Bulletin N°45

septembre 2023

Les religieux en guerre XIXe-XXIe siècles

Xavier Boniface

La confrontation de civils pacifiques à la violence guerrière est l’une des grandes caractéristiques des conflits armés. Parmi ces civils, les religieux – hommes et femmes, contemplatifs, apostoliques et missionnaires – constituent une catégorie singulière. Leurs vœux, en effet, les placent en partie en dehors du monde puisqu’ils les soumettent à la règle de leur ordre, institut ou congrégation, qui fonde leur vie communautaire, voire cloîtrée. Par ailleurs, certains de ces religieux appartiennent à des structures transnationales, dirigées parfois depuis Rome et qui dépassent donc les limites des pays dont ils sont en même temps membres. La guerre, quand elle survient, représente donc pour eux une rupture qui affecte leur vie réglée, leurs engagements et leur attachement à une religion de paix. Impliqués dans l’effort de guerre, que ce soit de manière consentie ou contrainte, ces religieux se trouvent en conséquence partagés entre des fidélités multiples, et possiblement contradictoires, à leur ordre, à leur Église, à leur mission et à leur pays. L’histoire contemporaine du christianisme européen – notamment celle du catholicisme et de l’orthodoxie, les principales confessions comptant des communautés de réguliers –, du XIXe siècle jusqu’à nos jours, croisée avec quelques exemples d’autres religions et aires géographiques, témoigne du soutien des religieux à l’effort de guerre de leur pays, mais aussi de leur action en faveur de la paix et des victimes, quand ils ne subissent pas eux-mêmes les affres des conflits.

Soutenir l’effort de guerre

Même s’ils sont attachés à la paix pour des raisons théologiques, scripturaires et canoniques – au nom de l’imprécation évangélique : « celui qui utilise l’épée périra par l’épée » –, des religieux participent aux combats sous l’uniforme. En France et en Italie, soumis comme tous les hommes à l’obligation du service militaire à partir de la fin du XIXe siècle, ils sont mobilisables en temps de guerre. Lors du premier conflit mondial, quelque 9 000 religieux, prêtres, frères et novices français et autant d’Italiens ont ainsi été appelés sous les drapeaux. Un millier de novices et de frères belges ont également été mobilisés, même s’ils étaient dispensés de la conscription en temps de paix. C’est dans le service de santé que beaucoup d’entre eux prennent part au conflit, ce qui leur permet de respecter la prescription canonique leur interdisant de faire verser le sang d’autrui. Mais certains doivent porter aussi les armes et servir dans les unités combattantes, dans toutes les fonctions et à différents niveaux de la hiérarchie militaire[1] Xavier Boniface, « Les religieux dans Grande Guerre », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 282, avril-juin 2021, p. 55-73.. Plusieurs dizaines de jésuites français servent ainsi comme officiers de réserve. Enfin, des centaines de religieux sont aumôniers militaires : ils représentant un quart des effectifs de ces derniers dans les armées françaises, où l’on trouve en premier lieu des jésuites, et allemandes, où les franciscains sont nombreux. En Grande-Bretagne, les chapelains catholiques sont dirigés par un bénédictin, dom Rawlinson.

Les pertes des religieux mobilisés sont comparables à celles de la moyenne des combattants pour la France, avec 16 % de tués. Mais il y a des différences selon les ordres et congrégations : les jésuites ont perdu près de 20 % parmi ceux qui ont fait la guerre. Cela peut s’expliquer par le fait qu’un tiers d’entre eux servaient comme cadres dans l’armée, et qu’ils étaient donc plus explosés aux risques des champs de bataille. En revanche, en Italie, le taux de pertes des religieux tourne autour de 4 %, alors que celui de l’ensemble des soldats est d’environ 15 %. Il est plus difficile d’estimer le nombre de blessés – certains ont pu être touchés à plusieurs reprises – et de prisonniers.

