Bulletin N°38

juillet 2022

Observance religieuse, funérailles et inhumation dans l’islam de France, au prisme de la Covid 19

Frank Frégosi

La pandémie de la Covid 19 qui, à partir de l’année 2019, a frappé tous les États a considérablement impacté la vie quotidienne des individus dans ses multiples dimensions. C’est ainsi que des limitations de déplacements (politiques de confinement plus ou moins étendues) furent progressivement mises à l’ordre du jour. De même, la rationalisation des interactions sociales entre les individus devint peu à peu la norme, tant au plan professionnel (généralisation du travail en distanciel, réduction de l’activité économique dans certains secteurs de production …), qu’au plan commercial (accès limité aux commerces alimentaires de proximité, fermeture des commerces dits non essentiels, généralisation des ventes en ligne…), sans oublier le domaine de la culture (fermeture des espaces de loisirs, des théâtres, des salles de spectacle…). L’espace familial a également été durablement affecté, dans le sens d’une incitation à la limitation drastique des rassemblements familiaux, et des rencontres intergénérationnelles, lors des fêtes familiales, ainsi qu’à l’occasion des célébrations liées aux rites de passage, tels que les baptêmes et les mariages (reportés) et surtout les funérailles.

L’épidémie de la Covid 19 qui sévit en France depuis la fin du mois de janvier 2020 a donc mis à rude épreuve l’ensemble des composantes humaines de la société et tous les secteurs d’activités. Du personnel soignant des hôpitaux placé en première ligne, aux directeurs des établissements de soins, contraints de réorganiser totalement les services hospitaliers pour répondre à l’afflux de malades, aux responsables politiques peu préparés à affronter une telle crise sanitaire, en passant par les citoyens ordinaires qui, du jour au lendemain, pouvaient être touchés par ce virus et se retrouver en réanimation. Sans oublier les médecins, et les épidémiologistes, dont certains, par médias interposés, se prenaient volontiers pour des thaumaturges des temps modernes, ayant découvert le remède miracle, selon un modus operandi sévèrement taclé par d’autres praticiens de l’art, sans oublier les chefs d’entreprise obligés de suspendre leurs activités et de mettre au chômage partiel leurs salariés (etc.). Tous ont vu leur quotidien durablement impacté par cette épidémie.

Dans la présente contribution, nous tenterons de montrer comment la pratique religieuse en général, et celle de l’islam en particulier, a été impacté par cette situation, et comment elle a dû globalement s’adapter au contexte particulier de la pandémie de la Covid 19 d’une part, et surtout comment en son sein, notamment les rites funéraires musulmans, ont été repensés et adaptés à cette situation exceptionnelle.

Pratiquer sa religion face au virus

La vie religieuse, elle aussi, a été durablement impactée par la Covid 19. Les Églises, les confessions religieuses et leurs fidèles n’ont pas été épargnés. Loin s’en faut ! Au tout début de la pandémie, certains rassemblements religieux avaient même été incriminés comme ayant pu servir de porte d’entrée pour la diffusion du virus. Ce fut notamment le cas de rassemblements évangéliques en Alsace[1]Bernadette Sauvaget, « À Mulhouse, un rassemblement évangélique trop enfiévré ? », dans Libération du 12/04/2020., qui furent un moment suspectés, médiatiquement, d’avoir contribué à diffuser involontairement le virus. Plus au Sud, des galas de charité et les célébrations juives liées à la fête de Pourim auraient indirectement contribué[2]Témoignage recueilli auprès des services de l’aumônerie israélite de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Marseille courant mars 2020., alors qu’aucun confinement, ni mesures de distanciation sociale n’étaient encore à l’ordre du jour, par le nombre des personnes regroupées, à une première diffusion du virus au sein de la communauté juive, puis au-delà.

Mais les différentes communautés religieuses de l’hexagone ont été d’autant plus sérieusement concernées par la vague de la Covid-19, que son essor coïncidait également avec des temps forts de leurs calendriers religieux respectifs. C’est ainsi que l’épidémie devaient notamment couvrir le temps du Carême chrétien, ce qui devait notamment impacter les célébrations du dimanche des Rameaux, le 5 avril 2020, la semaine sainte, et bien sûr la solennité de la Pâque chrétienne. Les solennités de la Pâques juive (Pessah) à compter du 8 et jusqu’au 9 avril 2020, qui habituellement rassemblent les familles autour du repas du Seder furent également impactées. Quant à l’islam, le début du jeûne du mois de Ramadan, était prévu pour le 24 avril 2020, en pleine pandémie !

