de sa thèse de doctorat en anthropologie sociale à l'Université d'Oxford, pour laquelle il a entrepris un travail de terrain résidentiel en 2013-2014 à Naplouse, une ville ancienne de Cisjordanie palestinienne qui compte environ 160 000 habitants. Il a choisi la zakat comme fil conducteur de sa recherche, avec deux aspects.

D'une part, elle est institutionnalisée en Cisjordanie sous la forme de comités de zakat. Régis par le proto-État palestinien en vertu d'une loi spéciale, il s'agit d'organisations caritatives endogènes qui répondent aux priorités fixées localement - principalement la fourniture de biens de première nécessité, y compris la santé et l'éducation - plutôt que de poursuivre les objectifs rhétoriques fixés par de nombreuses ONG occidentales et leurs affiliés locaux. Mais les comités de la zakat sont également en mesure de collecter des fonds auprès de donateurs internationaux. Peu après la victoire du Hamas aux élections législatives palestiniennes de 2006, sa brève période au gouvernement, puis la séparation de Gaza sous l'administration du Hamas, le comité de la zakat de Naplouse a fait partie des environ90 comités de Cisjordanie sommairement licenciés par l'Autorité palestinienne (AP) de Ramallah, dirigée par le Fatah. La question des comités de zakat antérieurs à 2007 était très controversée à l'époque du travail de terrain de Schaeublin. Les sondages d’opinion publique palestinienne menés entre 2000 et 2004 avaient indiqué une forte confiance populaire dans les comités de la zakat, contrastant avec le manque de confiance dans tous les partis politiques. Mais le comité de Naplouse d'avant 2007 faisait partie de ceux accusés par les autorités israéliennes et américaines d'être des façades pour le Hamas - une allégation qui a donné lieu à des procès civils importants aux États-Unis et ailleurs (toujours en cours aujourd'hui) contre les donateurs et les banques qui avaient fourni des services financiers. E. Schaeublin s'abstient ici de prendre une position décisive, mais il fait preuve d'un scepticisme implicite quant à l'équité de ces accusations ; il note l'intégrité financière bien attestée des comités d'avant 2007 (qui contraste avec la réputation de corruption du Fatah) et l'attente locale que leurs membres soient des personnes engagées dans l'éthique islamique, qu’ils représentent différentes couleurs politiques, et qu’ils se sentent responsables à titre informel, afin de préserver leur réputation. À l’époque où il a effectué son travail de terrain à Naplouse, des membres de comités nouvellement nommés, indépendants des factions politiques, tentaient de rétablir la confiance locale que l'AP de Ramallah avait érodée par sa décision hâtive.

D'autre part, l'obligation de la zakat peut être remplie par des dons directs entre les individus et les familles, une pratique qui est devenue plus populaire à Naplouse à un moment où la confiance dans le comité légalement constitué était perdue. Schaeublin contribue ici à un débat académique sur la mesure dans laquelle les traditions islamiques de charité sont sui generis. Évitant la tentation de l'exceptionnalisme islamique, il constate qu'à Naplouse, deux modèles de relation entre le donateur, le bénéficiaire et Dieu coexistent dans la tension. Selon l'un de ces modèles, la générosité du donateur est récompensée dans l'au-delà ; selon l'autre, toutes les richesses appartiennent à Dieu et les riches donateurs ne sont que les canaux de la provision divine.

Naplouse sous occupation israélienne, en proie à une économie stagnante, à des restrictions en matière de déplacements et de sécurité, et à la menace constante de la violence militaire, apparaît comme une communauté presque encapsulée, dotée d'un sens aigu de l'identité urbaine. Schaeublin consacre plusieurs pages à expliquer comment il a réussi à se faire accepter par ses interlocuteurs, bien qu'il se soit immédiatement distingué en tant que jeune homme suisse non musulman parlant couramment l'arabe. Son flair de travailleur de terrain, associé à un sens aigu de l'éthique professionnelle, est évident. Les habitants de Naplouse veillent constamment les uns sur les autres - en portant des jugements moraux sur leurs voisins, mais aussi en détectant quand une famille est dans le besoin, en essayant de dissimuler les besoins de sa propre famille pour une question d'honneur, et en repérant les occasions de rendre service à quelqu'un, de préférence discrètement. Schaeublin invente ici un néologisme foucaldien, la « discipline latérale », mais il est également influencé par le classique d'Erving Goffman, La présentation de soi : La mise en scène de la vie quotidienne (1959). Il s'est consciemment efforcé d'être l'invité parfait et est parvenu à des conclusions convaincantes sur la dynamique sociale de Naplouse, décrivant les pratiques de la zakat et de la sadaqa comme étant en continuité avec l'importance de ne pas humilier le destinataire d'un cadeau, avec les salutations et contre-salut islamiques de tous les jours, avec le comportement correct lors d'un enterrement et pendant le ramadan.

Schaeublin présente la création d'institutions d'entraide comme une expression pratique de la vertu palestinienne de șumūd, la « fermeté », qui motive également l'affirmation des valeurs culturelles nationales et la détermination à ne pas céder la terre ou à ne pas émigrer. La pratique de la zakat, formelle et informelle, avait une valeur symbolique pour les habitants de Naplouse. En l'absence de données quantitatives, le livre de Schaeublin dresse le portrait passionnant d'une ville où les extrêmes de la pauvreté et de la misère ont été contenus par un ordre moral fondé sur l'engagement islamique en faveur de la dignité humaine dans l'adversité. Il reste à voir dans quelle mesure cette fragile homéostasie locale résistera à l'affrontement fondamental entre les nationalismes israélien et palestinien, qui n'est toujours pas résolu.

