Bulletin N°16

février 2018

Liberté de conscience, athéisme et laïcité en Algérie

Nedjib Sidi Moussa

Dans le sillage des mouvements contestataires qui ont surgi avec les " printemps arabes " de 2011, le champ intellectuel français s'est fait l'écho de l'émergence de voix favorables à la sécularisation des pays dont l'islam est la religion d'Etat, notamment à la faveur de la sortie du film documentaire Laïcité, Inch Allah ! réalisé par la Tunisienne Nadia El Fani. A-t-on pu observer une telle dynamique pour l'Algérie ? À première vue, ce pays semble avoir été épargné par les bouleversements régionaux en raison de la stabilité de son régime autoritaire. Pourtant, la conflictualité sociale n'a jamais cessé de s'exprimer et la politique de rigueur du gouvernement a provoqué un regain de la protestation syndicale. Malgré cette relative effervescence sociale, aucun mouvement significatif portant la revendication de la séparation de la religion et de l'Etat ne s'est fait entendre, pas plus que n'ont émergé des voix assumant publiquement leur irréligiosité. En outre, le ministre des Cultes, Mohammed Aïssa, a récemment demandé aux imams de lutter contre l'athéisme et l'homosexualité, tous deux considérés comme des " fléaux sociaux ". En défendant le " référent religieux national ", le ministre fait de l'islam sunnite de rite malékite une condition du " vivre ensemble " menacé par d'autres obédiences, régulièrement accusées de prosélytisme, comme le chiisme et l'ahmadisme.

Ces déclarations, associées à des mesures répressives, ont attiré l'attention d'organisations internationales sensibles à la question de la liberté religieuse, c'est-à-dire la possibilité de pratiquer le culte de son choix, ou à celle de la liberté de conscience qui inclut le droit de ne se réclamer d'aucune religion. La Constitution algérienne garantit les libertés de conscience et d'opinion ainsi que la liberté d'exercice du culte. Cependant, l'humiliation télévisée de l'écrivain Rachid Boudjedra montre la difficulté de s'affirmer athée - où d'être présenté comme tel - dans l'espace public. A cet égard il convient d'interroger le rapport ambigu de la gauche algérienne à la question religieuse et à la revendication laïque, rarement articulée aux revendications portant sur les libertés démocratiques, ou aux luttes sociales.

Liberté de religion ou liberté de conscience ?

Le gouvernement algérien a tendance à réagir avec promptitude aux rapports sur la liberté religieuse émanent du Département d'Etat américain ou d'organisations de plaidoyer comme Human Rights Watch (HRW) ou Amnesty International, portant notamment sur la liberté de religion et de conviction. En revanche, les autorités algériennes ne prennent guère la peine de répondre officiellement aux conclusions portant sur la liberté de conscience de deux autres organisations de plaidoyer, l'Observatoire de la liberté religieuse (OLR) et l'International Humanist and Ethical Union (IHEU). Cette réaction différenciée s'explique par le fait que ces institutions ou organisations n'ont pas la même notoriété et usent de notions antagonistes.

Depuis 1998 et l'adoption, par les Etats-Unis, de l'International Religious Freedom Act, le Département d'Etat américain publie un rapport annuel sur la liberté religieuse comprise comme un " droit humain universel ". L'édition de 2016 rappelle que l'islam est la religion de l'Etat algérien, mais que les libertés de conscience et de culte sont garanties par la Constitution. Il recense toutefois les entraves juridiques pour les communautés religieuses ne relevant pas de l'islam sunnite, en particulier les chrétiens et les ahmadis. Le document rend compte des échanges de la diplomatie américaine avec les fonctionnaires algériens et rappelle les efforts de l'ambassadeur des Etats-Unis en faveur du " pluralisme et de la tolérance religieuse ".

HRW, ONG de plaidoyer basée à New-York, publie chaque année un rapport mondial sur la situation des droits humains. Sa vingt-huitième édition, qui porte sur les événements de l'année 2017, souligne la menace représentée par les " populistes autoritaires ". Pour le cas algérien, le document souligne que les autorités ont réprimé la liberté d'expression en usant notamment des articles du code pénal qui criminalisent le fait de " discréditer l'islam ". Dans la section consacrée à la liberté de religion, HRW n'évoque pourtant que la situation faite aux ahmadis qui, selon des responsables gouvernementaux algériens, représenteraient " une menace pour la foi musulmane sunnite ".

Amnesty publie chaque année un rapport sur la situation des droits humains dans le monde. Concernant la liberté de religion et de conviction en Algérie, l'édition 2017/2018 ne traite que du mouvement religieux ahmadi dont le président " était mis en mis en cause dans six affaires différentes devant plusieurs tribunaux, toutes découlant de l'exercice de sa foi ".

