Bulletin N°40

novembre 2022

L’évangélisation du sport en Russie sous Vladimir Poutine

Lukas Aubin

« Le sport doit être un instrument de l’Église dans son travail avec les âmes humaines ». Kirill de Moscou

L’événement est méconnu. Le 6 juin 2018, le patriarche Kirill de Moscou, la plus haute autorité religieuse de Russie, inaugure en grande pompe dans la salle rouge de la cathédrale du Christ-Sauveur de la capitale russe la « Commission patriarcale sur la culture physique et les sports ». Équivalent orthodoxe du ministère des Sports, l’instance a de grandes ambitions, comme en attestent les ors de l’Église déployés pour l’occasion. Dans un discours énergique, Kirill proclame sa volonté d’évangéliser le sport russe, dont il fait un élément du prêche orthodoxe. « La théocratisation du sport (Votserkovleniye sporta) est une tâche pastorale », explique-t-il, « c’est pourquoi l’Église est appelée à l’accomplir grâce au Christ lui-même[1]« Vystupleniye Svyateyshego Patriarkha Kirilla na pervom zasedanii Patriarshey komissii po voprosam fizicheskoy kul'tury i sporta » (« Discours de Sa Sainteté le patriarche Cyrille à la … Continue reading ». La tâche principale de la Commission est de « devenir le point focal de coordination destiné à réaliser un travail éducatif dans le sport, un service missionnaire et une éducation spirituelle et patriotique » auprès de la population. Il s’agit également de lutter contre le paganisme chez les athlètes de haut niveau afin d’éviter qu’ils ne se « transforment en bête ». Dans la foulée, il appelle la population russe à « prendre soin du corps […], car le corps, selon l’enseignement de l'Église, est le temple du Saint-Esprit qui y habite ». Il enjoint alors les prêtres à donner l’exemple en pratiquant eux-mêmes une activité physique. Puis, le prikaz (« ordre » ou « mission » en russe) est tamponné et l’organigramme du corps de la Commission révélé. S’il comprend les plus hautes autorités orthodoxes du pays, il est également composé de personnalités politiques et d’athlètes de haut niveau proches du pouvoir central. Dès lors, il devient clair que cette initiative est avalisée, voire supervisée par Vladimir Poutine lui-même, dont le contrôle sur le système politico-économico-sportif russe est total[2]« La sportokratura est un néologisme formé des mots « sport », « kratos » – « force, pouvoir » en grec ancien – et « nomenklatura », qui désigne la machinerie de l’élite … Continue reading. Ainsi ce double mouvement de sportivisation de la religion et de théocratisation du sport permet-il au pouvoir de faire d’une pierre deux coups : diffuser le sport à tous les niveaux de la société et véhiculer les valeurs traditionnelles et patriotiques de l’État. C’est désormais officiel, le sport dispose d’une dimension religieuse en Russie.

Du prêtre orthodoxe qui accompagne l’équipe olympique russe aux compétitions sportives religieuses qui se tiennent partout, en passant par l’incorporation de la pratique sportive au sein même du corps orthodoxe, la religion teinte le milieu sportif du pays dans sa globalité et vice-versa. Quelles sont les origines de ce système qui mêle religion et sport en Russie ? Comment fonctionne-t-il ? Et quels sont ses objectifs aux échelles nationale et internationale ?

Le retour de la religion orthodoxe en Russie

En juillet 2020, V. Poutine fait intégrer par référendum dans la Constitution la mention « Dieu » afin de célébrer l’« histoire millénaire » et la « mémoire des ancêtres » du pays. Si Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin, est bien incapable de préciser la nature de la religion concernée, personne n’est dupe : il s’agit bien du christianisme orthodoxe.

Officiellement, la Constitution de la Fédération de Russie de 1993 proclame un État laïque : aucune religion ne doit s’imposer dans l’espace politique. Pourtant, l’orthodoxie redevient rapidement un élément central de la société russe au lendemain de la chute de l’Union soviétique. À l’instar de la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou, détruite sous Joseph Staline en 1931 et reconstruite à l’identique entre 1995 et 2000 à la suite d’un décret de Boris Eltsine, des milliers d’églises sont édifiées à travers le pays. Après soixante-dix années de communisme durant lesquelles la religion était parfois tolérée, souvent interdite, mais toujours contrôlée, une grande partie du peuple se réapproprie la religion historique des tsars. En quelques années, la foi orthodoxe se substitue à l’idéologie communiste et, d’une croyance à l’autre, la « Sainte Russie » est de retour. Aujourd’hui, 75 % des Russes ethniques se disent à nouveau orthodoxes, mais seuls 4 % fréquentent régulièrement les paroisses et 70 % des mariages se soldent par un divorce.

