Bulletin N°16

février 2018

Les enjeux de la suppression de la basmala, métaphores des tensions parcourant le champ religieux algérien

Charlotte Courreye

A la rentrée scolaire 2017, la toile s'est enflammée pendant quelques jours en Algérie à propos la suppression de la basmala, c'est-à-dire la formule " bismillāh al-raḥmān al-raḥīm " [au nom de Dieu le Clément, le Miséricordieux] des manuels scolaires de l'enseignement primaire. C'est le président de l'Association des oulémas [1]Pluriel de ʿālim, le savant religieux en arabe. musulmans algériens (AOMA), Abderrazak Guessoum, qui a publié le premier un communiqué mettant en cause la ministre de l'Education nationale algérienne, Nouria Benghabrit, en poste depuis 2014. C'est dans le cadre de sa réforme de l'école et des contenus des programmes du cycle primaire que de nouveaux manuels scolaires avaient été édités pour la rentrée de septembre 2017. Les prototypes de ces manuels ne comportaient pas la mention " au nom de Dieu ", qui figurait sur les manuels précédents. Pour l'AOMA, cela représente une atteinte " à [la] personnalité [algérienne] et à [son] identité[2]Communiqué publié en arabe sur la page Facebook de l'AOMA." . A. Guessoum argumente dans son communiqué que la Constitution algérienne (qui précise que l'islam est la religion d'État) s'ouvre par la basmala, de même que les discours du Président de la République. Pourquoi, selon lui, n'en serait-il pas de même pour les manuels scolaires ?

Ce n'est en réalité pas là le premier motif de discorde opposant A. Guessoum à la ministre puisqu'il avait déjà participé à une polémique médiatique la ciblant en 2015 : un projet à l'étude envisageait d'utiliser l'arabe dialectal pour les premières années d'école afin de favoriser le passage de la langue courante des élèves algériens à la langue arabe standard, langue officielle, enseignée à l'école[3]Muṣṭafā BAṢṬĀMĪ, Al-tadrīs bi-l-ʿāmmiyya fī l-ibtidāʾī bidāyatan min al-sana al-muqbila! [L'enseignement en langue dialectale en primaire à partir de la rentrée prochaine !], … Continue reading. Des partis islamistes et des associations, parmi lesquelles l'AOMA, s'étaient alors dressés vent debout contre toute prise en compte du dialecte à l'école.

A la suite du communiqué de l'AOMA sur la basmala, d'autres organisations ont publiquement pris part à la polémique. Bouabdellah Ghlamallah, président du Haut conseil islamique, organe d'Etat devant représenter les différentes tendances de l'islam algérien, a cherché à apaiser les esprits par une déclaration prononcée le 10 septembre 2017, dans laquelle il associe la basmala à l'entête " République algérienne démocratique et populaire " dans les manuels, et recommande de la faire figurer dans les prochaines éditions, parce que cela n'a " aucune incidence sur le coût du livre ", tout en souhaitant que ces discussions soient ouvertes à l'abri du " chahut " médiatique[4]Cf. HAMADI Riyad, " Suppression de la Basmala : le président du HCI tempère la polémique ", TSA, 11 septembre 2017, [URL : … Continue reading. Quelques jours après, c'est le Syndicat national des zaouïas[fn]A ne pas confondre avec l'Union nationale des zaouïas algériennes, évoquée plus bas. Les zaouïas sont des lieux de prière, d'éducation et d'hébergement dépendant des confréries soufies au Maghreb. Par extension, elles désignent aussi les confréries elles-mêmes. Elles sont en Algérie le symbole de l'islam " populaire ". [/fn], qui émettait un message de soutien à la ministre.

