Bulletin N°12

octobre 2017

Les effets paradoxaux de l’instrumentalisation de l’islam en Tchétchénie

Anne Le Huérou, Silvia Serrano

L’évocation de l’islam en Tchétchénie est généralement associée à deux tendances. D’une part, il constitue un élément de mobilisation pour la rébellion qui s’est affirmée dès les années 1990 et a culminé avec la création d’un Emirat du Caucase, suivie d’un ralliement à l’Etat islamique de la plupart des groupes insurgés de Tchétchénie et des républiques voisines du Caucase du Nord. D’autre part, Ramzan Kadyrov, qui dirige la République de Tchétchénie depuis 2006, utilise l’islam comme un élément de légitimation de son pouvoir personnel. Coexisteraient donc en Tchétchénie deux islams qui s’insèrent dans une compétition plus globale au sein du sunnisme entre salafisme et soufisme. L’un, mondialisé et mobilisateur, est fortement réprimé ; l’autre, local, est au service du pouvoir.

Dans un contexte national et international où l’islam tend à être vu comme une menace, l’islam local tel qu’il est reformulé dans cette version « néo-soufie » conservatrice et rigoriste apparaît comme le plus acceptable pour les autorités russes, car il correspond pleinement à la manière dont celles-ci souhaitent établir leurs relations avec le culte musulman. En revanche, l’islam mondialisé s’inscrit dans une relecture de courants religieux, présents avant la Révolution russe de 1917. Dominé par les courants salafistes, il est perçu comme un « problème » en raison de sa puissance mobilisatrice, bien au-delà des combattants et d’un appel au jihad armé.

Pourtant, l’islam officiel possède également une capacité mobilisatrice, comme en témoignent notamment les imposants rassemblements organisés par le pouvoir tchétchène. Le 4 septembre 2017, des dizaines de milliers de personnes se rassemblaient à Grozny en soutien aux Rohingyas, à l’appel de R. Kadyrov, qui n’hésitait pas à déclarer qu’il s’opposerait à la politique du Kremlin en cas de refus de condamner officiellement les autorités birmanes pour leur répression de la minorité musulmane. Le 19 janvier 2015, des centaines de milliers de personnes venues de toute la République avaient rejoint la capitale, Grozny, pour un rassemblement gigantesque quelques jours après l’attentat contre Charlie Hebdo. Son objectif était de réitérer la ferme condamnation de la publication par l’hebdomadaire des caricatures du Prophète.

Ces épisodes, abondamment commentés en Russie, ont renforcé les spéculations sur la marge d’autonomie du Président Kadyrov par rapport à Moscou, sur les fractures autour des questions religieuses et sur les jeux d’instrumentalisations croisées que ces différentes séquences révèleraient. L’opacité du fonctionnement concret de la relation entre Moscou et Grozny est telle, qu’il est impossible de trancher. En revanche, ces rassemblements sont significatifs des mutations de l’islam tchétchène, tant dans ses énoncés propres que dans les effets qu’il produit dans différents espaces sociaux et politiques. Les logiques à l’œuvre peuvent se décliner sur quatre échelles : l’échelle interne à la Tchétchénie ; l’échelle nord-caucasienne ; l’échelle de la Fédération de Russie ; et enfin l’échelle internationale. L’opposition entre soufis et salafistes est pertinente aux quatre échelles, mais sa signification sociale est différente à chaque fois.

