Bulletin N°46

décembre 2023

L’Inde : une approche positive de la sécularisation

Sunil K. Choudhary

Note de l’éditeur : cet article témoigne d’un courant aujourd’hui bien présent dans le monde académique indien, mais qui peut être critiqué pour sa proximité avec un hindouisme militant présentant les religions non-hindoues pour des pièces rapportées et adoptant comme des réalités objectives des concepts éminemment politiques et polémiques.

Introduction

Si la religion et la politique sont des concepts très anciens, leur association ou leur séparation, qui définit largement la sécularisation, sont des notions tout à fait modernes. Défini littéralement par le Concise Oxford Dictionary of Current English, le mot "sécularisme" signifie "concerné par les affaires de ce monde, mondaines, non sacrées, non monastiques, non ecclésiastiques, temporelles, profanes, laïques". Issu de la Renaissance et de la Réforme, la sécularisation s'est largement caractérisée par la séparation de la religion et de la politique[1]Bien que la sécularisation ait été définie en premier lieu en termes de séparation de la religion et de la politique ou de l'Église et de l'État, la relation religion-politique peut être … Continue reading, ces deux entités fonctionnant comme deux domaines différents et distincts, sans possibilité d'intervention ou d'interférence. Développé pour contrer le pouvoir croissant de l'Église en Europe à l'extrême fin de l'ère médiévale, le sécularisme a été posé en alternative à la théocratie en prônant la séparation de l'Église et de l'État.

Depuis sa genèse conceptuelle en Occident, fondée sur la controverse entre l'Église et l'État, les deux entités travaillant dans leurs domaines respectifs et n'interférant pas dans les activités de l'autre, sous quelque forme que ce soit, la sécularisation s’est exportée vers le monde oriental, le monde communiste, en tant qu'abrogation totale de la religion. Contrairement à l'Occident, la notion communiste du sécularisme nie l'existence même de la religion, car elle amoindrit le pouvoir de l'État et éloigne le peuple du progrès. Replaçant la religion dans la terminologie marxiste comme "l'opium des masses, le cœur des sans-cœur, l'âme des sans-âme", la variante communiste de la sécularisation s’articule donc autour d'un discours opposant absence et présence de la religion. "Être séculier dans ce sens, c'est être irréligieux[2]Sunil Kumar, Communalism and Secularism in Indian Politics: Study of the BJP, Jaipur, Rawat Publications, 2001.". Toutefois, au cours de leur histoire, les nations communistes ont redéfini la notion de sécularisation en assimilant la religion à la croyance et en maintenant ainsi strictement la première dans la sphère privée.

Contextualisation de la sécularisation en Inde : une perspective constitutionnelle

Contrairement à la controverse entre l'Église et l'État qui a défini la toile de fond de la sécularisation en Occident, l'Inde n'avait pas d'Église établie, de sorte que la sécularisation à l’occidentale mettant en avant la religion et la politique comme deux domaines distincts et séparés n'a pas constitué un cadre d’analyse pertinent pour les pères fondateurs qui rédigeaient une constitution écrite entre 1946 et 1949. Confrontés aux affres de la partition établie sur la religion en 1947, les auteurs de la constitution ont conçu une stratégie éloignée des modèles occidentaux et orientaux en plaçant l'État au-dessus de la religion. Alors que le Pakistan nouvellement créé (à partir de l'Inde) s'est proclamé État islamique en 1947, l'Inde a refusé de se laisser influencer par les inclinations religieuses en se déclarant État hindou, bien que les hindous constituaient 84 % de sa population au moment de l'indépendance.