Ces débats sont symptomatiques d'identités politiques, religieuses et culturelles qui s'opposent régulièrement en Algérie. Cet article n'a pas pour objet d'étudier les contenus des manuels scolaires depuis 1962 ni d'entrer dans le vif de cette polémique, mais vise à contextualiser l '" affaire " de la basmala par un retour sur la formation de l'islam d'Etat et les conflits qui animent la société algérienne postcoloniale autour de la place de l'islam. Il nous faut ainsi revenir à la construction de l'islam d'Etat en Algérie, à la période coloniale puis dans l'Etat indépendant, ainsi qu'à sa contestation dans les années 1980-1990. La restitution de cette trajectoire nous permettra d'identifier les récurrences au sein de la société algérienne sur ces questions.

La période coloniale fut marquée par la mainmise de l'Etat français sur l'islam et son organisation en Algérie. La loi de 1905 encadrant la laïcité en métropole n'est pas appliquée dans la colonie algérienne, et ce sont les autorités françaises qui nomment les personnels du culte musulman[5]Raberh Achi, " " L'islam authentique appartient à Dieu, "l'islam algérien" à César ". La mobilisation de l'association des oulémas d'Algérie pour la séparation du culte musulman et de … Continue reading. Cette situation provoque des conflits virulents entre les représentants de cet islam officiel et ceux des mosquées dites " libres " qui accusent les premiers d'incompétence et de flagornerie - tout en tentant dans un premier temps de négocier l'accès à ces postes officiels. La répression des autorités coloniales, notamment l'arrêté Michel de 1933 qui réserve la conduite du prêche dans les mosquées aux seuls agents réguliers du culte musulman, entraîna les oulémas réformistes, opposés aux représentants traditionnels de l'islam des confréries sur lesquelles s'étaient appuyées les autorités coloniales, vers une contestation radicale de l'organisation officielle du culte, et la demande réitérée de séparation entre le culte et l'Etat[6]Sadek Sellam, La France et ses musulmans, Paris, Arthème Fayard, Le Grand Livre du Mois, 2006..

L'islam est ainsi devenu pour les oulémas réformistes des mosquées libres réunis dans l'AOMA créée en 1931 - celle-là même au nom de laquelle s'exprime M. Guessoum aujourd'hui - une composante majeure de l'identité algérienne, perçue par eux comme musulmane et arabe avant tout. La langue arabe était en effet au cœur de l'engagement des oulémas, qui craignaient la francisation de l'éducation et la dégradation des mœurs en contexte colonial. La crainte d'une perte d'identité des Algériens animait donc leur action en faveur de la langue arabe, de la place et de la nature de l'islam dans la société.

A l'indépendance, l'opposition entre islam réformiste et islam des confréries, qui doit être nuancée en raison de l'existence de contacts et de passages de l'un à l'autre tout au long de la période évoquée, s'est retrouvée exacerbée par les tensions issues de la lutte nationale. Si les oulémas de l'AOMA n'ont officiellement rejoint le Front de Libération Nationale (FLN) qu'en 1956, plusieurs représentants des confréries ont en revanche soutenu directement le pouvoir français contre le FLN lors d'un Congrès cette même année 1956. Dans le contexte d'une lutte nationale influencée idéologiquement par le socialisme et le panarabisme, se réclamant d'un islam rationnel, les confréries souffrirent d'une image négative à la sortie de la guerre d'indépendance. Le FLN lui-même était traversé par des courants très divers, des plus proches du marxisme aux plus conservateurs, avec un attachement plus ou moins fort à l'islam comme culture et comme pratique religieuse, et l'Etat FLN a dû frayer un chemin entre ces différentes tendances.

En raison de l'investissement des dirigeants de l'AOMA dans les instances extérieures du FLN après 1957, la définition de l'islam d'Etat dans le cadre de la construction nationale à partir de 1962 a été guidée par les conceptions réformistes et pilotée pour partie par d'anciens membres de l'AOMA. L'un des plus politiques d'entre eux, Ahmed Tawfiq Madani, est ainsi devenu le premier ministre des Affaires religieuses du gouvernement d'Ahmed Ben Bella. C'est avec son soutien que le Président a construit le concept de " socialisme musulman[7]André Adam, " Chronique sociale et culturelle, Algérie ", AAN, n° 42-43, juin-juillet 1964, Paris, Éditions du CNRS, 1965, p. 178.". Il s'agissait de définir un socialisme non-marxiste, attaché à des valeurs culturelles et religieuses sans contradiction avec la volonté de réformer en profondeur la situation socioéconomique dans le pays et l'inégalité entre les classes sociales.