Le Kremlin voit une opportunité dans ce retour en force du religieux en trompe-l’œil. Dès 1996, une loi instaurée par Boris Eltsine fait de l’orthodoxie le bras armé religieux du pouvoir en lui offrant « financements de l’État » et possibilité de participer aux « activités diplomatiques du pays[3]Anna Dolya, « L’Église orthodoxe russe au service du Kremlin », Revue Défense Nationale, n° 780, mai 2015. ». Mais c’est bien V. Poutine, à son arrivée à la présidence en 2000, qui décide de rendre à l’Église orthodoxe une place centrale dans la société russe, en en faisant un élément primordial de sa politique. En 2009, l’élection de Kirill comme patriarche de Moscou et de toutes les Russie est pour lui une véritable bénédiction. Très proches, les deux hommes entament un pas de deux qui dure depuis plus de dix ans afin d’étendre leur influence en Russie et de rétablir la grandeur du pays à l’étranger. En 2012, ils opèrent ensemble un virage destiné à positionner la Russie à la tête d’un mouvement conservateur mondial face à la décadence supposée des puissances occidentales. Outre cette proximité maintes fois relayée par la presse, les deux hommes partagent un trait d’intérêt commun ignoré : leur passion pour le sport.

Le patriarche et le hockey sur gazon

En effet, quand Kirill arrive à la tête de l’Église orthodoxe russe, il fait rapidement part de son attachement à la pratique sportive. Il raconte « faire de la culture physique tous les jours » et avoir pour ambition « d’évangéliser le sport », qui est, selon lui, « un moyen d’élever à la fois la culture physique et spirituelle d'une personne. […] Il doit être un instrument de l’Église dans son travail avec les âmes humaines[4]« Patriarkh Kirill: Sport — eto sredstvo vozvysheniya kak fizicheskoy, tak i dukhovnoy kul'tury cheloveka » (« Patriarche Kirill : Le sport est un moyen d'élever à la fois … Continue reading ». À l’instar de V. Poutine, le patriarche fait montre d’une appétence toute particulière pour le judo. En 2012, il écrit notamment un ouvrage intitulé De la bataille éternelle sur l’art du judo et du sambo, dans lequel il raconte l’histoire du premier Russe devenu maître de judo : Vassili Oshchepkov.

Dans un premier temps, cette « sportivisation de l’Église » à l’initiative de Kirill lui-même se heurte à de nombreux refus chez les membres du clergé, pour qui le sport est contraire aux valeurs véhiculées par l’Église. Selon eux, le sport en tant qu’instrument de divertissement déchaînerait les passions humaines violentes et décadentes. Pour le patriarche, il s’agit, au contraire, de tenter de contrôler un espace populaire et de le retourner à son avantage. Faisant feu de tout bois, il devient la première figure religieuse du sport en Russie à la faveur de l’évangélisation du bandy, le hockey sur gazon gelé.

 