Les pères fondateurs ont délibérément évité de déclarer l'Inde comme État hindou dans le préambule de la Constitution, car le poids démographique de cette composante de la population le suggérait déjà cette particularité de l’État. Anticipant les enjeux de sécurité et de protection des hindous et des autres minorités dans le Pakistan nouvellement créé, les pères fondateurs ont introduit la liberté de religion et les droits éducatifs et culturels pour les musulmans et les autres minorités en Inde. Le préambule décrit l'État comme « souverain, démocratique et républicain » sans mentionner spécifiquement le caractère séculier ou la sécularisation[3]La sécularisation fait référence à "ce monde", différent de "l'autre monde" représenté par l'Église ; elle implique donc la séparation de l'Église et de l'État. Le sécularisme est une … Continue reading dans aucune des parties de la Constitution. Les droits justiciables inscrits dans la liste des droits fondamentaux (articles 25 à 28) permettent à toutes les communautés - la majorité comme la minorité - de professer, de propager et de pratiquer n'importe quelle religion, sans autoriser la conversion. De même, les articles 29 et 30 permettent aux minorités d'établir et de gérer leurs établissements d'enseignement sans prêcher d'instructions religieuses.

Sur la base de ces deux droits fondamentaux, la liberté de religion et les droits éducatifs et culturels, accordés aux religions individuelles et aux communautés religieuses, les pères fondateurs ont souligné la nature séculière de l'État indien en définissant les caractéristiques suivantes :

  1. a) Respect des religions
  2. b) Absence de religion d'État
  3. c) Promotion de toutes les religions

Respect des religions

Bien qu'elle ne le mentionne pas expressément, la Constitution indienne, en garantissant la liberté de religion à tous les citoyens, vise à promouvoir le principe de Sarva Dharma Sambhava, c'est-à-dire l'égalité de respect et de révérence de l'État à l'égard de toutes les religions. Outre l'hindouisme, religion dominante qui compte aujourd’hui une majorité de fidèles (74,8 %) sur une population de 1,40 milliard d'habitants, les autres religions répandues en Inde sont l'islam (18,2 %), le christianisme (2,9 %), le sikhisme (1,7 %), le bouddhisme (0,7 %) et le jaïnisme (0,3 %). À l'exception de l'islam et du christianisme, les autres religions sont directement ou indirectement associées à l'hindouisme et tirent leurs origines de cette même religion.

Le principe cardinal de Sarva Dharma Sambhava repose sur la croyance que toutes les religions en Inde suivent des voies différentes et variées pour leur propre développement, mais que leur finalité reste la même, à savoir le bien-être de l'humanité. La liberté de religion inscrite dans la Constitution indienne donne aux citoyens de toutes les croyances religieuses le droit d’évoluer, de propager et de pratiquer leurs religions respectives en célébrant la diversité religieuse. Par son principe d'égalité de respect, l'État permet à toutes les religions de conserver leur spécificité religieuse en suivant leurs propres coutumes et croyances. Il n'y a donc pas de fête nationale fondée sur une pratique religieuse, mais toutes les religions sont autorisées à célébrer leurs fêtes religieuses respectives conformément à leurs traditions et conventions.

Les fêtes hindoues telles que Diwali et Holi (fêtes des lumières et des couleurs respectivement) sont célébrées comme des jours fériés par les hindous. L'Aïd, Noël, Gurpurab, Wesak/Buddha Jayanti et Paryushana sont quelques-unes des fêtes religieuses importantes observées par les communautés musulmanes, chrétiennes, sikhes, bouddhistes et jaïnes en Inde, et impliquent la participation et la célébration de toutes les autres communautés.

Le principe Sarva Dharma Sambhava du sécularisme indien pourrait être assimilé au modèle du saladier[4]Ashish Nandy et al (dit.), Creating a Nationality: The Ramjanmabhumi Movement and Fear of the Self, Delhi, Oxford University Press, 1995., dans lequel toutes les communautés religieuses, bien que conservant leurs identités distinctes (comme la salade), s'imprègnent de leur présence en contribuant collectivement à l'unité.

Absence de religion d'État

L'Inde est marquée par la présence et l'importance de différentes religions et libertés religieuses depuis de nombreuses décennies. Contrairement à la plupart des nations souveraines nouvellement indépendantes du tiers-monde, l'Inde d'après l'indépendance ne prônait aucune religion d'État. Contrairement au christianisme, défini par le statut de religion d'État en Europe, en Amérique et dans d'autres pays, et à l'islam, qui a délimité la spécificité des pays d'Asie occidentale, d'Afrique et de certains pays européens, le bouddhisme étant une religion d'État de la Chine[5] Le bouddhisme est reconnu comme l'une des cinq religions officielles de la Chine, les autres étant le taoïsme, l'islam, le protestantisme et le catholicisme. et d'autres pays asiatiques, les pères fondateurs n'ont pas défini l'hindouisme ou toute autre religion comme religion d'État pour l'Inde, nous l’avons souligné.