Il n’y eut que peu d’insoumis. Or si beaucoup de religieux français avaient dû s’exiler après les lois anti-congréganistes de 1901 et de 1904, la plupart d’entre eux reviennent en métropole à l’été 1914, parfois après un long et difficile périple, pour accomplir leurs obligations militaires. S’ils le font par patriotisme, ils n’ont pas non plus vraiment le choix car leur éloignement de la France ne les dispense pas d’être mobilisés. Néanmoins, certains refusent, comme une partie des bénédictins de Solesmes exilés sur l’île de Wight, en Angleterre, rappelant qu’ils ont été expulsés de leur abbaye : pour eux, les devoirs envers Dieu sont supérieurs à ceux envers leur patrie. Près de 20 % des Frères des Écoles chrétiennes préfèrent également rester dans leurs écoles à l’étranger, notamment pour préserver l’influence française dans leurs pays d’accueil, mais aussi par fidélité à leurs élèves. Après la guerre, il a fallu parfois de nombreuses années pour régler la situation militaire des plus jeunes d’entre eux afin qu’ils ne fussent plus considérés comme des insoumis.

Lors de la Seconde Guerre mondiale, des religieux sont également appelés sous les drapeaux. Toutefois, l’Allemagne nazie ne mobilise pas les jésuites, dont elle se méfie du fait de leur proximité avec le pape. Des religieux, mais aussi des militants catholiques, sont en revanche enrôlés de force dans la Waffen SS pour être mieux contrôlés, comme le franciscain Gereon Goldmann. Quant à la France libre, elle recrute dans ses territoires d’Afrique des missionnaires pour encadrer ses unités de tirailleurs. Le droit canon interdit aux clercs de s’engager – il n’y eut que quelques cas encouragés par les Forces françaises libres, qui avaient besoin d’officiers, comme le P. Savy, un dominicain, tué à Bir Hakeim. Ces religieux ne ressemblent toutefois pas aux moines-soldats du Moyen Âge, templiers ou chevaliers teutoniques, dont les ordres ont été spécifiquement créés pour mener des guerres saintes. Certes, un amiral Georges Thierry d’Argenlieu, l’un des proches collaborateurs de De Gaulle, se représentait un peu comme tel, mais il avait été officier de marine avant d’entrer chez les carmes et de devenir le supérieur de la province de Paris[2]Thomas Vaisset, L’amiral d’Argenlieu. Le moine-soldat du gaullisme, Paris, Belin, 2017..

En revanche, les religieux impliqués volontairement dans une lutte à outrance, allant jusqu’à pratiquer des violences à l’encontre de civils, ne constituent que des exceptions aussi rares qu’extrêmes, et ils agissent souvent sans l’aval de leurs supérieurs. De 1941 à 1945, des franciscains croates ont soutenu le régime génocidaire oustachi et adhéré à l’organisation politico-religieuse extrémiste de la « Grande Fraternité des Croisés ». L’un d’eux, Miroslav Filipovic, défroqué après avoir participé à un massacre, surnommé « frère Satan », a dirigé en 1942-1943 les camps de concentration de Jasenovac puis de Stara Gradiska, où ont péri des milliers de Serbes orthodoxes, de juifs et de Roms.

Le soutien des religieux à l’effort de guerre de leur pays transparaît peut-être plus nettement dans les engagements à caractère idéologique. Certains d’entre eux, des intellectuels, notamment parmi les membres d’ordres voués à la prédication, à l’étude et à l’enseignement de la théologie, prennent une part active à la mobilisation culturelle de leur pays, par la parole et par l’écrit.  Proche du commandant en chef de l’armée italienne le général Cadorna, le P. Gemelli, un franciscain et aumônier militaire, envisage, dans son Essai de psychologie militaire (1917), des moyens d’influencer le moral des troupes en s’appuyant sur la religion. Chroniqueur dans la revue des jésuites Les Études, le P. de la Brière essaie de montrer la légitimité religieuse du combat mené par la France pendant la Grande Guerre. Le P. Sertillanges, un dominicain, fait des conférences de propagande dans l’église de la Madeleine, à Paris : l’une d’elles est l’occasion pour lui d’exprimer son rejet de la proposition pontificale en faveur de la paix en 1917. En 1941, un autre dominicain, le P. Alby, aumônier des Forces françaises libres en Grande-Bretagne, intervient régulièrement à la BBC pour dénoncer le nazisme et défendre l’idée d’une croisade contre celui-ci. La même année, un jésuite, le P. Chaillet, lance à Lyon les Cahiers du Témoignage chrétien une publication clandestine qui promeut la résistance spirituelle. Le premier numéro, intitulé « France, prends garde de perdre ton âme », est dirigé par le P. Fessard, un autre jésuite.