Le "redressement révolutionnaire" d'Houari Boumediène en 1965, lors de son coup d'Etat contre Ben Bella, a accéléré les politiques en faveur de " l'authenticité " [al-aṣāla] et des valeurs islamiques. Les années 1970-1980 ont été notamment marquées par l'arabisation de l'enseignement, la construction de mosquées, le développement de l'enseignement supérieur islamique et l'établissement d'un Conseil supérieur islamique chargé d'établir une orthodoxie officielle, épurée des " falsifications et fictions introduites dans la foi islamique[8]Décret n° 66-45 du 18 février 1966 portant création d'un conseil supérieur islamique, JORA, n° 15, 22 février 1966, pp. 162-163. Reproduit dans AAN, 22 mai 1966.". Ce Conseil supérieur islamique - dont deux présidents sur les trois en poste entre 1966 et 1989 étaient d'anciens membres de l'AOMA - est devenu le Haut conseil islamique (HCI) en 1989. Dans les faits le HCI n'a été actif qu'à partir de 1996, à cause de l'interruption du processus électoral par le pouvoir après la victoire du Front islamique du salut (FIS) en janvier 1991, et du basculement consécutif dans une décennie de violences.

Or la victoire politique du FIS, rendue possible par l'ouverture démocratique au pluripartisme consécutive aux émeutes de 1988[9]Face aux difficultés sociales et à l'autoritarisme du régime, des émeutes éclatent en Algérie à l'automne 1988. Malgré la répression violente, elles obligent le Président Chadli Bendjedid … Continue reading, n'est pas apparue ex nihilo. L'émergence du FIS a été précédée de mouvements moins structurés, qui prônaient déjà le retour aux valeurs islamiques quelques années seulement après l'indépendance. Ces mouvements ont évolué et pris de l'ampleur en Algérie dans les années 1970, avec la contestation de la corruption, du manque de fonctionnement démocratique, la libéralisation des économies et l'accroissement des difficultés socioéconomiques de la population - dynamiques ayant été observées à la même période dans d'autres pays du monde arabe, comme l'Egypte et la Tunisie. Le retour des débats sur la place de l'islam dans la société et au sein de l'Etat, occultés par le développement économique et les enjeux internationaux jusqu'à lors, est significatif de cette période. L'adoption du Code algérien de la famille de 1984 qui consacre la tutelle masculine sur la femme tout au long de sa vie, a entériné le conflit entre "progressistes" et " conservateurs " et favorisé la radicalisation des positions politiques de part et d'autre. Au début des années 1990, après la création du FIS en février 1989 en particulier, le gouvernement a favorisé la formation d'une Union des zaouïas, perçue comme porteuse du projet d'islam algérien face aux importations étrangères, pour contrer la montée de l'islamisme.

Ce conflit entre " progressistes " et " conservateurs " resurgit régulièrement dans la société algérienne postcoloniale à différentes échelles. Il s'apparente à une opposition binaire entre francophones laïcs et arabophones islamistes, que symbolisent les invectives réapparues pendant les années noires, de "hizb fransa" [le parti de la France] et de " wahhabites ". L'influence de l'étranger - de la France pour les premiers, de l'Arabie saoudite pour les seconds - marque ces dénominations, et se superpose à des oppositions ancrées dans la société algérienne depuis la période coloniale comme nous l'avons évoqué, entre cultures arabophone et francophone, entre agents officiels du culte et islam réformiste, entre assimilationnistes et indépendantistes, puis entre vrais et faux combattants de la cause nationale et entre laïcité et islam politique. Ces oppositions essentialisées et privées de toute nuance résistent, voire s'aggravent dans le temps, fortes de l'épaisseur historique qu'on leur confère.