Le fait de conférer à une religion un statut et un symbole de religion d'État aurait pu empêcher l'Inde de respecter les valeurs constitutionnelles dans le cadre du constitutionnalisme, et ce en toute sérénité. Les nations dotées d'une religion d'État se trouvent dans une sorte de situation difficile, à savoir l'équilibre entre la démocratie et la théocratie, la promotion de la majorité et la protection des minorités, la légalité et la religiosité. Les actions des nations dotées d'une religion d'État sont généralement qualifiées d'arbitraires et d'autoritaires, car elles sont considérées comme guidées par des conventions et des considérations religieuses.

L'absence de religion d'État fait de l'Inde un État véritablement multiculturel, car il accepte non seulement la diversité culturelle en termes de religions, mais il accorde également une certaine respectabilité à la diversité religieuse. En gouvernant la nation et en gérant l'administration, l'État indien ne peut être considéré comme adepte d'une quelconque pratique religieuse attribuée à la prééminence d'une religion. Par conséquent, l'État indien n'est perçu ni comme religieux ni comme irréligieux, mais plutôt comme areligieux.

Promotion de toutes les religions

Le fait de considérer les religions avec distance et distinctement fait de l'État indien une agence de renaissance et de réforme vis-à-vis des extrémismes et des bigoteries religieuses. Dans une telle situation, l'État est confronté à un dilemme concernant la pratique de la religion, en présence d'inégalités en termes de castes, de communautés et de clans, et est donc appelé à jouer un rôle déterminant dans la lutte contre ces tensions religieuses et de mauvaises pratiques. L'objectif de l'État est d'assurer la promotion constante de toutes les religions et l'adhésion à des pratiques religieuses qui n'empiètent pas sur les droits constitutionnels des individus en tant que citoyens. Chaque fois que la protection des droits constitutionnels et de la moralité est mise en avant, l'État indien n'hésite pas à intervenir pour remédier aux problèmes liés au religieux.

Les 75 dernières années de l'histoire de l'Inde qui suivent l'indépendance montrent que l'État est devenu un instrument de changement et de transformation religieuse en s'attaquant à de nombreuses pratiques religieuses problématiques et en les limitant. Dans les années 1950, l'État a introduit des projets de loi sur le code hindou afin de codifier et de réformer le droit personnel hindou, dans le but de moderniser la société et de forger l'unité entre les hindous, les jaïns, les bouddhistes et les sikhs, en excluant les musulmans, les chrétiens et les parsis du champ d'application de ces projets de loi. Alors que les pères fondateurs avaient introduit la disposition du code civil uniforme (article 44) rendant facultatif pour les gouvernements fédéraux des États indiens de garantir un code commun pour toutes les communautés religieuses, y compris les musulmans et les chrétiens, très peu d'États ont réellement mis en œuvre cette disposition dans leurs régions respectives. L'État s'est également employé à faciliter la vie religieuse en subventionnant le Haj pour les musulmans, en facilitant le pèlerinage des hindous à Amarnath et dans d'autres lieux saints, en ouvrant le corridor de Kartarpur aux fidèles sikhs, etc.

La force du sécularisme indien réside également dans son système judiciaire qui permet son application. Dans ses décisions historiques, le système judiciaire indien a défini l'hindouisme comme un "mode de vie" capable d'accueillir et d'intégrer la diversité culturelle. Après avoir mis en œuvre des réformes religieuses pour les hindous et d'autres communautés dans les années 1950, l'État indien a introduit une législation commune interdisant le Triple Talaq (prononcer trois fois le divorce) pour la communauté musulmane en 2019. Contre l'avis des sections musulmanes orthodoxes, certains gouvernements d'État, notamment celui du Karnataka, ont également interdit le port du hijab (foulard) dans les établissements d'enseignement en 2022, au motif qu'il contrevenait à la politique d'uniformité. Bien que la Haute Cour et la Cour suprême aient confirmé la décision de l'État, les protestations présumées des groupes musulmans et hindous se sont poursuivies sans relâche.