Cependant, ce type d’engagement propagandiste est peut-être plus circonscrit que celui de certains membres du clergé séculier. L’appartenance des religieux à des structures transnationales serait une raison d’une relative prudence, notamment chez les jésuites, même s’il n’y a rien de systématique en la matière. Ainsi, le P. Lhande n’est pas autorisé à participer à une tournée de propagande française en Espagne durant la Grande Guerre[3]Marie-Claude Flageat, Les jésuites français dans la Grande Guerre. Témoins, victimes, héros, apôtres, Paris, éditions du Cerf, 2008, p. 370.. Le P. de La Brière reste très mesuré au sujet de la note pontificale de paix en 1917. Il est vrai que les jésuites doivent un vœu spécial d’obéissance au pape. Or le Saint-Siège, préoccupé de maintenir une ligne de neutralité et d’impartialité, n’est pas prêt à ce qu’ils s’engagent trop dans la défense de la cause de leur pays. C’est peut-être moins marqué pendant la Seconde Guerre mondiale, mais les études manquent encore pour préciser les choses.

Il est plus rare que des couvents soient des foyers de résistance active, voire armée. L’abbaye trappiste des Dombes a néanmoins servi de dépôt d’armes, de munitions et d’essence pour les maquisards en 1943-1944, ce qui a entraîné, à la suite de dénonciations, l’exécution de deux moines et la déportation d’un autre. Mais ce n’est pas la caractéristique première des couvents, plus souvent impliqués dans le soutien aux victimes de guerre.

Défendre la paix et les victimes de la guerre

La défense de la paix relève surtout de quelques individualités. Intégrés dans un groupe et une nation, les religieux peuvent difficilement s’en extraire pour dénoncer la guerre livrée par ou dans leur pays. À cet égard, l’immolation de bonzes bouddhistes en 1963 pour protester contre la guerre au Vietnam constitue une exception radicale. Cependant, de manière générale, les moines prient et militent quotidiennement pour la paix, même lorsqu’il s’agit de conflits lointains qui ne les touchent pas directement : cela fait partie de leur vocation. La communauté œcuménique d’origine protestante de Taizé cherche ainsi à promouvoir la paix par les rencontres entre confessions chrétiennes différentes et par la prière. Le nom de certaines abbayes, notamment féminines, renvoie également à cet idéal pacifique : Notre-Dame de la Paix à Castagniers (Alpes-Maritimes) et à Chimay (Belgique), la Paix Notre Dame à Flée (Sarthe), la Paix-Dieu à Anduze (Gard), le carmel de la Paix à Mazille (Saône-et-Loire)… À Sainte-Mère l’Église, premier village normand libéré en 1944, une petite communauté Notre-Dame de la Paix s’est installée en 2012 avec deux religieuses françaises et une allemande pour signifier la réconciliation.

Par ailleurs, les religieux exercent un rôle caritatif et humanitaire important en temps de guerre, même si ce type d’action n’est pas leur apanage. Ils sont un peu au service du jus in bello, du respect du droit dans la guerre à l’égard des victimes. Ce sont surtout des femmes qui assurent cette dimension car la mobilisation a entraîné les hommes au front. En outre, elles ont des compétences en la matière, à une époque où de nombreuses congrégations féminines ont une vocation hospitalière. Déjà lors de la guerre franco-allemande de 1870-1871, des religieuses, notamment des Filles de la Charité, se sont occupées des blessés alors que le service de santé militaire était dépassé. Malgré les laïcisations du début du XXe siècle en France, elles sont encore nombreuses dix ans plus tard à desservir cliniques, dispensaires et hôpitaux. En 1914, fortes de leur expérience en matière de soins, des milliers de religieuses se mettent à la disposition des autorités militaires, quand elles ne sont pas sollicitées par elles, pour organiser et desservir des ambulances. Les Filles de Jésus de Kermaria, qui sont des sœurs infirmières, sont appelées dans 21 hôpitaux bretons en août 1914. Les établissements des Petites sœurs de l’Assomption abritent 29 ambulances placées sous le patronage de la Croix-Rouge. Pendant la Grande Guerre, plus de 12 000 religieuses françaises œuvrent dans des hôpitaux militaires. En Belgique, en Italie, mais aussi du côté allemand et autrichien, c’est la même chose.