À chaque fois, les responsables religieux incitèrent leurs fidèles, non pas à renoncer aux dites célébrations, mais à renoncer aux regroupements élargis, et à se rendre dans les lieux de culte. Les mesures d’urgence prises par les pouvoirs publics, comme l’interdiction de tout rassemblement de plus de 100 personnes devaient inévitablement conduire à soulever notamment la question du maintien des autres regroupements religieux collectifs plus modestes, de même que les règles sanitaires strictes éditées en matière d’inhumation ont impacté les pratiques relatives aux soins rituels apportés aux défunts, sans parler de l’accompagnement des défunts à leur dernière demeure. La lutte contre l’épidémie ne s’est donc pas arrêtée à la porte (souvent) close des lieux de culte.

Elle a conduit les autorités religieuses, comme les instances dirigeantes de ces communautés, à devoir repenser la façon dont nos contemporains devaient vivre la religion au quotidien à l’heure de la Covid 19, en contraignant notamment la vie religieuse à se replier sur l’espace domestique ou sur les réseaux sociaux. Le foyer est ainsi redevenu, le temps de l’épidémie, le nouvel espace privilégié d’expression de la religion. La communauté réduite à la maisonnée redevient le centre de la vie religieuse, au détriment des formes collectives et publiques plus conventionnelles que sont les célébrations religieuses hebdomadaires dans les lieux de culte (messe, culte, prières collectives…), ou plus ponctuellement, celles rythmant les différentes étapes de la vie (baptême, circoncision, majorité religieuse, mariage, enterrement).

Mais cela devait également constituer une opportunité pour redécouvrir au passage que le primat formel accordé aux conduites rituelles communautaires n’est qu’un des aspects de la vie religieuse elle-même. La vie spirituelle personnelle, la lecture privée des écritures, autant que la méditation solitaire participent aussi pleinement de la vie religieuse, comme le fait de continuer de se soucier, en ces temps de crise sanitaire, des plus fragiles et de leur témoigner de la solidarité. Tous les cultes ont ainsi dû en France, comme ailleurs, repenser leurs modes de présence dans la société.

Continuer à pratiquer la religion musulmane à l’heure de la Covid 19

On assista d’abord à la suspension dans un premier temps des célébrations collectives, suivie parfois par la fermeture plus ou moins généralisée de lieux de culte, au profit de la valorisation du cadre domestique, adapté aux temps de confinement, pour vivre sa foi.

Alors que les édifices catholiques furent laissés accessibles aux fidèles, mais sans possibilité de célébrations communautaires, dès le début de la pandémie, le CFCM fit le choix résolu de la fermeture des mosquées. Aussi à partir du 16 mars 2020, les mosquées partout en France durent-elles fermer leurs portes, jusqu’à nouvel ordre[3][En ligne] https://www.saphirnews.com/Priez-chez-vous-contre-le-coronavirus-l-appel-du-CFCM-aux-mosquees-et-aux-musulmans-de-France_a26976.html (consulté le 8 juillet 2022).. Bien que nombreux sont les lieux de culte musulman qui ne reconnaissent pas l’autorité du CFCM, la généralisation de la fermeture de tous les espaces de prière musulmans fut respectée.

C’est ainsi notamment que durant le mois du Jeûne de Ramadan de 2020, alors que les mosquées fermées, ne pouvaient accueillir les fidèles pour les veillées et les prières nocturnes qui habituellement rythment les nuits du mois consacré au jeûne, le CFCM devait inciter les fidèles à célébrer ce temps fort du calendrier islamique en réinvestissant la cellule familiale, comme espace de célébration. À aucun moment l’hypothèse d’un report du jeûne n’a vraiment été à l’ordre du jour au sein des organisations musulmanes de France, ni mis en avant par des intellectuels se réclamant de l’islam. Les circonstances bien qu’exceptionnelles, n’empêchaient en rien les fidèles d’accomplir le jeûne diurne prescrit.