La sécularisation indienne : une perspective positive

Le discours communautaire et séculier[6]L'Inde a été le théâtre d'un débat entre communautés et laïcité à la fin des années 1980, lorsque la politique des castes sous Mandal et la politique religieuse sous Kamandal ont polarisé … Continue reading a été largement perçu sous l'angle de la négativité. Le communautarisme, en tant qu'affrontement religieux entre communautés religieuses attisé par la politique, doit être combattu à l'aune du sécularisme. Celui-ci est donc considérée comme un antidote au communautarisme.

En Inde, le sécularisme va toutefois au-delà de ce point en inculquant des connotations positives. On peut citer trois raisons fondamentales à cela.

Premièrement, dans le contexte indien, le sécularisme repose sur le principe de la promotion et de la protection de valeurs communes considérées comme essentielles pour garantir l'harmonie et la coexistence religieuses. Par conséquent, l'État indien n'hésite pas à intervenir ou à s'abstenir d'intervenir dans la religion, "selon que certaines valeurs sont ou non protégées ou avancées[7]Rajeev Bhargava (dir.), Secularism and its Critics, Delhi, Oxford University Press, 2000.". Selon Rajeev Bhargava, l'État ne se contente pas de traiter toutes les religions de la même manière, il les considère également tels des égaux.

Deuxièmement, le sécularisme en Inde revêt une autre connotation positive car son fonctionnement et son rôle sont ancrés dans les valeurs constitutionnelles et la moralité. Lorsque l'État estime que des valeurs constitutionnelles fondamentales telles que l'égalité, la liberté et la justice sont entravées par l'orthodoxie et le conservatisme religieux, il s'attaque aux inégalités et aux injustices flagrantes en recourant à la législation. L'objectif est d'ouvrir la voie à l'établissement d'une société égalitaire. Tout en intervenant dans les activités et les pratiques religieuses des différentes communautés afin de garantir des représentations et des reconnaissances équitables, l'État ne fait pas de différence entre les religions majoritaires et minoritaires.

Troisièmement, l'intervention positive de l'État dans les activités religieuses repose sur des discussions et des délibérations démocratiques, impliquant tous les acteurs clés des communautés religieuses[8]L'abolition de la Sati et du Triple Talaq, la modernisation de l'enseignement dans les madrassas, la construction du temple de Ram à Ayodhya et la reconstruction de Babri Masjid à un endroit … Continue reading. La conciliation, et non la confrontation, est l'approche de l'État indien. Une telle approche renforce également la confiance des communautés religieuses et affaiblit les plus orthodoxes de chacune d’entre elles. Le sécularisme indien pourrait donc être considéré comme l'émergence de négociations et de délibérations par le bas avec les différentes parties prenantes religieuses.

Le sécularisme indien et ses exemptions de fonctionnement

Durant ses deux premières décennies et demie d'existence, la Constitution indienne n’a pas contenu le mot "séculier" de manière générale dans ses parties ou dispositions existantes et en cours d'extension. Le mot « séculier » a été inséré dans le préambule de la Constitution avec le mot « socialiste » par le biais d'un amendement constitutionnel en 1976. Après 26 ans de fonctionnement de la Constitution, l'État n'a pas précisé de justification à cet ajout dans le préambule. Les chercheurs affirment que les excès de l'état d'urgence de 1975 à 1977, ont entraîné des mesures de contraceptions forcées, tant pour la majorité que pour les minorités à Delhi et ailleurs et ont remis en question l'essence même de la sécularisation en Inde.