En décembre 2009, en effet, l’Église et la Fédération russe de bandy (FKhMR) nouent un accord de coopération dans la salle rouge de la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou. Alors que le hockey sur gazon passe sous son patronage, Kirill déclare que « c’est le genre de sport dans lequel les Russes sont en avance sur les autres. […] Je soutiens le hockey russe car c’est notre sport national[5]« Patriarkh Kirill: «Russkiy khokkey — nash vid sporta» » (« Patriarche Kirill : “le hockey russe est notre sport” »), 22 mai 2015, Site internet officiel de la Fédération russe de … Continue reading ». Signe de l’importance de cette stratégie pour le pouvoir, Nikolaï Valouev, célèbre boxeur membre de la Douma d’État, est nommé directeur général de l’équipe nationale russe de bandy en 2011. Méconnu en Europe, ce sport prend une nouvelle dimension en Russie, à la fois politique et religieuse. Ainsi la Coupe du patriarche se tient-elle désormais annuellement sur la place Rouge en présence de dizaines d’équipes et de centaines d’enfants. En décembre 2016, le Conseil mondial du peuple russe (VRNS) n’hésite pas à organiser le festival des sports nationaux au pied de la cathédrale Saint-Basile-Le-Bienheureux de Moscou. Selon son directeur adjoint, Oleg Kostin, le bandy « joue un grand rôle dans l’identité russe. […] Il n’est pas seulement traditionnel pour la Russie et l’Union soviétique, il n’a pas d’équivalent en matière de couverture territoriale. Il se joue de Khabarovsk à Arkhangelsk, il relie les régions les plus reculées de Russie. Même le hockey sur glace n’a pas ce potentiel[6]« Oleg Kostin: Khokkey s myachom ne imeyet analogov po svoyemu territorial'nomu okhvatu » (« Oleg Kostin : le Bandy n'a pas d'analogues en termes de couverture territoriale »), 22 décembre … Continue reading ». Enfin, depuis 2017, l’Église utilise sa propre chaîne de télévision orthodoxe, « Spas », pour diffuser régulièrement les matchs du championnat russe de bandy et faire du sport l’un des outils de sa communication. Dans la foulée, de nombreux documentaires sur les relations privilégiées entre le sport, la foi et la religion voient le jour. En quelques années, l’Église s’est donc sportivisée. Fort de ce succès, Kirill décide de passer à la vitesse supérieure afin de diffuser la religion à l’ensemble du champ sportif par l’intermédiaire des membres du clergé et du système politico-économico-sportif russe.

Organiser et contrôler le saint sport

Pour parvenir à ses fins, le patriarche décide de créer un « corps ecclésial spécialisé » dans le sport. En 2015, il est à l’initiative de l’apparition de la Commission patriarcale sur la culture physique et les sports en tant qu’équivalent religieux du ministère des Sports. Lors de son inauguration trois années plus tard, Kirill milite officiellement pour l’union entre l’Église et le sport. Désormais, « le manque de soin du corps conduit à des maux et, dans certaines circonstances, à la mort. Par conséquent, l’Église considère la négligence consciente de la santé physique, et extrême, qui peut conduire à la mort d’une personne, comme l’une des formes de suicide[7]« Patriarkh Kirill: Sport — eto sredstvo vozvysheniya kak fizicheskoy, tak i dukhovnoy kul'tury cheloveka » (« Patriarche Kirill : Le sport est un moyen d'élever à la fois … Continue reading ». Et donc comme un péché grave.

Ainsi la Commission se fixe-t-elle 11 objectifs, parmi lesquels :

  • forger les positions de l’Église orthodoxe russe sur les questions d’actualité dans le domaine de la promotion d’un mode de vie sain et du développement de l’éducation physique et du sport ;
  • diffuser les valeurs morales et patriotiques traditionnelles au sein de la communauté sportive russe (athlètes, entraîneurs, supporters, jeunes) ;
  • étudier les enjeux de la culture physique et du sport du point de vue de l’ascèse orthodoxe et de la morale, et former le clergé pour travailler avec la communauté sportive ;
  • coordonner les activités sportives et culturelles de l’Église auprès des enfants, des adolescents et des jeunes ;
  • soutenir les manifestations sportives visant à renforcer les contacts interethniques et religieux[8]« Kontseptsiya deyatel'nosti : Patriarshey Komissii po voprosam fizicheskoy kul'tury i sporta » (« Concept d'activités : Commission patriarcale pour la culture physique et les sports »), … Continue reading.

Signe de la porosité entre la religion orthodoxe et le Kremlin, l’Église fait appel à de célèbres figures politico-sportives russes. Si les présidents de la Commission sont tous des prêtres, ses membres officiels font, pour la plupart, partie intégrante du pouvoir. On retrouve ainsi des anciens sportifs devenus députés à la Douma d’État Nikolaï Valouev, Svetlana Jourova et Vladislav Tretiak, les champions olympiques Elena Isinbaieva, Evgeni Plushenko, Aleksandr Karelin, Alexei Nemov et Alexander Popov, le champion d’Europe de boxe Vladimir Nosov, le champion du monde de kick-boxing Alexander Volkov, le célèbre combattant de MMA Fedor Emelianenko ou encore le légendaire joueur d’échecs Anatoli Karpov[9]Voir le site internet officiel de la Commission patriarcale sur la culture physique et les sports : https://www.rpcsport.ru/.. Le vice-Premier ministre de la Fédération de Russie, Dmitri Chernichenko, oligarque membre du premier cercle de V. Poutine, supervise officiellement l’ensemble de cette politique sportive et religieuse.