Jeux d’échelle et jeux de pouvoir

A l’intérieur de la Tchétchénie, l’instrumentalisation de l’islam par le Président Kadyrov l’aide à asseoir une légitimité dont il manquait lorsqu’il est arrivé au pouvoir. Fils de Akhmad Kadyrov, ancien mufti et lui-même Président de 2003 à 2004 jusqu’à son assassinat en 2004[1]L’ancien Président Akhmad Kadyrov a été assassiné lors d’un attentat perpétré le 9 mai 2004 au stade de Grozny. , trop jeune pour avoir joué un rôle militaire durant les guerres de Tchétchénie, il ne doit sa position qu’à sa cooptation par le Président de la Fédération russe, Vladimir Poutine. Les manifestations ostentatoires d’un islam assimilé à la culture tchétchène, l’imposition de pratiques parfois en contradiction avec la Constitution et la législation russes (polygamie, imposition du hijab dans les administrations, etc.), et l’insistance sur la « morale » islamique lui permettent de se présenter comme un héraut de la défense de l’identité tchétchène, tout en renforçant le contrôle social. A cette logique de nation-building s’ajoute une logique plus segmentaire. En effet, R. Kadyrov s’appuie sur une branche de la qadiriya, l’une des deux confréries soufies présentes en Tchétchénie, la Kunta Hadji, en la nationalisant et l’étatisant. Par exemple, il institue le 3 janvier, anniversaire de son arrestation par le pouvoir russe en 1864, une journée en hommage à Kunta Hadji Kichiev (1829-1867), le fondateur de l’ordre. Il rappelle ainsi le lien entre islam tchétchène et résistance à la colonisation russe. En s’appuyant sur un ordre soufi réinventé comme quasi-religion nationale, il disqualifie ceux qui ne sont pas ses adeptes. Il consolide ainsi son pouvoir personnel, celui de sa famille et de ses proches, au détriment d’autres segments de la société tchétchène, que ces derniers se reconnaissent comme disciples de l’autre ordre soufi, la Naqshbandiya, comme salafistes, ou comme partisans de « l’islam véritable ».

A l’échelle nord-caucasienne, le Président tchétchène se présente comme l’homme qui promeut un islam aux antipodes de celui que professe aujourd’hui la rébellion armée. Ce n’est certes pas la fracture soufisme/salafisme qui a entraîné le passage à la violence. Des facteurs complexes à l’œuvre depuis le déclenchement de la première guerre de Tchétchénie (1994) se sont combinés pour transformer les conflits nord-caucasien et pour conférer, a posteriori, l’illusion d’une uniformité idéologique à des mobilisations aux motivations diverses (révolte sociale, aspirations nationalistes, etc.). La création en 2007 d’un Emirat du Caucase puis l’allégeance à Daech prononcée en 2015 ont constitué des tentatives d’unifier le sens de la rébellion autour et de permettre sa poursuite dans le temps et dans l’espace, détaché des revendications d’indépendance nationale. En raison du contrôle qu’exerce le dirigeant tchétchène sur l’ensemble des institutions religieuses dans la République, c'est en Ingouchie voisine où règne un certain pluralisme politique et religieux, que peuvent se retrouver les partisans d’un salafisme dit « modéré », au sens où il récuse la violence, et se pose en rempart contre la tentation jihadiste, autour de prédicateurs populaires, tels Isa Tsetchoev et Khamzat Tchoumakov. Enfin, les ressources (financières, coercitives, diplomatiques, etc.) que peut lever le Président Kadyrov lui donnent la possibilité d’apparaître comme le principal leader au Caucase du Nord. Un des vecteurs par lequel il exerce son influence est la Fondation Akhmad Kadyrov, créée après la mort son père. Bénéficiant de fonds dont la provenance est opaque[2]Ces fonds viennent « d’Allah » selon les dires d’un ministre tchétchène…. , elle a financé la construction de l’immense mosquée éponyme située à Grozny et se consacre à de nombreuses activités religieuses comme le financement du Haj, le pèlerinage des fidèles à la Mecque. Progressivement, elle a étendu son influence aux territoires voisins : par exemple, les distributions d’aide humanitaire sont l’occasion, pour les autorités religieuses locales, de rappeler les liens qui les unissaient au père de R. Kadyrov.

Le troisième niveau est celui de la Fédération de Russie. La distinction entre un « bon » et un « mauvais » islam se rejoue différemment, selon les catégories inscrites dans la législation de la Fédération de Russie : l’islam « traditionnel » (qui se trouve être l’islam soufi au Caucase du nord-est) s’y oppose à un islam qualifié dans le débat public de « radical ». Cette distinction s’inscrit donc dans la politique russe de gestion de l’islam, qui coopte et contrôle un islam fortement culturalisé pour tenter de contrer l’islam mondialisé. L’enjeu majeur à cette échelle est la rivalité entre représentants de « l’islam accommodé », en particulier, entre les deux centres musulmans que sont le Tatarstan et le Caucase du Nord.