Le Congrès nehruvien, qui était considéré comme pro-minorité/musulman parce qu'il accédait à de nombreuses demandes de la communauté musulmane au détriment de la majorité hindoue[9] Sunil Kumar, “Nehruvian Secularism and Contemporary Indian Polity”, dans Jagdish P. Sharma et al (dir.), Nehru and People's Movement, Delhi, Manak Publications, 1995, pp. 46-56., a été perçu comme antimusulman avec les excès de l'état d'urgence à l'encontre des musulmans en tant que tels. Pour surmonter cette image du Congrès, le parti au pouvoir sous la direction de Mme Indira Gandhi a procédé à de nombreux amendements constitutionnels, dont l'amendement « séculier ». Pour préserver son programme séculier de toute critique éventuelle, le Congrès au pouvoir a également fait précéder le mot "socialiste" par du terme « séculier » et a ajouté « unité et intégrité » au préambule par le 42e amendement constitutionnel de 1976.

Ainsi, le préambule, tel que modifié pour la première fois en 1976, définit l'État comme une « République souveraine, socialiste, séculier, démocratique ». Avec sa proclamation officielle en tant qu'État séculier, les libertés religieuses consacrées dans quatre articles (articles 25 à 28) ont commencé à devenir opérationnelles de manière plus efficace, accompagnées de leurs principales exemptions. Alors que ces libertés permettent aux citoyens de professer, de propager et de pratiquer leurs croyances religieuses respectives, de gérer les affaires religieuses, d'être exonérés d'impôts pour la promotion de la religion et d'être libres de suivre des instructions religieuses, l'État a mis en œuvre trois exemptions clés associées aux libertés religieuses, à savoir l'ordre public, la santé et la moralité.

Ordre public

Si la Constitution accorde les libertés religieuses à tous les citoyens, celles-ci ne sont pas accordées au détriment de l'ordre public. Lorsque des activités religieuses entravent l'ordre public, l'État intervient pour mettre fin à ces nuisances religieuses. L'État, par l'intermédiaire de ses institutions judiciaires, a veillé à maintes reprises au maintien de l'ordre public en interdisant les sons religieux aigus, généralement émis par les mosquées le matin, ainsi que les processions religieuses organisées par les hindous et d'autres communautés religieuses.

L'histoire politique de l'Inde post-indépendance est riche de nombreux exemples de ce type, où l'État a interdit l'immixtion de la politique dans les affaires religieuses, prévenant ainsi la violence communautaire dans différentes parties du pays. Les processions religieuses pacifiques au nom de la liberté de religion ne sont autorisées que dans la mesure où ces activités ne portent pas atteinte à l'amitié entre les communautés de la société.

Santé

Les conventions traditionnelles et conservatrices de certaines communautés religieuses ont favorisé de mauvaises pratiques[10] La polygamie, l'infanticide des femmes, le mariage des enfants, etc. sont quelques-unes des pratiques malveillantes adoptées par les communautés musulmanes et hindoues. au nom des croyances religieuses, affectant ainsi la santé des citoyens. En Inde, l'État a cherché à utiliser des politiques à la fois coercitives et persuasives pour résoudre ces problèmes. L'augmentation du taux de mortalité infantile, lié au désir d’avoir des garçons plutôt que des filles, les mariages précoces, la pratique du Sati (veuve brûlée sur le bûcher de son mari) sont quelques-uns des maux qui affectent les communautés majoritaires et minoritaires. L'État a tenté, par le biais de dispositions législatives, de mettre un terme à la plupart de ces maux au sein de la communauté hindoue, mais des tentatives de persuasion ont également été entreprises pour contenir les pratiques néfastes au sein de la communauté musulmane.

Alors que les communautés chrétienne, sikhe, jaïne et parsi sont relativement épargnées par les pratiques religieuses rétrogrades au nom de la liberté de religion, les musulmans continuent d'en souffrir. Contrairement aux projets de loi sur le code hindou soutenus par des législations ultérieures, la société musulmane est encore assez peu soumise au contrôle législatif. La loi de la charia autorise de nombreuses pratiques religieuses abusives telles que la polygamie, le mariage des enfants et l'interdiction des droits de succession pour les filles ; l'État indien est contraint d'intervenir pour empêcher certaines de ces pratiques.

Les partisans du code civil uniforme font valoir que l'uniformisation des exemptions religieuses en matière de santé permettrait de remédier à de nombreuses pratiques illicites répandues au sein de la communauté musulmane, en particulier dans ses rangs inférieurs.