L'OLR est lié à la fondation catholique Aide à l'Eglise en détresse (AED), basée en Allemagne et qui soutient, depuis 1947, les chrétiens persécutés dans le monde. Depuis 2014, l'OLR publie un rapport sur la liberté religieuse qu'elle promeut comme un " droit fondamental de la personne humaine ". L'édition de 2016 pointe la menace de l'extrémisme islamiste et place l'Algérie parmi les pays où existe un niveau significatif d'intolérance religieuse. Le rapport mentionne les arrestations de non-jeûneurs durant les mois de Ramadan 2014 et 2015. Il appelle à l'abrogation des dispositions législatives discriminatoires à l'égard des non-musulmans et de celles qui " violent le droit à la liberté de religion ". En outre, le rapport soutient le " droit de ne professer ou ne pratiquer aucune religion ", tout en relayant les doléances de l'Eglise catholique.

Fondée en 1952 à Amsterdam, l'ONG IHEU défend les personnes athées, agnostiques et laïques. Depuis 2012, cette institution publie un rapport intitulé " Rapport sur la liberté de pensée " [The Freedom of Thought Report] qui porte sur la discrimination légale ou systémique contre les humanistes, athées et agnostiques. Pour 2017, l'IHEU classe l'Algérie parmi les pays où cette discrimination est jugée sévère. Outre la description du cadre juridique influencé par les principes islamiques, le rapport évoque l'activité intense sur les réseaux sociaux de groupes qui défendent la laïcité et critiquent le " régime théocratique ", tout en cachant leurs opinions aux yeux de leurs proches.

Comme on peut le voir à travers les rapports produits par ces organisations internationales, liberté religieuse et liberté de conscience ne recouvrent pas des périmètres identiques et ne relèvent pas de considérations philosophiques similaires. Selon qu'elles se réfèrent à l'une ou l'autre notion, ces institutions ne s'intéressent ni aux mêmes segments de la population algérienne ni aux mêmes problématiques malgré quelques exceptions le plus souvent médiatisées par la presse ou amplifiées par les réseaux sociaux.

Boudjedra, l'athéisme et le rappel à l'ordre

Le rapport de l'IHEU mettait en exergue le cas de l'écrivain Rachid Boudjedra, qui se réclame du communisme, et aurait déclaré son athéisme lors d'un entretien télévisé en 2015. Cette déclaration a suscité de nombreuses réactions dont celle du prédicateur salafiste Abdelfatah Hamadache qui estimait que l'écrivain ne devait " pas être enterré avec les musulmans ". Cette position a aussi été soutenue par l'Association des oulémas algériens (AOMA). Pour les oulémas (savants religieux), " prier, laver le corps et enterrer " l'auteur dans un cimetière musulman était proscrit, sauf s'il se repentait. L'écrivain a bénéficié de quelques soutiens publics, dont celui de l'ancien consultant du ministère des Affaires religieuses, Adda Fellahi, pour qui l'athéisme ne constitue pas un danger pour la société algérienne et selon qui la Constitution algérienne et la charia garantissent la liberté de conscience.

Il convient cependant d'expliquer en quoi la déclaration de Boudjedra pointe les limites de la critique publique de la religion, sans occulter ses conséquences à court et moyen termes tant pour l'auteur que pour les Algériens athées ou agnostiques. L'écrivain s'est exprimé en langue arabe dans l'émission "Mahakma" [Tribunal] diffusée sur la chaîne privée Echorouk TV qui véhicule un discours conservateur islamo-populiste. La bande-annonce du programme, mise en ligne quelques jours avant sa diffusion à la télévision le 3 juin 2015, condense l'échange entre Boudjedra et la journaliste Madiha Allalou, appuyé par des effets sonores et visuels :

" _Rachid Boudjedra, crois-tu en Dieu ?

_Non !

_Crois-tu en l'islam, notre religion ?

_Non, mais c'est la même chose, donc à même question, même réponse !

_Crois-tu en Mohamed envoyé des cieux ?

_Non, en ce qui me concerne, je considère Mohamed comme un homme révolutionnaire, pas plus !

_Si tu devais choisir une religion ?