Il s’est même trouvé des imâms comme Mohamed Bajrafil, à Ivry-sur-Seine, pour mettre l’accent sur l’opportunité que constituait la conjonction du confinement des corps lié à l’épidémie, et le jeûne du mois de Ramadan. Le fait d’être confiné chez soi, représentait selon cet imâm, une aubaine, afin de réaliser et de réussir pleinement son jeûne qui est avant tout une démarche strictement individuelle, d’ascèse, de confinement spirituel. « Le confinement spirituel est la clef de la réussite et de la sincérité du jeûne[4]Hana Ben Rhouma, Ramadan 2020 : « Plus nous serons confinés, plus notre jeûne sera réussi ». Vidéo de M Bajrafil, [en ligne] … Continue reading », selon lui. Dans cette optique, le respect du confinement corporel constitue une des conditions de réussite spirituelle du jeûne prescrit. Cette articulation entre l’autodiscipline des corps, par le confinement, et la nécessité de faire retour à Dieu, via la lecture du Coran et la prière, contribuait, à son avis, à tenir le croyant loin de toute ostentation. Aussi, cet imâm qui se réclame tant du soufisme que du réformisme, invitait-t-il les croyants et les croyantes à faire de leurs maisons des mosquées.

Cet intéressant plaidoyer pour une re-sanctuarisation du foyer a été aussi abondamment utilisée durant le Carême par certains évêques, à l’instar de Mgr Christophe Dufour archevêque d’Aix-en-Provence et d’Arles, qui invitait les catholiques de son diocèse à considérer que « Vos Églises sont vos maisons[5][En ligne] https://www.catho-aixarles.fr/wp-content/uploads/sites/28/2020/04/2020-04-06-De-Mgr-Dufour-Lettre-aux-familles-Semaine-Sainte-2020...pdf  (consulté le 21 mai 2020) . ».

De même, le débat sur le remplacement de la prière collective par une prière domestique allait connaître un nouveau prolongement avec le début du jeûne du mois de Ramadan, avec pour focale les prières nocturnes (surérogatoires) de tarâwîh réalisées en congrégation.

Pendant ce mois sacré durant lequel les musulmans célèbrent la révélation progressive du Coran au Prophète, dans les mosquées après l’iftâr et durant une partie de la nuit, les fidèles sont habituellement réunis lors de veillées pour la lecture du Coran effectuée par l’imâm, et pour accomplir des prières spécifiques comprenant un grand nombre de rakaat – entre huit et vingt-deux[6]Hanan Ben Rhouma, « Ramadan 2020 sous confinement : les prières de tarawih à domicile en cinq questions ». [En ligne] … Continue reading. Or, en raison du confinement et de la fermeture des lieux de culte musulmans, cela n’a pas été possible en 2020.

Dès lors, l’ensemble des responsables musulmans français, toutes tendances confondues, ont indiqué que ces veillées et prières nocturnes devaient être accomplies depuis les domiciles des croyants et en famille. Cette relocalisation des prières de tarâwîh dans l’espace domestique fut l’occasion pour certains responsables musulmans de rappeler que cette pratique rituelle, attestée du temps du Prophète et systématisée sous le Califat d’Omar (634-644)[7]Henri Laoust, Les schismes dans l’islam, Paris, Payot, 1965, p 4. en congrégation (assimilée par les Chiites à une innovation[8]Leur désaccord avec les sunnites porte sur le fait d’accomplir ces prières de façon collective en mosquée et non en privé chez soi, comme l’aurait prescrit le Prophète. En fait, les chiites … Continue reading), n’était en rien obligatoire mais vivement recommandée. De plus, à cette occasion fut également précisé que l’école malikite, majoritaire en France, préconisait la tenue des prières de tarâwîh dans les maisons individuelles ou en groupe avec ses proches, notamment avec ses enfants, sans pour autant prôner la désertion des mosquées. Devant l’impossibilité de se rendre dans celles-ci, comme le relève l’imâm khâtib de la mosquée Qarawyiine de Fez, cheikh Idriss Al Fassi Al Fihri dans un avis diffusé par le CFCM daté du 24 avril 2020, la condition requise de ne pas inciter à déserter les mosquées tombe d’elle-même et ne rend que plus légitime et parfaitement recevable d’un point de vue jurisprudentiel de célébrer à domicile[9][En ligne] https://www.cfcm-officiel.fr/2020/04/24/la-priere-de-tarawih-dans-les-maisons/, (consulté le 21 mai 2020)..