En quête du leadership régional

La concurrence pour la prééminence au sein de la Fédération de Russie est aiguisée par la nouvelle territorialisation des islams locaux nationalisés puisque, sous l’effet des migrations internes, l’islam nord-caucasien est désormais présent dans de nombreuses régions de la Fédération de Russie. La présence de migrants d’Asie centrale entraîne également une demande accrue de services religieux, à laquelle les organisations musulmanes locales ne peuvent satisfaire en raison du lien intrinsèque entre identité nationale et confessionnelle. En revanche, la Fondation Kadyrov y finance la construction оu la restauration de mosquées, et il arrive que l’inauguration de l’une d’entre elles réunisse son représentant, un député du Parlement tchétchène et le gouverneur de la région.
La lutte pour la primauté symbolique au sein de l’islam de Russie se joue également dans le secteur éducatif : quel est/sera le principal centre de production théologique ? La création, en 2009, de l’Université islamique russe Kunta Hadji à Grozny (après celle de l’Institut islamique Akhmad-Hadji Kadyrov à Kourtchaloi en 2002) visait ainsi à développer l’éducation religieuse, dont beaucoup déplorent le faible niveau. La première promotion de soixante-dix-huit théologiens, dont dix-huit femmes, en est sortie en octobre 2017. En outre, il existe en Tchétchénie une vingtaine de madrasas et six écoles pour hafiz[3]Un hafiz est une personne qui connait le Coran par cœur. , où les enfants de moins de dix ans apprennent le Coran par cœur. La lecture du Coran est devenue un autre terrain de compétition symbolique, à l’heure où les hafiz se produisent dans différents concours nationaux ou internationaux très fortement médiatisés. C’est d’ailleurs Moscou qui accueillait à l’automne 2017 le 18e « concours international de lecture du Coran ». Enfin, la projection internationale du Président Kadyrov, si elle constitue un instrument pour renforcer son prestige et sa visibilité au Caucase du nord ainsi que dans toute la Fédération de Russie n’en esquisse pas moins un geste géopolitique propre. A cette échelle, il ne s’agit pas de mettre en avant les spécificités de l’islam tchétchène, mais de revendiquer une place de choix parmi les leaders musulmans comme porte-parole d’un islam présenté comme « modéré ».

La présence à l’international de l’homme fort de Tchétchénie est multiforme et ambigüe. R. Kadyrov se pose tout à tour en défenseur des musulmans du monde entier et des valeurs morales de l’islam, au risque de s’opposer à la politique étrangère russe, et en ambassadeur de la politique étrangère russe auprès de pays musulmans. Il joue alternativement de sa loyauté, puis de sa capacité d’être suffisamment influent pour prendre ses distances. Plus encore que les manifestations auxquelles il a été fait référence ci-dessus, l’exemple le plus troublant de ces ambiguïtés est le congrès organisé sous sa houlette à Grozny les 25 au 27 août 2016. Le colloque a réuni près de deux cents savants sunnites du monde entier, dont le grand Imam d’al-Azhar (Egypte), Ahmad al-Tayyib. L’objectif affiché n’était rien moins que de définir « Qui sont les sunnites ? ». Deux documents ont été adoptés au terme du congrès de Grozny dont une fatwa en langue russe intitulée « Les signes inaliénables distinguant l’islam véritable de l’erreur », qui disqualifiait de manière spécifique quatre groupes, dont les « wahhabites ». Cette attaque contre le wahhabisme a réjoui des contempteurs de l’Arabie Saoudite, mais n’est pas très cohérente avec les objectifs à moyen terme de la diplomatie russe. D’ailleurs R. Kadyrov s’était rendu à Riyad en novembre 2016 et la visite officielle du roi Salman ben Abdelaziz Al Saoud en Fédération de Russie, en octobre 2017, a constitué le point d’orgue d’un rapprochement remarquable entre Moscou et Riyad.