Parmi ses principaux travaux, la Commission organise désormais de nombreuses compétitions sportives à vocation religieuse, tels des tournois de hockey, des festivals d’arts martiaux, des marathons ou encore des tournois d’échecs. Systématiquement, l’Église orthodoxe y fait la promotion de ses valeurs morales, patriotiques, traditionnelles et religieuses.

Rapidement, la Commission prend de l’importance dans le champ sportif russe au point que son président, le métropolite Mitrofan, et le patriarche Kirill rencontrent coup sur coup les ministres des Sports russes en janvier 2019, avril 2019 et octobre 2020. La première entrevue est l’occasion pour la Commission de prendre officiellement part aux discussions du Conseil pour la culture physique et les sports de la Fédération de Russie afin de définir la stratégie russe du sport jusqu’en 2030. Quelques mois plus tard, les liens politico-religieux à l’égard du sport se font plus étroits encore. Le ministre des Sports d’alors, Pavel Kolobkov, rencontre pour la deuxième fois le patriarche Kirill dans le monastère Danilov de Moscou afin, selon l’homme politique, de renforcer « l’interaction entre le ministère des Sports et l’Église orthodoxe[10]Kirill de Moscou a notamment déclaré à propos des relations entre le ministère des Sports russe et l’Église orthodoxe : « Le sport est maintenant complètement différent. […] Les gens … Continue reading ». Il encourage l’Église à continuer de créer des clubs « sportifs et militaro-patriotiques » (sportivnyye i voyenno-patrioticheskiye kluby) dans les paroisses. Enfin, la dernière rencontre en date est l’occasion pour les corps politique et religieux de réaffirmer la nécessité de travailler main dans la main. Dès lors, ces réunions entre les autorités religieuses du sport russe et le ministre des Sports sont amenées à se tenir de façon régulière.

Évangéliser la population russe grâce au sport

Pourtant, si la Commission est le plus gros organe religieux du sport en Russie, elle est loin d’être le seul. Afin de diffuser la parole orthodoxe dans toute la Russie, l’Église modernise peu à peu ses institutions grâce à une double stratégie globale : sportiviser l’espace religieux et théocratiser l’espace sportif.

Depuis 2009, de nombreuses églises et autres cathédrales russes créent au sein-même de leur paroisse un club, une association ou un centre d’entraînement. Parmi les associations les plus connues, l’Union des combattants orthodoxes, dont le site Internet s’intitule OrthodoxWarriors.com, fait figure de modèle du genre. Sa devise est de « promouvoir le développement spirituel, moral, sportif et patriotique des enfants et des jeunes » afin, entre autres, de « résoudre les problèmes de la société russe » et de faire grandir la « Sainte Russie »[11]« Kontseptsiyey Soyuza Pravoslavnykh Yedinobortsev yavlyayetsya platforma - «Pravoslaviye, Boyevyye iskusstva i Patriotizm » » (« Le concept de l'Union des arts martiaux orthodoxes est … Continue reading. En 2021, l’organisation dispose de quatre succursales à Saint-Pétersbourg, Tver, Moscou et Stavropol, mais souhaite s’étendre à la plupart des régions russes, notamment les plus reculées.

Ces clubs « sportifs et militaro-patriotiques » à vocation religieuse se comptent aujourd’hui par dizaines. Pêle-mêle, on peut citer l’Association des Chevaliers, la Fédération sportive de sambo des citoyens orthodoxes ou encore l’Union des arts martiaux orthodoxes de Russie. Directement héritées de l’époque soviétique, ces organisations publiques à but non lucratif sont apparues dans les années 1970 à l’initiative des anciens combattants de la « grande guerre patriotique ». Tombées en désuétude durant les années 1990, elles sont massivement revenues à partir du premier mandat de V. Poutine, grâce au décret du 24 juillet 2000 « Sur la jeunesse militaro-patriotique et les associations d’enfants ». Depuis 2012, leur dimension religieuse prend de l’importance en même temps que Kirill de Moscou favorise le virage conservateur de la politique et de la société russes. Désormais, elles sont un véritable phénomène social destiné à « promouvoir l’éducation spirituelle et morale de la jeunesse [12]A ce sujet, lire le texte du chercheur russe Oleg Khlusyanov destiné à promouvoir cette mouvance dans la société russe. « Vospitatel'nyy potentsial voyenno-patrioticheskogo sportivnogo kluba … Continue reading».