Moralité

La question de la moralité associée à la liberté de religion en tant qu'exemption est liée au débat sur la conversion. Contrairement à l'hindouisme, qui ne croit pas à la conversion d’une religion à l’autre, l'islam et le christianisme auraient prôné la conversion pour accroître leur présence démographique. Si la liberté de religion permet aux citoyens de professer, de propager et de pratiquer toute forme de culte, elle n'autorise pas la conversion religieuse par le biais d'incitations ou autres. De nombreuses études ont mis en évidence l'augmentation des conversions par les missionnaires chrétiens et les religieux islamiques, principalement dans les zones rurales et tribales de l'arrière-pays. Les États du nord-est, dont la population hindoue était majoritaire après l'indépendance, seraient devenus des États chrétiens à la suite du processus de conversion[11]Pour plus de détails, voir Rabnesh Debbaram, Religious Freedom and Conversion in North East, Delhi et Jaipur, Rawat Publications, 2022 et Vibha Joshi, A Matter of Belief : Christian Conversion and … Continue reading.

Contrairement au christianisme, l'islam ne semble pas recourir à la conversion de manière générale, comme le font les missionnaires chrétiens. Toutefois, au fil des ans, la pratique du Jihad de l'amour (Love Jihad), qui consiste pour les jeunes musulmans à séduire les jeunes filles hindoues et à les convertir à l'islam après leur mariage, est devenue la pomme de discorde de l'Inde contemporaine. Les groupes religieux hindous se sont opposés avec véhémence à la pratique du Love Jihad, arguant que les jeunes filles hindoues innocentes étaient converties de force à l'islam et laissées en suspens par la suite. Ces dernières années, on a assisté à des manifestations collectives contre le Love Jihad qui ont donné lieu à des lynchages collectifs visant les deux principales communautés.

Certains cas de Love Jihad observés récemment, principalement dans les États du nord de l'Inde, ont provoqué des dissensions acrimonieuses dans le tissu séculier de la nation[12]Le premier cas de Love Jihad est apparu dans l'État du Kerala en 2009 et s'est répandu dans différents États de l'Inde - Uttar Pradesh, Delhi, Maharashtra, Rajasthan, Madhya Pradesh, Karnataka et … Continue reading.

Comparaison entre la Sarva Dharma Sambhava indienne et la laïcité française

La France adopte la variante occidentale de la sécularisation, où l'on peut constater une prédominance exclusive de la rationalité sur la spiritualité. Les années post-1980 ont fait de la France l'un des chantres du multiculturalisme, promouvant l'acceptation et le respect de la diversité religieuse. L'origine de la laïcité française pourrait être située dans la lutte des républicains anticléricaux contre la domination et la légitimité établies de l'Église catholique. La France défend le principe de sécularisation dans le cadre de son soutien au multiculturalisme par le biais de son principe de laïcité.

La Laïcité est un trait distinctif de la sécularisation française, considérée comme la pierre angulaire de la République, qui souligne non seulement une séparation formelle entre l'Église et l'État, mais aussi la cessation complète de toute intervention des institutions et des valeurs religieuses dans le fonctionnement de l'État et dans le domaine public. Ce principe a été consolidé dans la République française avec la promulgation de la loi de 1905, qui a formellement séparé l'Église de l'État.

Les nations sécularisées d'Europe et d'ailleurs n'ont pas connu beaucoup de conflits religieux avant le début de la mondialisation, qui a entraîné la migration de communautés à travers le monde. La France a connu des problèmes quelque peu différents en raison de l'augmentation des migrations de populations en provenance des pays africains à prédominance musulmane, en particulier le Maroc, la Tunisie, l'Algérie, le Mali, le Sénégal et la Mauritanie, dans les années 1950 et 1960, d'une part, et de l'accélération du processus de migration à la suite de la mondialisation dans les années 1990, qui a transformé la nature même de la société française en tant que société multiculturelle, d'autre part. Ces transformations démographiques ont commencé à modifier les orientations démocratiques de la société française au fil du temps.