_Je choisirais le bouddhisme pour son pacifisme ! "

Des affirmations aussi tranchées sur une chaîne réputée pour son conservatisme ne pouvaient manquer de provoquer des réactions passionnées, aussitôt relayées par les médias internationaux. En revanche, ces derniers n'ont guère fait état de la déclaration de Boudjedra qui a suivi la diffusion du programme et de la polémique opposant ses partisans à ses détracteurs sur les réseaux sociaux, allant jusqu'aux menaces de mort. En effet, l'écrivain a déclaré, le 5 juin 2015, à Oran :

"La présentatrice de l'émission a fait un montage à sa manière et a manipulé mes propos. Elle s'est concentrée sur une expression que j'ai dite sur le ton de la plaisanterie. Une plaisanterie lourde. Elle m'a agressé en me demandant si j'étais athée ou pas. Je lui répondu que oui pour répondre à cette agression. Pour moi, l'islam est la religion du peuple algérien, pas celle de l'Etat. Moi, je suis du côté du peuple. Je ne peux dire du mal de l'islam, car de cette manière je porte atteinte à ce peuple. Tout le monde connaît mon parcours politique. Si je suis communiste, c'est parce que j'aime mon peuple."

L'auteur a explicitement refusé d'être associé à l'athéisme pour se revendiquer du soufisme, à l'instar de l'émir Abdelkader (1808-1883), figure de la résistance à la conquête française. Cette rhétorique ne se risquant pas à la critique de la religion n'est pas propre à Boudjedra, mais renvoie en réalité à l'argumentaire porté par l'orthodoxie communiste en Algérie durant des décennies et n'assumant ni la revendication de la laïcité ni l'affirmation d'un matérialisme athée. Cependant, il convient de souligner qu'en plus de cette déclaration, qui s'est apparentée à une nouvelle concession à la pression intégriste, l'écrivain a été victime d'un canular de très mauvais goût, deux ans plus tard.

Dans la caméra cachée " Rana Hkemnak " [On t'a pris au piège] diffusée le 31 mai 2017 sur Ennahar TV, qui occupe un créneau similaire à Echorouk TV, Boudjedra, littéralement terrorisé, est sommé par de faux policiers de réciter la profession de foi musulmane et de déclarer à plusieurs reprises " Allah Akbar " lors d'un entretien qui dérape. Cette mise en scène, censée faire rire les téléspectateurs algériens durant le mois de Ramadan, a plutôt suscité des réactions outragées face à l'humiliation de Boudjedra, âgé de 76 ans lors de l'émission. Les déclarations de soutien se sont multipliées dans la presse et sur les réseaux sociaux, tandis qu'Annis Rahmani, le président d'Ennahar TV, a tenu à présenter ses excuses en regrettant des " dépassements ", tout en postant sur Twitter que " ceux qui veulent l'athéisme en Algérie doivent assumer leur responsabilité ". L'écrivain a porté plainte contre la chaîne et a affirmé avoir été " torturé ", pensant être tombé face à un groupe terroriste. Boudjedra a d'ailleurs établi un lien avec l'émission d'Echorouk TV de 2015 pour expliquer ce mauvais traitement qui ressemble à un sévère rappel à l'ordre dans une société " submergée par l'islamisme " selon ses propres mots.

Revendication laïque et libertés démocratiques

C'est à l'appui de ces éléments qu'il convient d'apprécier Enquête au paradis de Merzak Allouache. Sorti en 2017, le film porte sur la bigoterie des jeunes Algériens et illustre les précautions langagières des intellectuels qui y interviennent pour exprimer leur rapport à la religion. Le contraste entre les écrits audacieux - le plus souvent en français - et l'expression bridée face à la caméra est la conséquence des polémiques ayant pour objet la liberté de conscience, l'athéisme ou la laïcité, rappelant les lignes rouges à ne pas franchir. D'autant que ces questions ont rarement été prises au sérieux par les courants progressistes qui ont véhiculé un discours populiste ou une vulgate économiciste, sans réelle stratégie pour la conquête des libertés individuelles et collectives. Au-delà de la fermeture du jeu politique ou du recul de la gauche algérienne, il convient d'interroger le legs du Parti de l'avant-garde socialiste (PAGS) sur ces questions.

Ce parti semi-clandestin et " soutien critique " du régime a longtemps représenté l'orthodoxie prosoviétique en se déclarant opposé à l'" athéisme bourgeois ". Toutefois, face à la montée de l'islamisme au début des années 1980, le PAGS a cherché à promouvoir une " conception progressiste de l'islam[1]" L'islam du peuple solidaire ", Saût el Cha'b, n° 100, 20 novembre 1980". Les premières violences islamistes ont incité le PAGS à affirmer que " la société socialiste algérienne ne s'édifiera pas en ignorant l'Islam et à plus forte raison contre l'Islam[2]" Le marxisme n'est pas l'athéisme bourgeois ", Saût el Cha'b, n° 117, 5 février 1984.". Le parti estimait que le " peuple musulman " était menacé par des " fascistes[3]" Isoler politiquement les éléments réactionnaires ", Saût el Cha'b, n° 134, 22 octobre 1985.", à savoir les islamistes, tout en refusant d'alimenter un clivage qui opposerait les croyants aux non-croyants[4]" Notre position vis-à-vis de la religion ", Saût el Cha'b, n° 140, 7 avril 1986.. Contre les " partisans du fanatisme", le PAGS a d'ailleurs valorisé des figures religieuses comme Abdelhamid Ben Badis (1889-1940)[5]" Centenaire de la naissance de Ben Badis. Inspirons-nous de son esprit de tolérance et d'ouverture ", Saût el Cha'b, n°177, 21 août 1989., fondateur de l'Association des oulémas algériens en 1931.