Afin d’être encore plus efficace et d’attirer un maximum de jeunes, l’Église valorise également la pratique sportive au sein-même du clergé. Elle se dote, en 2018, d’une équipe d’« aumôniers sportifs » (sportivnykh kapellanov) et de missionnaires bénévoles dont l’aura positive est censée leur permettre de prêcher plus efficacement la parole religieuse tout en modernisant l’image de leur institution. Parmi ses « têtes d’affiche », l’abbé Nikon du monastère Saint-Nicolas de Saratov, « maître de sport » en judo, le prêtre Sergueï Poperechni de l’église du Saint Prophète Élie, double champion du monde de lutte gréco-romaine, ou encore le prêtre Vassili Lyakh, capitaine d’une équipe professionnelle de parkour. Selon Kirill de Moscou, il est également nécessaire « d’impliquer dans le travail missionnaire des athlètes et entraîneurs célèbres » dont les figures de proue sont les anciens athlètes de haut niveau extrêmement populaires en Russie, Fedor Emelianenko et Nikolaï Valouev.

Ainsi, pour diffuser sa parole à travers toute la Russie, l’Église dispose-t-elle désormais d’une couverture médiatique favorable. Depuis 2018, la Commission met un point d’honneur à coopérer activement avec les principaux organes médiatiques du pays, grâce notamment à un site internet particulièrement actif, une proximité affichée avec les autorités de l’État, et l’appétence des médias de masse pour le sport. Le 25 février 2021, l’agence d’information gouvernementale Rossia Sevodnia organise par exemple une conférence en ligne sur le thème « Église et arts martiaux : le 150e anniversaire de la mission orthodoxe de Saint-Nicolas du Japon » et en profite pour promouvoir le développement de la religion et du sport en Russie par l’intermédiaire d’invités prestigieux, tels N. Valouev, là encore, ainsi que le directeur général de la chaîne de télévision orthodoxe Spas, Boris Korchevnikov.

Enfin, sous V. Poutine, « le passé de la Russie est imprévisible[13]Andreï Gratchev, Le passé de la Russie est imprévisible. Journal de bord d’un enfant du dégel, Paris, Alma Éditeur, 2014. ». Depuis 2012, le virage conservateur s’accompagne d’une réécriture historique de thèmes précis, comme la revalorisation de la « grande guerre patriotique », la réhabilitation de Staline ou encore la critique de l’assassinat des derniers Romanov. Le sport ne fait pas exception, et les autorités religieuses russes ne manquent pas une occasion de réaffirmer les liens forts entre le sport et l’Église orthodoxe, alors que ceux-ci étaient au contraire inexistants durant l’époque soviétique. Entre amnésie et hypermnésie historique, la série Mouvement vers le haut (Dvizheniye Vverkh) en est l’illustration. Ces huit documentaires, destinés à la jeunesse russe, procèdent à une réécriture des relations entre sport et religion en Russie à travers l’histoire afin de les rendre inextricables et « naturelles ». Désormais, le sport s’accompagne d’un lien, factice mais indéfectible, avec la religion orthodoxe.

La religion orthodoxe au service de l’équipe olympique russe

Le sport russe de haut niveau n’est pas épargné par l’influence de l’Église. Officiellement, la Commission patriarcale sur la culture physique et les sports « organise la présence pastorale au sein même des installations sportives ». L’objectif est « d’alimenter spirituellement » les sportifs de haut niveau afin d’éviter qu’ils ne deviennent païens. Traditionnellement, le patriarche bénit l’équipe nationale russe avant les Jeux olympiques et paralympiques (JOP) et les grandes compétitions sportives. Kirill s’est, par exemple, déplacé en personne sur le site olympique de Sotchi en 2014 pour bénir les infrastructures construites pour l’occasion. En outre, depuis les années 1990, il est d’usage que le patriarche nomme un aumônier pour accompagner l’équipe russe lors des JOP. Son rôle est de suivre les athlètes dans le processus de préparation d’une compétition sportive afin d’obtenir un maximum de médailles. Si, dans un premier temps, la tâche est confiée à l’archiprêtre Nikolaï Sokolov, ce dernier est remplacé par le jeune Andreï Alexeyev à partir des JOP de Rio en 2016 pour être plus proche des sportifs.