Une partie de ces religieuses s’activent dans les ambulances à proximité du front, comme à Arras, où elles encourent des dangers analogues à ceux les combattants. Plusieurs centaines d’entre elles ont d’ailleurs été tuées du fait des bombardements pendant la Première Guerre mondiale. Quelques-unes s’illustrent particulièrement par leur courage, comme Sœur Julie, de la congrégation des Sœurs de Saint-Charles de Nancy, supérieure de l’hospice de Gerbéviller, qui protège ses blessés lors de la courte occupation allemande à l’été 1914. Elle soigne ensuite tous ceux, des deux camps, qui affluent lors des combats entraînant la reconquête du bourg. En lui remettant par la suite la Légion d’honneur, le président de la République en fait une figure de l’Union sacrée.

Toutes les religieuses n’ont pas de formation en soins infirmiers. En fonction des besoins, certaines, notamment parmi les enseignantes, changent de travail et s’improvisent aides-soignantes ou se consacrent à des tâches logistiques annexes pour soutenir les services de santé. À l’hôpital de Besançon, les Sœurs de la Charité s’occupent du linge et de la cuisine, animent, en lien avec un aumônier, des exercices de piété pour les blessés et organisent une chorale pour la messe. Pour beaucoup, ces nouvelles missions signifient une rupture avec le quotidien. La supérieure générale des Dames du Sacré-Cœur constate que « la nécessité des temps nous a souvent obligées à nous écarter de nos usages… On a vu des religieuses […] se mêler aux foules[4]Cité par Monique Luirard, La Société du Sacré-Cœur dans le monde de son temps 1865-2000, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2009, p. 225. ». Ces adaptations sont parfois rendues obligatoires. Interdites d’enseigner en Alsace annexée entre 1940 et 1944, les sœurs de la Divine Providence de Ribeauvillé sont contraintes d’obtenir des brevets d’infirmières car les Allemands ont besoin de leurs services dans leurs hôpitaux militaires.

La charité du temps de guerre revêt des formes très diverses, qui englobent l’aide aux blessés, aux prisonniers, aux réfugiés et aux familles des mobilisés. Les communautés religieuses participent à l’entraide générale et s’activent dans les œuvres charitables et sociales. Les Filles de la Charité fondent à Rouen une Œuvre du soldat au front pour procurer des lainages aux combattants durant la Grande Guerre. D’autres apportent leur concours aux populations locales. Durant l’été 1914, des religieux remplacent les paysans mobilisés pour récolter leurs moissons, tels les moines de Cîteaux ou, près de Saint-Brieuc, les Franciscaines missionnaires de Sainte-Marie.

Des couvents deviennent des lieux de répit et de repos : ils abritent ou assistent, ponctuellement ou plus durablement, des civils éprouvés par la guerre. Une partie de leurs locaux, les bâtiments de servitude, leurs ouvroirs, leurs écoles et leurs orphelinats, jusque parfois des chapelles, sont transformés pour recevoir des blessés, des réfugiés, des veuves et des orphelins de guerre. À Lemberg, en Galicie austro-hongroise occupée par les Russes en 1915, puis reprise par les Autrichiens avant de devenir polonaise en 1918, la maison des Dames du Sacré-Cœur abrite un hôpital militaire, où sont soignés successivement des blessés de différentes nationalités. En 1944, lors de la bataille de Normandie, l’abbaye cistercienne de Bricquebec (Manche) héberge des habitants des environs affectés par les combats et les bombardements. De nombreux couvents cachent aussi des juifs traqués par les Allemands, comme à Rome en 1943-1944, ou comme les monastères de Notre-Dame de Sion, des Pères de la Salette et de La Grande-Chartreuse en Isère, ou la Trappe de Tamié en Savoie. Quelques dizaines de religieuses et religieux ont été reconnus par la suite « justes parmi les nations », dont le P. Marie-Benoît, un capucin français, surnommé « le père des juifs » pour avoir sauvé plusieurs milliers de personnes depuis Marseille puis Rome[5]Gérard Cholvy, Marie-Benoît de Bourg d’Iré (1895-1990) – Un fils de saint François « Juste des nations », Paris, éditions du Cerf, 2011.. Durant la guerre civile grecque, les monastères du mont Athos ont donné l’asile à des paysans des alentours. Cette tradition ancienne de refuge se poursuit de nos jours. En Syrie, depuis 2012, les monastères de Mar Mousa et Mar Elian, situés à une centaine de kilomètres de Damas, viennent en aide à des familles de déplacés, aussi bien chrétiennes que musulmanes : ils restent des lieux de dialogue inter-religieux et de paix. Au début de la guerre en Ukraine, le monastère de la Sainte Dormition à Sviatogorsk, dans le Donetsk, a abrité plus de 500 civils menacés par les bombardements.