Le renforcement de ces clivages est révélé par la polémique suscitée par la suppression de la basmala en septembre 2017 : les oulémas défendent l'islam et la langue arabe dans l'Etat postcolonial, où ces deux éléments font partie de la sphère dominante contrairement à la période coloniale ; un organisme défendant les zaouïas prend position en faveur d'un islam séparé de la vie politique, tout en prenant position dans un débat politique ; et l'instance étatique du religieux, le HCI, fait preuve de modération pour ne pas porter atteinte au rassemblement et à l'unité nationale qu'elle veut représenter. Au-delà de la question de la basmala dans les manuels scolaires, ce sont donc bien les questions de la définition de soi, de la nation et de la place de l'islam en son sein, qui font encore débat aujourd'hui en Algérie.

Notes

Notes
1 Pluriel de ʿālim, le savant religieux en arabe.
2 Communiqué publié en arabe sur la page Facebook de l'AOMA.
3 Muṣṭafā BAṢṬĀMĪ, Al-tadrīs bi-l-ʿāmmiyya fī l-ibtidāʾī bidāyatan min al-sana al-muqbila! [L'enseignement en langue dialectale en primaire à partir de la rentrée prochaine !], Al-H̱abar, 27 juillet 2015, [URL : http://www.elkhabar.com/press/article/86494/] Consulté le 5 mars 2016. Huffington Post (la rédaction), " Benghabrit : la "rumeur" sur l'enseignement en arabe dialectal est un "chahut inacceptable" ", 30 juillet 2015, [URL : http://www.huffpostmaghreb.com/2015/07/30/education-langue-arabe-dialectal-darja_n_7904186.html] Consulté le 5 mars 2016.
4 Cf. HAMADI Riyad, " Suppression de la Basmala : le président du HCI tempère la polémique ", TSA, 11 septembre 2017, [URL : https://www.tsa-algerie.com/suppression-de-la-basmala-le-president-du-hci-tempere-la-polemique/] Consulté le 19 février 2018.
5 Raberh Achi, " " L'islam authentique appartient à Dieu, "l'islam algérien" à César ". La mobilisation de l'association des oulémas d'Algérie pour la séparation du culte musulman et de l'État (1931-1956) ", Genèses, 2007/4, n° 69, pp. 49-69.
6 Sadek Sellam, La France et ses musulmans, Paris, Arthème Fayard, Le Grand Livre du Mois, 2006.
7 André Adam, " Chronique sociale et culturelle, Algérie ", AAN, n° 42-43, juin-juillet 1964, Paris, Éditions du CNRS, 1965, p. 178.
8 Décret n° 66-45 du 18 février 1966 portant création d'un conseil supérieur islamique, JORA, n° 15, 22 février 1966, pp. 162-163. Reproduit dans AAN, 22 mai 1966.
9 Face aux difficultés sociales et à l'autoritarisme du régime, des émeutes éclatent en Algérie à l'automne 1988. Malgré la répression violente, elles obligent le Président Chadli Bendjedid à annoncer des réformes, en faveur de l'ouverture démocratique, de la liberté de la presse et du multipartisme. Celles-ci sont concrétisées avec la nouvelle Constitution de février 1989.
Pour citer ce document :
Charlotte Courreye, "Les enjeux de la suppression de la basmala, métaphores des tensions parcourant le champ religieux algérien". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°16 [en ligne], février 2018. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/les-enjeux-de-la-suppression-de-la-basmala-metaphores-des-tensions-parcourant-le-champ-religieux-algerien/
Bulletin
Numéro : 16
février 2018

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Auteur.e.s

Charlotte Courreye, historienne & enseignante à l’Inalco – Paris

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