Les questions religieuses ont commencé à prendre de l'ampleur dans différentes parties de l'Europe, y compris en France[13]Même si la France a été témoin d’une hausse de revendications identitaires liées au religieux pendant la dernière partie du XXe siècle, le développement de la mondialisation et du … Continue reading, au cours du XXIe siècle. La religion est devenue le point de ralliement de la solidarité religieuse, ce qui a donné lieu à des troubles communautaires dans différentes régions de France. Les protestations contre le livre de Salman Rushdie, Les versets sataniques, et l'attaque personnelle dont il a fait l'objet de la part d'un fanatique religieux ont ensuite donné lieu à d'immenses manifestations et célébrations dans différentes parties de l'Europe et de l'Asie, y compris en France. Pour contrer la montée du fanatisme et de l'orthodoxie religieuse, la France a promulgué en 2004 et 2011 des lois interdisant le port de symboles religieux « ostentatoires » tels que les robes/blocs catholiques, les kippas juives, les foulards musulmans, les turbans sikhs et les points de couleur sur le front des hindous pour la quasi-totalité des communautés religieuses. Récemment, la décision du gouvernement français d'interdire le port de l'abaya (un vêtement islamique conventionnel) dans les écoles publiques a suscité une controverse, semblable à celle créée par la question du port du Hijab dans les universités du Karnataka en Inde en 2022.

De telles décisions et interprétations autour du principe de laïcité ont une fois de plus mis en lumière de nouvelles significations de la notion de laïcité en France. Bien que la sécularisation indienne soit quelque peu différente et plus englobante que la laïcité française, on peut constater de grandes similitudes entre la Sarva Dharma Sambhava indienne et le principe français de laïcité : tous deux cherchent à prendre en compte la diversité en acceptant la pluralité des religions. Depuis que les principes séculiers ont été intégrés dans la Constitution indienne, les controverses concernant les religions et les différences religieuses sont attribuées à des considérations politiques et à d'autres enjeux externes. Au nom de la religion et des pratiques religieuses, les élites politiques ont commencé à mobiliser les communautés minoritaires pour obtenir des gains électoraux. Les populations n'étaient peut-être pas intéressées par ces questions, mais des représentants de communautés religieuses - majoritaires et minoritaires - les politisaient à des fins de polarisation et de consolidation des orientations de votes.

La France prétend être une nation multiculturelle, mais son ethos religieux est profondément enraciné dans le christianisme. Au fil du temps, l'homogénéité française a commencé à se transformer en hétérogénéité avec les migrations en provenance des nations islamiques. Cette transformation démographique a jeté de l'huile sur le feu. Toute intervention de l'État dans le domaine religieux qui n'a pas été catégoriquement inscrite dans les dispositions constitutionnelles donne lieu à des manifestations et à des protestations.

La voie à suivre : Accepter la diversité, renoncer à l'extrémisme

Le monde contemporain est témoin d'un nouveau type d'alignement et de polarisation fondé sur la religion. Ce qui pourrait être étrange et étonnant dans le nouveau monde multiculturel, c'est la réémergence d'identités primordiales en termes de religion, voire de culture, de race et d'ethnicité, qui continuent à défier les nouvelles réalités multiculturelles du monde global. Les protestations démocratiques s'appuyant sur la religion sont devenues la nouvelle forme de résistance, ce qui n'augure rien de bon sur le plan démocratique. Les protestations démocratiques dans le monde contemporain montrent aujourd'hui des signes d'explosion religieuse.

Les contestations et les confrontations fondées sur la religion sont perçues différemment dans les nations démocratiques et dans les régimes communistes et islamiques non démocratiques. Il y a eu peu de protestations en dehors de la Chine lorsque l'État a commis des violations des droits de l'homme à l'encontre des Ouïghours (la minorité religieuse ethnique du Xinjiang en 2014). Il n'y a pas eu beaucoup de protestations contre l'État iranien lorsqu'il a pris pour cible des femmes qui auraient enfreint le code vestimentaire strict de la République islamique en 2022. La situation actuelle de guerre entre Israël et le Hamas, où le premier s'assure un soutien contre le terrorisme tandis que le second s'attire la sympathie au nom de la religion, nécessite une réinterprétation du discours séculier dans le monde multiculturel contemporain.