En prenant part à la mobilisation caritative, humanitaire et sanitaire dans leur pays en guerre, les religieux entendent répondre à la fois à leur vocation, à leurs compétences et à leur volonté de s’associer au sort des populations éprouvées. La propagande met en évidence leurs engagements : la presse, les affiches et les cartes postales représentent, en 1870-1871 comme en 1914-1918, des religieuses au service patriotique, sanitaire et spirituel des blessés. Néanmoins, cette charité reste souvent imprégnée de la culture de guerre : elle s’adresse en priorité à l’égard du compatriote ou de l’allié, sans que cette attitude soit toutefois exclusive. De nombreux exemples individuels, voire communautaires attestent le contraire au demeurant, à l’image d’Alfred Stancke, le « franciscain de Bourges », qui apporte réconfort et soutien aux prisonniers français, notamment des résistants, détenus dans la prison de la ville en 1940-1944.

Subir la violence guerrière

Malgré leur souhait d’être en retrait partiel du monde, les établissements religieux subissent aussi les conséquences de la guerre, les dévastations, les occupations, les exils, les violences diverses. Les abbayes proches de la ligne des combats n’échappent pas aux destructions. Ce n’est certes pas propre à une époque contemporaine marquée par la sécularisation, et donc peut-être par une plus grande indifférence à l’égard du religieux, puisque de nombreux établissements ont connu bien des vicissitudes dès le Moyen Âge. Le monastère du Mont Cassin, évacué auparavant par ses moines, qui ont emmené les manuscrits les plus précieux, a été rasé par les bombardiers américains le 15 février 1944, en toute inutilité d’ailleurs car il n’abritait pas de troupes allemandes, contrairement à ce que croyaient les chefs militaires alliés. Le 30 mai 2022, c’est le monastère de la Sainte Dormition à Sviatogorsk qui a été endommagé par des missiles russes, faisant quatre morts parmi les moines.

Disposant de locaux nombreux voire spacieux, de bâtiments agricoles, scolaires ou hospitaliers, les couvents sont aussi l’objet des convoitises des forces d’occupation. Ces dernières n’hésitent pas à les réquisitionner, en totalité ou en partie, pour y installer leurs troupes ou leurs ambulances. C’est le cas du couvent des Filles de Jésus à Thieulain (Belgique) en septembre 1914, ce qui contraint les sœurs à se réfugier dans quelques pièces. Les établissements religieux subissent aussi des perquisitions, des pillages de produits alimentaires, de textile et de métal.

