Bulletin N°25

janvier 2019

Les nouvelles confrontations entre sensibilité religieuse et dynamiques sociales en Italie

Salvatore Abbruzzese

En Italie la marginalisation de l’univers religieux dans les différents segments de la vie sociale, ainsi que l’affaiblissement des pratiques cultuelles et des vocations religieuses, n’ont pas été accompagnés par l’affirmation d’une laïcité à même de prendre la relève. Cette dernière n’a jamais pu produire une lecture de la réalité, voire une culture, pas plus qu’un lien social spécifique, capable de façonner une identité nationale italienne. La différence majeure au regard des processus de sécularisation observables ailleurs en Europe, et notamment en France, réside précisément dans ce faible développement d’une culture de la laïcité. L’histoire des rapports entre l’Etat et l’Eglise – pour se tenir au seul plan des rapports entre les institutions – n’a pas été régie par une loi de séparation telle que celle qui, à partir de 1905, réglera en France les rapports de l’Etat avec l’Eglise. Au contraire c’est plutôt un univers de conciliation, où le catholicisme a été reconnu comme la religion officielle de l’Etat italien, en 1929 avec les Patti Lateranensi, les accords du Latran[1]A. C. Jemolo, Chiesa e Stato in Italia. Dall’unificazione ai nostri giorni, Turin, Einaudi, 1955..

En Italie, la cohabitation institutionnelle entre l’Eglise et l’Etat traduit une connexion culturelle de longue date dans le corps social, que l’on peut définir comme une affinité de valeurs et de principes. Quoique revisitée à l’aune du nouveau contexte défini par l’Etat national à la fin du XIXe siècle, elle perdure : société sécularisée et pays croyant, laïcisation des comportements et liens avec l’univers du croire continuent à se côtoyer dans les mêmes espaces sociaux, de même qu’ils font face aux mêmes enjeux. Et cela bien qu’au moment de l’unification nationale (1861) et de la prise de Rome (1870) l’Etat italien enregistre une rupture profonde avec l’Eglise du Pape Léon XIII qui se prolonge jusqu’en 1929 avec la signature des accords du Latran. Après cette période, concordat institutionnel et cohabitation sociale vont de pair[2]Avec les accords du Latran la religion catholique est reconnue comme religion officielle de l’Etat Italien. Partant, le catholicisme fait l’objet d’un enseignement obligatoire dans toutes les … Continue reading. En 1984, la révision des accords du Latran par le gouvernement, emmené par le Président du conseil, le socialiste Bettino Craxi, ne porte pas atteinte à ce processus de cohabitation. Au contraire, les liens entre société laïque et pays catholique se maintiennent, et c’est là une des raisons profondes expliquant l’impossibilité pour l’anticléricalisme radical à s’ancrer durablement. De même, les différentes oppositions laïques ne sont jamais parvenues à dépasser la Démocratie chrétienne [Democrazia Cristiana], premier parti en Italie de 1948 à 1992. L’opposition directe à l’Eglise a ainsi toujours été soigneusement évitée. C’est bien en conséquence de cette opposition modérée que la loi sur le divorce (1 décembre 1970) et celle sur l’avortement (22 mai 1978) impliquant une mise en minorité de la Democrazia Cristiana, ont constitué un fait inattendu, et marqué un tournant dans les rapports entre religion et laïcité en Italie.

Le choc des défaites référendaires

Pour autant la défaite du front des catholiques lors des référendums de 1979 et 1981[3]Bien qu’un projet de réforme soit en cours, pour l’heure, le référendum demeure seulement abrogatif en Italie : il peut abroger une loi, mais pas en proposer. Le référendum de 1979 visait … Continue reading n’entraîne pas la marginalisation du catholicisme dans la société italienne. Celle-ci reste marquée par la cohabitation de la sécularisation des relations privées et le maintien du lien traditionnel avec l’univers des croyances religieuses dont le pontificat de Jean-Paul II (1978-2205) est l’une des meilleures expressions. Sur la période, on assiste en effet à une récupération des dimensions dévotionnelles de la religiosité par une société qui, par ailleurs, ne cesse de se laïciser. Ainsi l’approbation dont l’Eglise bénéficie de façon générale, mais que la personnalité de Jean-Paul II accroit encore à cette période, n’entraine pas la remise en cause des dynamiques de laïcisation de la vie privée des Italiens. Cependant, elle empêche la marginalisation du croire, battant en brèche l’idée d’une « exculturation » du catholicisme en Italie -- c’est-à-dire la déconnexion de la religion d’avec un ensemble culturel spécifique[4]Danielle Hervieu-Léger, Christianisme la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003..