Outre l’organisation d’événements internationaux en Tchétchénie, la projection internationale s’exerce par ce qui s’apparente à une diplomatie d’influence dans le monde musulman. Celle-ci passe par la construction de mosquées, y compris dans des pays comme Israël. En Syrie, le président tchétchène s’est engagé à financer, toujours par le biais de la Fondation Akhmad Kadyrov, la restauration de la mosquée des Omeyyades à Alep ou la mosquée Khalid ibn al-Walid à Homs. Le zèle des autorités tchétchènes pour accompagner la politique russe est d’autant plus important que plusieurs centaines de Tchétchènes (parmi 3 400 Russes et plus de 8 000 ex-soviétiques) ont grossi les rangs du jihad armé en Syrie et en Irak. Des forces spéciales officielles tchétchènes ont été envoyées en Syrie aux côtés des forces du régime.
Les autorités tchétchènes ont également été très actives depuis l’été 2017 dans les opérations de rapatriement de veuves et d’orphelins de familles parties en Syrie et en Irak. La Fondation Akhmad Kadyrov distribue de l’aide humanitaire dans des orphelinats de Bagdad où sont accueillis des enfants de familles issues de la Fédération de Russie parties rejoindre les rangs de l’Etat islamique ou dans les camps de réfugiés syriens au Liban. Bien que ces opérations humanitaires soient complètement encadrées par les autorités, qu’elles soient conduites par l’entremise d’une fondation témoigne d’un changement dans la politique étrangère de la Fédération de Russie. Ces actions sont ainsi à remettre dans un contexte plus général d’activisme des ONG gouvernementales (GONGO) russes dans différents théâtres internationaux. Au niveau symbolique, le mode d’action est ainsi calqué et inversé : alors qu’au début des années 1990, la Tchétchénie était la cible de différentes fondations islamiques venues y importer un islam proche-oriental, c’est désormais la Tchétchénie qui exporte son savoir-faire par le biais d’une organisation qui pastiche la société civile.

Les grands événements organisés à Grozny, la promotion de l’islam en Fédération de Russie, et l’activisme international du Président Kadyrov ont pour particularité commune de jouer sur deux ressorts : d’une part, il s’agit d’actions officielles, autorisées, encadrées et d’autre part, ces actions exigent ou entraînent une mobilisation de la population. En Tchétchénie même, les habitants, y compris ceux qui ne sont pas des partisans de R. Kadyrov, vont d’eux-mêmes à la manifestation anti-Charlie ; depuis quelques mois, les réseaux sociaux des musulmans de Russie s’enflamment en faveur de la cause des Rohingyas et se félicitent qu’une personnalité publique prenne haut et fort leur défense. Le dynamisme international du Président Kadyrov peut réactiver la fierté d’être musulman et citoyen russe. Enfin, à l’échelle internationale, dans le monde musulman, R. Kadyrov reçoit un certain écho auprès d’une audience anti-saoudienne, anti-wahhabite et anti-occidentale, qui peut voir en lui (et en Vladimir Poutine), une réincarnation des leaders anti-impérialistes tiers-mondistes. De ce point de vue, l’islam de R. Kadyrov combine deux caractéristiques : en tant qu’islam officiel, coopté, il bénéficie des ressources et du soutien politique de l’Etat, mais il n’en perd pas pour autant une capacité de mobilisation et de contestation d’un ordre établi, apparaissant comme une arme à double tranchant pour le pouvoir russe.

Notes

Notes
1 L’ancien Président Akhmad Kadyrov a été assassiné lors d’un attentat perpétré le 9 mai 2004 au stade de Grozny.
2 Ces fonds viennent « d’Allah » selon les dires d’un ministre tchétchène….
3 Un hafiz est une personne qui connait le Coran par cœur.
Pour citer ce document :
Anne Le Huérou, Silvia Serrano, "Les effets paradoxaux de l’instrumentalisation de l’islam en Tchétchénie". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°12 [en ligne], octobre 2017. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/les-effets-paradoxaux-de-linstrumentalisation-de-lislam-en-tchetchenie/
Bulletin
Numéro : 12
octobre 2017

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Auteur.e.s

Anne Le Huérou, université Paris Nanterre, ISP
Silvia Serrano, université Paris Sorbonne, Eur’Orbem

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