Honorer ses morts au risque de la Covid 19

Un encadrement drastique des cérémonies de funérailles fut également mis en place dans tous les cultes. Dans notre société profondément sécularisée[10]Philippe Portier & Jean Paul Willaime, La religion dans la France contemporaine. Entre sécularisation et recomposition, Paris, Armand Colin, 2021., où l’indifférence religieuse[11]Pierre Bréchon & Anne-Laure Zwilling (dir.), Indifférence religieuse ou athéisme militant ? Penser l’irréligion aujourd’hui, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2020. progresse, le recours aux funérailles religieuses reste souvent le principal et ultime marqueur d’une empreinte religieuse qui partout ailleurs s’atténue. Inhumer ses morts est d’ailleurs la seule activité rituelle dont l’extériorisation a pu notamment se maintenir par temps de pandémie, selon un protocole néanmoins assez strict, qui devait modifier sensiblement le rapport à la mort, en réduisant notamment les derniers hommages des familles rendus à leurs disparus, morts de la Covid, soustraits à leur vue, et vis-à-vis desquels tout contact était de jure exclu.

Il en alla de même avec toute expression collective de compassion lors des funérailles publiques, au profit d’une privatisation contrainte de celles-ci, auxquelles ne pouvait assister qu’un nombre très limité de personnes.

Les rites musulmans liés aux funérailles et à l’inhumation[12]Franck Frégosi., Notice « Funérailles et inhumation dans l’islam », dans Francis Messner (dir.), Dictionnaire du droit des religions, Paris, CNRS Éditions, 2011, pp 369-374., en France comme dans le reste du monde, ont eux aussi connu des réaménagements, rendus nécessaires par l’urgence sanitaire liée à la pandémie de la Covid 19, et le confinement qui l’a suivie. Ces réaménagements devaient cibler plus particulièrement la toilette mortuaire (le lavage du corps, la pratique des ablutions du défunt, l’enveloppement dans un linceul…) d’une part, ensuite la prière mortuaire (al salât-al-janâza) qui précède l’inhumation.

Enfin, la question de l’inhumation proprement dite (inhumation dans un carré confessionnel musulman, ou rapatriement de corps dans un pays musulman) donna lieu à quelques des adaptations.

Renonciation aux toilettes mortuaires

Une fois dissipée par le chef de l’État, la crainte de voir l’incinération généralisée à tous les défunts morts des suites de la Covid 19, comme cela a pu se produire dans certains pays (Sri-Lanka)[13]Voir Myriam Attaf, « Covid-19 : le Sri Lanka refuse de mettre fin à l’incinération forcée des morts musulmans et chrétiens », saphirnews.com, le 12 Janvier 2021, [en ligne] … Continue reading, les instances musulmanes nationales, aussi bien que locales, se sont attachées à adapter les rites musulmans en matière d’inhumation au temps d’épidémie et de confinement.

Tant le Conseil Français du Culte Musulman (CFCM), instance nationale représentant le culte auprès des pouvoirs publics depuis 2002, que le Conseil Théologique Musulman de France (CTMF)[14]Ce conseil créé le 25 mai 2015 à Bobigny se compose d’une trentaine de membres. Son comité exécutif à sa création comprenait neuf membres (dont une femme) parmi lesquels Ahmed Jaballah, … Continue reading, se sont ainsi clairement prononcés pour l’abandon des toilettes mortuaires, par crainte d’exposer les laveurs de corps à des agents contaminants.

Bien que dans l’absolu cette adaptation n’était censée ne concerner que les défunts morts des suites de la Covid 19, dans les faits, la renonciation aux toilettes mortuaires est peu à peu devenue la norme pour tous les décès survenus durant la séquence de la pandémie.

Cela impliquait concrètement de renoncer à toutes les pratiques codifiées habituelles, c’est-à-dire aussi bien les ablutions classiques prévues à cet effet avec de l’eau (al-ghusl), que l’ablution sèche (al-tayammum) qui est requise lorsque l’eau ne peut être utilisée.