Celui-ci décrit son rôle comme celui « d’un médecin ou d’un psychologue » dont la proximité avec les athlètes doit participer à la bonne préparation mentale et spirituelle de l’équipe. Sportif amateur, il est également le directeur du complexe sportif Voskhod, dans le Nord de Boutovo, en banlieue de Moscou. Régulières, ses prises de parole dans les médias russes et internationaux concernent avant tout le sport et la religion, mais prennent parfois une tournure un peu plus politique. En août 2016, alors que l’équipe paralympique russe vient d’être exclue des JOP de Rio par le Tribunal arbitral du sport (TAS), il déclare avec l’aval de Kirill que cette décision est « un crime contre la morale » commis par des « personnes faibles ». En 2019, à la suite des JOP d’hiver de Pyeongchang, il publie un ouvrage intitulé « Le Journal du père spirituel de l’équipe olympique », dans lequel il décrit les « miracles ordinaires » du sport russe et l’« exploit chrétien » que représente le sport de haut niveau dans un contexte religieux.

Ce mouvement atteint son paroxysme en juin 2020 lorsque la Douma d’État autorise la construction de « l’église de la Victoire » dédiée à l’équipe nationale olympique russe à Boutovo, où officie A. Alexeyev. Cet édifice est le point d’orgue d’un gigantesque complexe religieux de plus de 17 000 mètres carrés qui d’ici 2026 comprendra une piscine, un centre de pèlerinage, un dispensaire médical ou encore une école de ballet.

Orthodoxes de tous les pays, unissez-vous…

En renouant avec le messianisme à la chute de l’Union soviétique, l’Église orthodoxe a également vocation à étendre l’influence russe à l’étranger, dont le sport constitue un outil. La religion orthodoxe représente plus de 280 millions de fidèles à travers le monde, parmi lesquels environ 177 millions en Europe de l’Est, dont 110 millions en Russie. Pour le Kremlin, elle s’apparente donc à une arme de soft power. De Kirill de Moscou au métropolitain Mitrofan, les plus hautes autorités de l’Église orthodoxe se réfèrent régulièrement à l’histoire du missionnaire russe Saint Nicolas Kasatkin, autrement appelé Saint Nicolas du Japon, pour justifier le déploiement du sport orthodoxe dans le monde. En route pour aller prêcher au Japon au XIXe siècle, Saint Nicolas aurait appris le judo avant de devenir samouraï et d’ouvrir une école d’arts martiaux à Tokyo. Son but ? Comprendre la vie japonaise et pouvoir se fondre dans la masse locale afin d’évangéliser de façon efficace. Aujourd’hui, cette histoire sert de prétexte au déploiement de l’orthodoxie russe à travers le monde. Et permet, par ricochet, aux autorités religieuses de plaire à V. Poutine, dont le judo est le sport favori.

Dans un premier temps, l’objectif est d’unifier l’espace orthodoxe de « l’étranger proche » par l’intermédiaire du sport et de participer à l’édification du « monde russe » (« Russkij Mir ») souhaité par V. Poutine lui-même. Très en vogue depuis les années 1990, et encore plus aujourd’hui, le concept désigne la diaspora russe, présente principalement au sein de l’espace postsoviétique, que le pouvoir se doit de protéger et d’unifier. Dans ce contexte, le déploiement du sport orthodoxe est particulièrement visible en Biélorussie, Ukraine, Moldavie, Roumanie, Bulgarie, Grèce, Serbie, Macédoine du Nord et au Monténégro. Plus encore, l’Église orthodoxe cherche à déployer son « religious sport power » sur les territoires de conflits dits gelés, contrôlés par Moscou. Sur le site internet des « guerriers orthodoxes », il est par exemple fait mention que le club dispose de relations privilégiées avec des associations étrangères situées « en Ossétie du Sud, en Abkhazie, au Monténégro, en Bulgarie, en Ukraine et en Biélorussie ». En outre, pour étendre son pouvoir d’attraction, l’Église s’est fixé pour mission de créer et d’accueillir des événements sportifs orthodoxes internationaux afin de se positionner en leader de ce nouveau mouvement sportif et religieux. Depuis 2010, le Festival international des sports de combat et des arts martiaux, la « Coupe de l’égal aux apôtres de Nicolas du Japon », se tient à Pouchkino, non loin de Moscou. La croissance de l’événement est telle que plus de 3 000 sportifs venus de toute la Russie, du monde orthodoxe et du Japon ont participé à l’édition 2021, et ce, malgré la pandémie de Covid-19.