On pourrait inférer que Naplouse, entre le travail de terrain de Schaeublin en 2013-2014 et la veille du 7 octobre 2023, a relativement peu changé, si ce n'est que les conditions de vie se sont progressivement détériorées, que le nationalisme palestinien perdait apparemment de sa puissance et que les dirigeants vieillissants de l'Autorité palestinienne ont présidé à la torpeur politique avec une poigne de fer.  Rétrospectivement, il est désormais clair que le gouvernement Netanyahou s'est engagé dans une stratégie classique de « diviser pour régner » de la part d'Israël pour s'assurer que la bande de Gaza dirigée par le Hamas et la Cisjordanie dirigée par le Fatah resteraient désunies. L'attaque exorbitante du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 a provoqué des représailles massives de la part d'Israël à Gaza, que les médias du monde entier ne pouvaient ignorer. Les répercussions en Cisjordanie, notamment la répression et la violence fortement accrues, ont été moins bien rapportées.

À une époque où la principale demande internationale concerne la cartographie par des experts des champs de force géopolitiques changeants, le style d'ethnographie « lente » de Schaeublin est voué à être relégué au second plan. Mais comme toute meilleure ethnographie, elle laisse une place à l'interprétation future. Pour l'opposition politique dirigée par le Hamas (muqāwama), l'antidote essentiel contre la « souffrance sociale »[1]La "souffrance sociale" était le thème d'un numéro influent de Daedalus édité par Arthur Kleinman, Veena Das et Margaret Lock, 125(1), 1996. des Palestiniens est la foi dans le martyre. L'accent m­­­­is par Schaeublin sur la constance (șumūd) suggère que la foi en la justice ultime a été une source alternative vitale de sens. Mais le simple poids des blessures peut-il avoir un effet paralysant sur cette ressource ?

Note de l’auteur de l’ouvrage, Emanuel Schaeublin

Depuis le 7 octobre 2023, Naplouse est frappée par des difficultés économiques. De nombreux soutiens de famille ont perdu leur emploi en raison de l'effondrement de la situation sécuritaire dans le nord de la Cisjordanie. La violence des colons, les opérations militaires israéliennes et le déploiement des points de contrôle limitent la capacité des gens à se déplacer ou à transporter des marchandises d'une ville à l'autre. Cette situation affecte les marchés de Naplouse, qui étaient une destination attrayante pour les Palestiniens de nationalité israélienne au moment de mon travail sur le terrain. Les habitants de Naplouse que j'ai eus au téléphone ne savent pas à quoi s'attendre. Les fiançailles et les mariages sont annulés parce que beaucoup ne peuvent plus fournir la preuve d'un revenu stable.

Ces derniers mois ont mis à l'épreuve la responsabilité socialement répartie de s'occuper des personnes dans le besoin, tout comme lors de la première et de la deuxième Intifada dans les années 1990 et au début des années 2000. Selon la presse, le comité de la zakat de Naplouse a lancé une campagne locale de collecte de fonds pour faire face aux difficultés croissantes. Le lancement a eu lieu en décembre 2023 à la chambre de commerce, en présence de personnalités ayant siégé dans le comité actuel ou dans les comités précédents. La présence d'anciens membres d'horizons politiques différents met en évidence la large coalition sociale qui soutient une telle institution en temps de crise. Selon le président en exercice, les dépenses annuelles en 2023 s'élevaient à environ 1,5 million d'euros pour divers types d'aide aux ménages, aux orphelins, etc.

Mon livre sur le don de la zakat et les références à Dieu dans les interactions quotidiennes est écrit d'un point de vue extérieur. Depuis mon retour dans ma ville natale de Zurich en 2015, j'ai reconnu beaucoup de choses auxquelles j'avais appris à prêter attention à Naplouse : la plus grande discrétion et les sentiments de honte entourant l'abondance de richesse ou l'absence de richesse, la discipline latérale entre voisins en tant qu'élément constant de la vie sociale, et les allusions subtiles à une forme de justice ultime qui sous-tend les transactions financières de toutes sortes. Tout cela façonne également la vie dans une ville post-protestante comme Zurich. Mes tentatives de mener une étude ethnographique sur ces thèmes à Zurich et son économie politique, et de comparer ce matériel avec mes découvertes à Naplouse, n'ont pas encore abouti.

En ce qui concerne mon ouvrage sur Naplouse, j'espère que mes résultats seront mis à l'épreuve par des anthropologues ayant des positions différentes lorsqu’ils ou elles mèneront des recherches sur les pratiques de zakat et de sadaqa dans les villes et villages du nord de la Cisjordanie.

 

 

Notes

Notes
1 La "souffrance sociale" était le thème d'un numéro influent de Daedalus édité par Arthur Kleinman, Veena Das et Margaret Lock, 125(1), 1996.
Pour citer ce document :
Jonathan Benthall, "L’entraide islamique en Cisjordanie sous occupation militaire prolongée. Une ethnographie d’Emanuel Schaeublin à Naplouse (Version française)". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°49 [en ligne], juin 2024. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/lentraide-islamique-en-cisjordanie-sous-occupation-militaire-prolongee-une-ethnographie-demanuel-schaeublin-a-naplouse/
Bulletin
Numéro : 49
juin 2024

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Auteur.e.s

Jonathan Benthall, University College London

Article traduit par Anne Lancien

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