Le cas indien de la sécularisation, qui met l'accent sur l'adaptation et l'intégration de la diversité religieuse dans un sens positif, pourrait être cité comme un exemple représentatif d'un monde multiculturel qui doit être suivi à la fois dans la lettre et dans l'esprit. La sécularisation indienne doit toutefois trouver un équilibre entre un excès de libéralisme et un excès d'extrémisme.

Notes

Notes
1 Bien que la sécularisation ait été définie en premier lieu en termes de séparation de la religion et de la politique ou de l'Église et de l'État, la relation religion-politique peut être analysée différemment, en termes de public et de privé, de culturel et de politique, d'interne et d'externe.
2 Sunil Kumar, Communalism and Secularism in Indian Politics: Study of the BJP, Jaipur, Rawat Publications, 2001.
3 La sécularisation fait référence à "ce monde", différent de "l'autre monde" représenté par l'Église ; elle implique donc la séparation de l'Église et de l'État. Le sécularisme est une doctrine qui signifie non seulement la neutralité de l'État vis-à-vis de la religion, mais qui suggère également une équidistance entre l'État et les religions en mettant l'accent sur le respect et la révérence à l'égard de toutes les religions.
4 Ashish Nandy et al (dit.), Creating a Nationality: The Ramjanmabhumi Movement and Fear of the Self, Delhi, Oxford University Press, 1995.
5 Le bouddhisme est reconnu comme l'une des cinq religions officielles de la Chine, les autres étant le taoïsme, l'islam, le protestantisme et le catholicisme.
6 L'Inde a été le théâtre d'un débat entre communautés et laïcité à la fin des années 1980, lorsque la politique des castes sous Mandal et la politique religieuse sous Kamandal ont polarisé la politique électorale autour du discours sur le communalisme et la laïcité. Le BJP a été assimilé au communalisme et tous les partis anti-BJP sont apparus comme des défenseurs de la laïcité.
7 Rajeev Bhargava (dir.), Secularism and its Critics, Delhi, Oxford University Press, 2000.
8 L'abolition de la Sati et du Triple Talaq, la modernisation de l'enseignement dans les madrassas, la construction du temple de Ram à Ayodhya et la reconstruction de Babri Masjid à un endroit distinct sont quelques-uns des exemples où les parties prenantes hindoues et musulmanes ont été impliquées par l'État. Même sur la question de l'application du code civil, l'État s'efforce d'obtenir un large consensus parmi les différents acteurs musulmans.
9 Sunil Kumar, “Nehruvian Secularism and Contemporary Indian Polity”, dans Jagdish P. Sharma et al (dir.), Nehru and People's Movement, Delhi, Manak Publications, 1995, pp. 46-56.
10 La polygamie, l'infanticide des femmes, le mariage des enfants, etc. sont quelques-unes des pratiques malveillantes adoptées par les communautés musulmanes et hindoues.
11 Pour plus de détails, voir Rabnesh Debbaram, Religious Freedom and Conversion in North East, Delhi et Jaipur, Rawat Publications, 2022 et Vibha Joshi, A Matter of Belief : Christian Conversion and Healing in North-East India, Berghahn Books, 2012.
12 Le premier cas de Love Jihad est apparu dans l'État du Kerala en 2009 et s'est répandu dans différents États de l'Inde - Uttar Pradesh, Delhi, Maharashtra, Rajasthan, Madhya Pradesh, Karnataka et d'autres.
13 Même si la France a été témoin d’une hausse de revendications identitaires liées au religieux pendant la dernière partie du XXe siècle, le développement de la mondialisation et du multiculturalisme qui a largement facilité le mouvement des individus et des communautés à travers le monde a amené la religion à occuper une position importante dans différentes parties de l'Europe, y compris la France.
Pour citer ce document :
Sunil K. Choudhary, "L’Inde : une approche positive de la sécularisation". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°46 [en ligne], décembre 2023. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/linde-une-approche-positive-de-la-secularisation/
Bulletin
Numéro : 46
décembre 2023

Sommaire du n°46

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Auteur.e.s

Sunil K. Choudhary, Centre for Global Studies (CGS), University de Delhi

Traduit de l’anglais par Anne Lancien

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