Enfin, l’Église orthodoxe russe cherche également à se déployer à l’échelle planétaire. En France, la construction de la cathédrale de la Sainte-Trinité de Paris en 2016, à l’initiative du Kremlin, en est probablement l’illustration la plus visible. Si d’un point de vue sportif, l’Église orthodoxe semble pour le moment tâtonner, quelques éléments laissent à penser que nous ne sommes qu’à l’aube d’un renouveau du sport orthodoxe russe à l’étranger. L’histoire du missionnaire russe orthodoxe Alexey Troubach en Mongolie en est l’illustration. Arrivé seul à Oulan-Bator en 2005, il y fait construire l’église de la Sainte-Trinité en 2009, soit le premier temple orthodoxe du pays. Parallèlement, il rencontre en 2007 l’entraîneur russe de l’équipe de bandy d’Irkoutsk ; ensemble, ils décident de participer au développement du hockey en Mongolie. A. Troubach crée, à Oulan-Bator, un club de hockey sur gazon au nom sans équivoque : « Trinité ». Il fait appel à Kirill de Moscou, qui lui offre les services de l’entraîneur émérite de bandy Anatoli Alfertyev. Très vite, le club prend de l’ampleur. Bandy et hockey sur glace, quelques dizaines de Mongols apprennent à pratiquer deux des sports les plus populaires de Russie. Fort de son modeste succès, et surtout de son caractère unique dans le pays, le « Trinité » se transforme en club de l’équipe nationale mongole de bandy. Désormais, le hockey sur gazon gelé est l’un des seuls sports d’équipe grâce auquel la Mongolie participe à des championnats du monde.

Inspirées par ce succès, les autorités religieuses de Russie cherchent à le reproduire à l’étranger. À chaque fois, l’objectif est triple : évangéliser les populations locales, réunir et protéger la diaspora russe et orthodoxe, et utiliser la religion et le sport comme un instrument de soft power destiné à améliorer l’image de la Russie tout en augmentant son influence. Si les résultats de cette politique ne sont pas encore significatifs, la synchronie inédite entre le sport et l’orthodoxie en Russie n’en est qu’à ses balbutiements. Au regard de l’appétence de V. Poutine pour le sport et la religion orthodoxe, elle devrait prendre une nouvelle dimension dans les années qui viennent. Entre ciel et sport, tsarisme et soviétisme, la Russie renoue avec sa tradition religieuse bientôt millénaire et son sport de masse désormais centenaire. Pour un futur syncrétique ?