Le religieux survit et nourrit une partie de l’existence quotidienne des Italiens. La religion catholique fonctionne ainsi comme autant de lieux de mémoire qui demeurent au centre de la société sécularisée. Ces espaces continuent à alimenter, pour une large partie de la population, des dévotions spécifiques : à Padoue avec les dévotions des pèlerins envers leur « Saint », mais aussi à Assise, Nursie, San Giovanni Rotondo, Paola, en parallèle avec Rome. Ces centralités dévotionnelles génèrent une centralité culturelle et une visibilité institutionnelle de la foi. Toutes deux ont pour conséquence le développement d’un processus de sécularisation caractérisé par l’ambivalence puisque la laïcisation des comportements n’entraîne pas la mise à la marge des dévotions, des croyances et des liens (normatifs et émotionnels en même temps). Pour cette raison, sans que l’on puisse parler d’un « retour du religieux », le pontificat de Jean Paul II souligne l’existence d’un dialogue avec les nouvelles générations dont le jubilé de l’année 2000 montre l’ampleur[5]Salvatore Abbruzzese, Un moderno desiderio di Dio. Ragioni del credere in Italia. Soveria Mannelli, Rubbettino, 2010..

Le regain d’intérêt pour la dimension sacrée et les expériences spirituelles est tributaire d’une permanence des liens. Et en Italie, c’est bien cette permanence qui a visiblement modifié les dynamiques politiques et culturelles habituellement observables dans la modernité, telle que celle-ci s’est manifestée tout au long du XXe siècle et, en partie, avec son tournant post-moderne, au cœur des années soixante[6]Salvatore Abbruzzese, « Face à l’affaissement du scénario politique : parcours de redéfinition du catholicisme en Italie », Social Compass, vol. 64, n°2, 2017, p.151-166.. Si, depuis cette époque, la tendance à la sécularisation demeure, comme l’illustre le déclin des vocations sacerdotales, elle va de pair avec le maintien d’une dimension religieuse prête à occuper les espaces de sens que le désenchantement de la modernité tardive laisse en friche. C’est pour cette raison que les quatre décennies qui nous séparent du referendum sur le divorce, défaite la plus cuisante de l’Eglise de Paul VI, n’ont pas induit la marginalisation croissante du catholicisme dans la société italienne. Au contraire, en 2005, la mort de Jean Paul II remet dans les mains du nouveau Pape Benoit XVI une Eglise ayant récupéré toute sa crédibilité et son prestige, mais insérée dans un contexte postmoderne marqué par la montée de l’individualisme, la mondialisation des flux et la marchandisation de l’économie[7]Pierre Manent, La loi naturelle et les droits de l’homme, Paris, PUF, 2018..

Redéploiement des dynamiques de sécularisation

Dans ces conditions, le débat sur la sécularisation est reformulé. Le conflit ne se passe plus entre la société sécularisée et le transcendant, mais découle du conflit entre les droits des individus et les contextes sociaux et relationnels que les droits individuels parviennent à modifier. Le cas le plus explicite est constitué par les règles du marché dont les intérêts modifient profondément la vie d’un quartier ou d’un village[8]Le philosophe Jean Claude Michéa fait à ce propos l’exemple des centres commerciaux ouverts le dimanche. Voir J.C., Michéa. Le loup dans la bergerie, Paris, Climats, 2018.. Mais ce discours s’applique aussi au cas des magasins ouverts spécialement pour les touristes, ou bien en raison des nouvelles exigences alimentaires, vestimentaires, relationnelles et religieuses liées à la migration. Face à cela, le pouvoir politique dispose d’une faible capacité d’action. C’est une réalité pour ce qui concerne les périphéries des métropoles italiennes, mais également en France où le fossé se creuse entre les droits des individus et ceux des groupes dont les espaces de rencontre traditionnels tendent à se raréfier. Face à la transformation de ce contexte social, le choix des habitants d’abandonner les espaces communs, tel le quartier, l’école, la ville, pour gagner d’autres lieux, notamment en périphérie ou en province, se renforce. D’où l’affirmation de la « France périphérique[9]Christophe Guilluy, La France périphérique, Flammarion, 2015. ». Cette défection ne se produit pas sur le seul plan de la territorialité. Elle implique aussi, et surtout, une déliaison culturelle et politique qui rejaillit directement sur les institutions. Etablies à l’origine pour protéger le bien commun, celles-ci se retrouvent maintenant à exercer une simple fonction de régulation. De plus en plus, elles se limitent à enregistrer les nouveaux droits des individus de même que les effets de la mondialisation, les uns et les autres étant potentiellement infinis[10]P. Manent, op. cit.. L’éloignement et la réinstallation dans des espaces où les systèmes de relations traditionnels existent toujours attestent de cette transformation profonde qui affecte toutes les grandes villes européennes[11]C. Guilluy, Fractures françaises, Paris, Flammarion 2013..