Des communautés sont même expulsées de leurs couvents par l’adversaire, qui n’est pas toujours un coreligionnaire, lorsque leurs établissements sont installés en territoire ennemi ou occupé. Dans certains cas, il s’agit d’abord de récupérer leurs locaux, comme dans le cas de l’abbaye de Saint-Martin de Clervaux (Luxembourg) dont les moines sont chassés en 1941 par les Allemands pour laisser la place à une école[6]Sophie Hasquenoph, Histoire des ordres et congrégations religieuses en France du Moyen Âge à nos jours, Paris, Champ Vallon, 2009, p. 1189.. Les communautés sont visées à la fois pour leurs orientations confessionnelles, pour leurs possessions éventuelles et pour l’appartenance de leurs membres, voire de leur direction, à un pays ennemi. L’expulsion peut alors être motivée par des raisons politiques et militaires, quand les religieux passent pour être favorables à l’adversaire et représentent une menace potentielle par leur influence. Lors de l’entrée en guerre de l’Empire ottoman aux côtés des Puissances centrales en novembre 1914, ils sont plusieurs centaines à devoir retourner en Europe, tandis que leurs établissements sont confisqués par les Turcs. Des spiritains allemands présents en Afrique de l’Est sont envoyés en Inde britannique après la conquête de leur colonie par les alliés. Dans le Reichsgau Wartheland – la Pologne annexée par les nazis en 1939 –, la plupart des couvents sont fermés ; 600 religieuses de 25 congrégations différentes sont regroupées de force dans un pénitencier à Bojanowo. À partir de 1942, les Japonais font interner les missionnaires des Indes orientales néerlandaises, car ils représentent pour eux l’influence occidentale. Ces méfiances à l’encontre des congrégations perdurent. Ainsi, en juillet 2023, les autorités ukrainiennes ont fait arrêter le supérieur et expulser les moines orthodoxes de la Laure des grottes de Kiev, soupçonnés de rester proches du patriarcat de Moscou, dont ils dépendaient jusqu’en 2022, et de faire de l’espionnage au profit des Russes. Certains exils sont durables. Les moines orthodoxes de l’île de Valamo, sur le lac Ladoga, en Carélie, ont dû quitter cette région finlandaise lors de son annexion par les Soviétiques en 1940 pour s’installer à Heinävesi (Finlande). Enfin, des expulsions s’expliquent quand les couvents concernés sont proches du front, et donc exposés aux conséquences des opérations militaires. Sur ordre des Allemands, les clarisses de Péronne, comme le reste de la population de cette ville d’ailleurs, doivent partir précipitamment de leur monastère au début du mois de juillet 1916, alors qu’une offensive franco-britannique vient d’être lancée sur la Somme. Elles abandonnent presque tout, et ne retrouvent que des ruines à leur retour trois ans plus tard.

Les violences corporelles s’ajoutent à ces épreuves. Quelques religieux restés dans l’Empire ottoman après 1914 ont été retenus en otages, comme trois dominicains à Mardin, futurs témoins du génocide des Arméniens et de chrétiens assyriens, syriaques et chaldéens. D’autres ont été victimes de crimes, y compris du fait de leur statut religieux. Comme le rappelle de manière sensible le film Les Innocentes (2015) d’Anne Fontaine, des sœurs de la congrégation de Sainte-Élisabeth ont été violées ou assassinées par des soldats soviétiques en Silésie (Pologne) durant l’hiver 1945. Certaines guerres civiles, où les antagonismes de clans peuvent être plus radicaux encore que dans les conflits inter-étatiques, ont connu des massacres de religieux, comme lors de la Révolution française. Durant la guerre d’Espagne, quelque 2 365 congréganistes hommes et 283 femmes ont été délibérément tués. En Algérie en 1994-1996, 19 religieuses et religieux, dont sept moines cisterciens de Tibhirine, ont été assassinés.

Plus largement, la guerre menace la cohésion interne des congrégations ayant un recrutement international en provoquant des crispations nationalistes parfois durables. En 1915, c’est une Allemande, Mère von Loë, qui est élue supérieure générale de la Société du Sacré-Cœur face à une religieuse française, Mère Salmon. Si l’influence de la guerre sur les votes est difficile à estimer, elle fait que d’anciennes élèves des sœurs en France démissionnent des congrégations des Dames Enfants de Marie, qui dépendent de la Société, par réprobation envers l’élection de cette Allemande. En 1923, à la demande du Saint-Siège, les Missionnaires comboniens du Cœur de Jésus se scindent en deux branches, l’une germanophone, l’autre italienne, à la suite de tensions en partie liées au conflit. Après la guerre, les Pères blancs réfléchissent également à séparer les Allemands des autres missionnaires, avant d’y renoncent finalement[7]Claude Prudhomme, « La supranationalité des missions catholiques au défi de la guerre », dans Lorenzo Botrugno (a cura di), « Inutile strage ». I cattolici e la santa Sede nella prima … Continue reading.