Le PAGS, qui jouissait pourtant d'une bonne audience chez les artistes et les intellectuels, n'a pas pris en charge la question laïque, contrairement au dirigeant trotskiste Mustapha Ben Mohammed (1926-2013) qui, au nom de l'Organisation socialiste des travailleurs (OST), a plaidé pour la séparation de la religion et de l'Etat à la fin des années 1980[6]" Garantir les libertés et répondre aux revendications du peuple. Organisation socialiste des travailleurs : pour une nouvelle internationale ", entretien réalisé par Linda Ababsa, Parcours … Continue reading. Cette revendication, au même titre que celle portant sur l'égalité en droit entre les hommes et les femmes, figurait parmi les libertés démocratiques à conquérir avec l'ouverture du champ politique. Mais les arguments en faveur de la laïcité ont été violemment combattus par le Front islamique du salut (FIS) qui dénonçait avec virulence les " ennemis de l'islam[7]Mustafa Al-Ahnaf, Bernard Botiveau et Franck Frégosi, L'Algérie par ses islamistes, Paris, Karthala, 1991, p. 102.". Dans cette conjoncture, avant que la guerre civile des années 1990 ne provoque des dizaines de milliers de morts, disparus ou traumatisés, l'intellectuel Mohammed Harbi (1933-) écrivait :

" Nous continuerons, aussi longtemps qu'il le faudra, à combattre la régression avec des arguments connus. Dans une époque indigente où les pouvoirs en place laissent les islamistes façonner, par une sorte d'esprit persuasif ou dissuasif, la jeunesse et exigent des intellectuels de s'abstenir de toucher à la question religieuse, rappeler aux consciences ce qu'on leur cache ou ce qu'elles ont oublié est la tâche ingrate de la pensée[8]Mohammed Harbi, " Avant-propos " à Mansour Fahmy, La condition de la femme dans l'islam, Paris, Allia, 1990, p. 15.".

Cette réflexion résonne de nos jours avec une certaine acuité. En effet, les condamnations à des peines de prison pour " atteinte à l'islam" ont conduit des militants de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'Homme (LADDH) de M'Sila à vouloir organiser une conférence nationale sur l'athéisme. Entreprises en décembre 2016, les démarches pour la tenue de l'événement n'ont pas abouti en l'absence de réponse des autorités. Ce silence de l'administration a été interprété comme un refus du débat sur la liberté de conscience qui rejoint les préoccupations des individus refusant l'instrumentalisation de la religion dans le monde arabe.

Notes

Notes
1 " L'islam du peuple solidaire ", Saût el Cha'b, n° 100, 20 novembre 1980
2 " Le marxisme n'est pas l'athéisme bourgeois ", Saût el Cha'b, n° 117, 5 février 1984.
3 " Isoler politiquement les éléments réactionnaires ", Saût el Cha'b, n° 134, 22 octobre 1985.
4 " Notre position vis-à-vis de la religion ", Saût el Cha'b, n° 140, 7 avril 1986.
5 " Centenaire de la naissance de Ben Badis. Inspirons-nous de son esprit de tolérance et d'ouverture ", Saût el Cha'b, n°177, 21 août 1989.
6 " Garantir les libertés et répondre aux revendications du peuple. Organisation socialiste des travailleurs : pour une nouvelle internationale ", entretien réalisé par Linda Ababsa, Parcours maghrébins, décembre 1988.
7 Mustafa Al-Ahnaf, Bernard Botiveau et Franck Frégosi, L'Algérie par ses islamistes, Paris, Karthala, 1991, p. 102.
8 Mohammed Harbi, " Avant-propos " à Mansour Fahmy, La condition de la femme dans l'islam, Paris, Allia, 1990, p. 15.
Pour citer ce document :
Nedjib Sidi Moussa, "Liberté de conscience, athéisme et laïcité en Algérie". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°16 [en ligne], février 2018. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/liberte-de-conscience-atheisme-et-laicite-en-algerie/
Bulletin
Numéro : 16
février 2018

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Auteur.e.s

Nedjib Sidi Moussa, docteur associé au CESSP – Paris

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