Notes

Notes
1 « Vystupleniye Svyateyshego Patriarkha Kirilla na pervom zasedanii Patriarshey komissii po voprosam fizicheskoy kul'tury i sporta » (« Discours de Sa Sainteté le patriarche Cyrille à la première réunion de la Commission patriarcale sur la culture physique et les sports »), 6 juin 2018, Site internet officiel de l’Église orthodoxe russe, http://www.patriarchia.ru/db/text/5215803.html.
2 « La sportokratura est un néologisme formé des mots « sport », « kratos » – « force, pouvoir » en grec ancien – et « nomenklatura », qui désigne la machinerie de l’élite politico-économico-sportive russe. Elle s’exprime à travers le corps de Vladimir Poutine et s’imprime sur les corps des élites et de la société civile en Russie ». À ce sujet, lire Lukas Aubin, La sportokratura sous Vladimir Poutine, une géopolitique du sport russe, Paris, Bréal, 2021, p. 134.
3 Anna Dolya, « L’Église orthodoxe russe au service du Kremlin », Revue Défense Nationale, n° 780, mai 2015.
4 « Patriarkh Kirill: Sport — eto sredstvo vozvysheniya kak fizicheskoy, tak i dukhovnoy kul'tury cheloveka » (« Patriarche Kirill : Le sport est un moyen d'élever à la fois la culture physique et spirituelle d'une personne »), 06 juin 2018, Site internet officiel de l’orthodoxie au Tatarstan [en ligne] https://tatmitropolia.ru/mesyceslov/days/?id=67856.
5 « Patriarkh Kirill: «Russkiy khokkey — nash vid sporta» » (« Patriarche Kirill : “le hockey russe est notre sport” »), 22 mai 2015, Site internet officiel de la Fédération russe de bandy, http://www.rusbandy.ru/news/7266.
6 « Oleg Kostin: Khokkey s myachom ne imeyet analogov po svoyemu territorial'nomu okhvatu » (« Oleg Kostin : le Bandy n'a pas d'analogues en termes de couverture territoriale »), 22 décembre 2016, Site internet officiel de la Fédération russe de bandy, http://www.rusbandy.ru/news/10164/print/.
7 « Patriarkh Kirill: Sport — eto sredstvo vozvysheniya kak fizicheskoy, tak i dukhovnoy kul'tury cheloveka » (« Patriarche Kirill : Le sport est un moyen d'élever à la fois la culture physique et spirituelle d'une personne »), 06 juin 2018, Site internet officiel de l’orthodoxie au Tatarstan, [en ligne] https://tatmitropolia.ru/mesyceslov/days/?id=67856.
8 « Kontseptsiya deyatel'nosti : Patriarshey Komissii po voprosam fizicheskoy kul'tury i sporta » (« Concept d'activités : Commission patriarcale pour la culture physique et les sports »), 2018, Site officiel de la Commission patriarcale sur la culture physique et les sports, https://www.rpcsport.ru/sites/default/files/field/page-file/koncepciya_deyatelnosti_komissii_po_sportu.pdf.
9 Voir le site internet officiel de la Commission patriarcale sur la culture physique et les sports : https://www.rpcsport.ru/.
10 Kirill de Moscou a notamment déclaré à propos des relations entre le ministère des Sports russe et l’Église orthodoxe : « Le sport est maintenant complètement différent. […] Les gens prudents utilisent volontairement le sport afin de renforcer leur santé physique, et leurs qualités internes. Puisque l’Église se préoccupe également de la santé spirituelle d'une personne, il y a des possibilités d'interaction ici ». « SOSTOYALAS' VSTRECHA SVYATEYSHEGO PATRIARKHA KIRILLA S MINISTROM SPORTA RF P.A. KOLOBKOVYM » (« LA RÉUNION DU SAINT-PATRIARCHE KIRILL AVEC LE MINISTRE DES SPORTS DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE P.A. KOLOBKOV »), 9 juillet 2019, Site internet officiel de la Commission patriarcale sur la culture physique et les sports,  https://www.rpcsport.ru/node/25.
11 « Kontseptsiyey Soyuza Pravoslavnykh Yedinobortsev yavlyayetsya platforma - «Pravoslaviye, Boyevyye iskusstva i Patriotizm » » (« Le concept de l'Union des arts martiaux orthodoxes est « Orthodoxie, arts martiaux et patriotisme » »), Site internet officiel des Orthodox Warriors, http://www.orthodoxwarriors.com/ru/about/.
12 A ce sujet, lire le texte du chercheur russe Oleg Khlusyanov destiné à promouvoir cette mouvance dans la société russe. « Vospitatel'nyy potentsial voyenno-patrioticheskogo sportivnogo kluba kak faktor razvitiya sotsial'noy pozitsii podrostkov » (« Le potentiel éducatif du club sportif militaro-patriotique comme facteur de développement de la position sociale des adolescents » destiné à promouvoir cette mouvance dans la société russe »), 2013, Cyberlinka, https://cyberleninka.ru/article/n/vospitatelnyy-potentsial-voenno-patrioticheskogo-sportivnogo-kluba-kak-faktor-razvitiya-sotsialnoy-pozitsii-podrostkov Selon lui : »La dévalorisation des valeurs spirituelles a eu un impact négatif sur la conscience publique de la plupart des groupes sociaux et d'âge, y compris les adolescents. La relance de l'activité des clubs sportifs militaro-patriotiques peut devenir, à notre avis, non seulement un centre culturel et de santé, mais aussi un centre éducatif ».
13 Andreï Gratchev, Le passé de la Russie est imprévisible. Journal de bord d’un enfant du dégel, Paris, Alma Éditeur, 2014.
Pour citer ce document :
Lukas Aubin, "L’évangélisation du sport en Russie sous Vladimir Poutine". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°40 [en ligne], novembre 2022. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/levangelisation-du-sport-en-russie-sous-vladimir-poutine/
Bulletin
Numéro : 40
novembre 2022

Sommaire du n°40

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Auteur.e.s

Lukas Aubin,Directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), Docteur en études slaves contemporaines, spécialiste de la géopolitique de la Russie et du sport.

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