Conclusion

La place des religieux dans les conflits contemporains peut se mesurer à plusieurs échelles, individuelle, communautaire ou congréganiste, ce qui invite à mettre en perspective leurs actions, leur mobilisation voire leurs épreuves. À l’image des sociétés belligérantes, ils connaissent toutes les situations possibles, même s’il convient aussi de se poser la question de leurs éventuelles spécificités. La participation active, même si elle est obligatoire dans plusieurs pays, à l’effort de guerre peut s’expliquer par la préoccupation de certains ordres et congrégations de prouver leur patriotisme. Dépendant directement de Rome et organisés à l’échelle transnationale pour certains d’entre eux – dans le catholicisme –, ils peuvent passer pour avoir des attaches étrangères à leur patrie : c’est souvent du moins un argument avancé par les anticléricaux, et c’est ce qui suscite une méfiance à leur égard, surtout quand le Saint-Siège appelle en outre indistinctement à la paix. Dans d’autres cas, la mobilisation des communautés est légitimée par un rejet fondamental, voire théologique, de l’adversaire et de son idéologie, en particulier face au nazisme et au communisme.

En même temps, ces religieux n’oublient pas leur vocation qui les amène à se mettre au service de la paix et des victimes de la guerre, même si, dans les conflits impliquant leur propre pays, il leur est difficile d’être au-dessus de la mêlée. Leur charité et leur esprit pacifique restent influencés par des préférences nationales, au risque d’affecter l’unité future de leur ordre ou congrégation. À cet égard, la guerre est un révélateur du degré de solidité et de cohésion de ces instituts et de leurs fidélités religieuses.

Quant aux violences de guerre qui éprouvent les communautés, elles sont d’abord communes puisqu’elles touchent tout autant les populations civiles. Néanmoins, certaines d’entre elles visent particulièrement les conventuels : leur vie communautaire à l’écart du monde fait peser sur eux des suspicions de possibles agissements secrets ; leur foi peut être perçue comme un obstacle à leur soumission pour un adversaire d’une autre confession ou athée militant ; leur patrimoine immobilier, qui leur permet d’exercer leurs missions, est brigué par les armées d’occupation en quête d’infrastructures pour leurs soldats et leurs matériels.

La condition des religieux en guerre, d’hier à aujourd’hui, témoigne donc d’enjeux multiples, militaires, culturels, politiques et confessionnels, qui tiennent autant aux situations internes des ordres et congrégations qu’à leur perception par les puissances belligérantes et par les sociétés civiles dans lesquelles ils sont implantés.

 

Notes

Notes
1 Xavier Boniface, « Les religieux dans Grande Guerre », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 282, avril-juin 2021, p. 55-73.
2 Thomas Vaisset, L’amiral d’Argenlieu. Le moine-soldat du gaullisme, Paris, Belin, 2017.
3 Marie-Claude Flageat, Les jésuites français dans la Grande Guerre. Témoins, victimes, héros, apôtres, Paris, éditions du Cerf, 2008, p. 370.
4 Cité par Monique Luirard, La Société du Sacré-Cœur dans le monde de son temps 1865-2000, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2009, p. 225.
5 Gérard Cholvy, Marie-Benoît de Bourg d’Iré (1895-1990) – Un fils de saint François « Juste des nations », Paris, éditions du Cerf, 2011.
6 Sophie Hasquenoph, Histoire des ordres et congrégations religieuses en France du Moyen Âge à nos jours, Paris, Champ Vallon, 2009, p. 1189.
7 Claude Prudhomme, « La supranationalité des missions catholiques au défi de la guerre », dans Lorenzo Botrugno (a cura di), « Inutile strage ». I cattolici e la santa Sede nella prima guerra mondiale, Città del Vaticano, Libreria editrice Vaticana, 2016, pp. 441-444.
Pour citer ce document :
Xavier Boniface, "Les religieux en guerre XIXe-XXIe siècles". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°45 [en ligne], septembre 2023. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/les-religieux-en-guerre-xixe-xxie-siecles/
Bulletin
Numéro : 45
septembre 2023

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Auteur.e.s

Xavier Boniface, Université de Picardie-Jules Verne

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