Dans le contexte italien aussi la démocratie parlementaire a été la première à enregistrer largement cette incapacité de régulation du politique. Outre le désaveu des partis traditionnels et une crise économique persistante alimentant le consensus autour du tout récent Mouvement cinq étoiles, [« Movimento cinque stelle »] c’est bien la Ligue de Matteo Salvini [« Lega. Salvini premier »] qui capitalise ce mécontentement. Pour schématiser, on pourrait considérer que le Mouvement cinq étoiles capte la protestation contre les partis, tandis que la Ligue incarne la réaction anti-migrants et canalise le désarroi des ruraux, ainsi que la protestation catholique contre les unions civiles entre personnes du même sexe. Si l’Eglise avait progressivement évité de s’engager directement dans la promotion du mouvement tout en reconnaissant la liberté de choix lors des manifestations de 2015 et de 2016 organisées à Rome par les associations et les mouvements catholiques, la Ligue a pris la relève depuis qu’elle est au pouvoir, notamment avec la création d’un ministère pour la Famille et le handicap.

Ces nouvelles contestations forcent l’Eglise italienne à se resituer. Entre autres, son ouverture sur les thèmes sociaux et notamment sur l’immigration s’est trouvée au cœur d’un conflit dont les proportions dépassent la question des simples résistances à l’accueil des migrants pour ouvrir un débat beaucoup plus profond portant sur les droits des migrants à être accueillis et celui des groupes ethno-religieux à conserver leur identité. Ceteris paribus cela pose également le débat sur l’arbitrage entre les droits des individus à réaliser les désirs qui les meuvent et le maintien du cadre culturel choisi par la majorité, dont les transformations peuvent éventuellement amender les valeurs ressenties par le groupe majoritaire comme étant constitutives de la vie sociale.

Notes

Notes
1 A. C. Jemolo, Chiesa e Stato in Italia. Dall’unificazione ai nostri giorni, Turin, Einaudi, 1955.
2 Avec les accords du Latran la religion catholique est reconnue comme religion officielle de l’Etat Italien. Partant, le catholicisme fait l’objet d’un enseignement obligatoire dans toutes les écoles du Royaume d’Italie. Les enseignant de cette discipline sont formés dans des écoles préparatoires gérées par les évêques de chaque diocèse, et sont payés par l’Etat.
3 Bien qu’un projet de réforme soit en cours, pour l’heure, le référendum demeure seulement abrogatif en Italie : il peut abroger une loi, mais pas en proposer. Le référendum de 1979 visait à rendre caduque la loi instituant le divorce (approuvée par le Parlement le 1 décembre du 1970) tandis que celui de 1981, sur l’avortement, abrogeait la loi autorisant l’avortement dans tous le cas où il est à risque la santé physique ou psychique de la mère, ou bien pour des raisons diverses (e.g. économiques, sociales et familiales) dans les 90 premiers jours. Après ce délai l’avortement n’est possible que lorsque la vie de la mère et à risque ou le fétu présente des malformations graves telles à compromettre la santé physique ou psychique de la mère.
4 Danielle Hervieu-Léger, Christianisme la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003.
5 Salvatore Abbruzzese, Un moderno desiderio di Dio. Ragioni del credere in Italia. Soveria Mannelli, Rubbettino, 2010.
6 Salvatore Abbruzzese, « Face à l’affaissement du scénario politique : parcours de redéfinition du catholicisme en Italie », Social Compass, vol. 64, n°2, 2017, p.151-166.
7 Pierre Manent, La loi naturelle et les droits de l’homme, Paris, PUF, 2018.
8 Le philosophe Jean Claude Michéa fait à ce propos l’exemple des centres commerciaux ouverts le dimanche. Voir J.C., Michéa. Le loup dans la bergerie, Paris, Climats, 2018.
9 Christophe Guilluy, La France périphérique, Flammarion, 2015.
10 P. Manent, op. cit.
11 C. Guilluy, Fractures françaises, Paris, Flammarion 2013.
Pour citer ce document :
Salvatore Abbruzzese, "Les nouvelles confrontations entre sensibilité religieuse et dynamiques sociales en Italie". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°25 [en ligne], janvier 2019. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/les-nouvelles-confrontations-entre-sensibilite-religieuse-et-dynamiques-sociales-en-italie/
Bulletin
Numéro : 25
janvier 2019

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Auteur.e.s

Salvatore Abbruzzese, professeur ordinaire – Département de lettres et philosophie, université de Trento

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