L’abandon de ces pratiques a fait l’objet, selon les instances communautaires, d’argumentations plus ou moins étayées, visant à légitimer ces mesures exceptionnelles en s’appuyant aussi bien sur des sources tirées de la Sunna, que de la jurisprudence islamique, que confortées par des avis scientifiques d’organismes de santé nationaux et internationaux.

Si le CFCM s’est borné dans son communiqué du 18 mars 2020, intitulé « Coronavirus : que dit le droit musulman sur la prise en charge des morts d’une épidémie ? » à un exposé résolument synthétique faisant ressortir les principales mesures pratiques à adopter en matière d’inhumation (la fin des ablutions, le dépôt d’un linceul sur la housse enveloppant le corps, faire la prière mortuaire dans la stricte intimité familiale), le CTMF, s’est lui singularisé en produisant un document plus conséquent[15]Ce conseil créé le 25 mai 2015 à Bobigny se compose d’une trentaine de membres. Son comité exécutif à sa création comprenait neuf membres (dont une femme) parmi lesquels Ahmed Jaballah, … Continue reading.

Dans ce document, il cite notamment le juriste et philosophe Ibn Rushd, et évoque les antécédents prophétiques des martyrs morts au combat et inhumés sans ablutions, linceuls, ni prières, comme le fait qu’une majorité de jurisconsultes considère la toilette mortuaire comme une obligation, là où certains juristes malikites se bornent à simplement la recommander.

Peu de différence majeure entre les deux textes, à l’exception du fait que le texte du CFCM mentionnait, assez paradoxalement, la possibilité en cas de rapatriement de corps que la prière mortuaire puisse se faire dans la cour de la mosquée, tout en indiquant en même temps que ces rapatriements sont impossibles en temps d’épidémie, alors que cette perspective n’était pas même évoquée dans le texte du CTMF. Son texte, semblait davantage prendre en compte le fait qu’il cherche avant tout à s’adresser à des musulmans français, dont le corps est destiné à être inhumé sur place, et non aux musulmans résidents étrangers, optant pour le rapatriement des corps.

Autre légère différence entre les deux textes : le CFCM, tout en précisant que la housse mortuaire hermétiquement close fait de facto office de linceul, laisse par contre ouverte la possibilité d’ajouter sur ladite housse un véritable linceul ; là où le texte du CTMF se contente de préciser que la housse doit être assimilée au kafan (linceul funéraire) dans lequel doit être déposé le corps, non sans indiquer que, selon lui, ce qui importe est que le corps soit enveloppé de quelque chose. Ni plus, ni moins !

Salât al-janazâ en comité restreint, et Salât al-ghayb pour tous

En ce qui concerne l’obligation collective d’effectuer la prière mortuaire sur le corps du défunt, toutes les instances musulmanes recommandèrent de la faire au cimetière avec un nombre limité d’orants, conformément aux règles régissant les obsèques en temps d’épidémie, donc sans passer par la mosquée.

Alors même qu’un arrêté officiel du 15 mars 2020 prévoyait pourtant que tous les lieux de culte restent ouverts, afin d’accueillir des cérémonies funéraires ne réunissant pas plus de vingt personnes en plus du personnel chargé des opérations funéraires, les mosquées demeurèrent bien fermées. Notons de façon générale, qu’en temps normal, du moins en France, lorsqu’une cérémonie de funérailles est prévue à la mosquée, celle-ci se déroule le plus souvent dans la cour du lieu de culte, à l’extérieur, voire devant la mosquée elle-même.

Dès le 17 mars 2020, le CFCM, dans un de ses communiqués officiels, préconisait de limiter aux seuls membres de la famille le nombre de personnes assistant aux funérailles qui se déroulent au cimetière.

Le CTMF dans sa fatwâ datée du 25 mars 2020, rappelle également qu’en tant que prescription collective (fard kifâya), la prière mortuaire peut être effectuée par un groupe limité d’individus (ce qui confortait les dispositions restrictives gouvernementales), et même par une seule. Cette instance prit également soin de rappeler que les funérailles « doivent rester le plus sobres possibles ». Il faut voir dans cette allusion le fait que l’islam orthodoxe réprouve strictement la pratique intensive des lamentations comme en atteste un célèbre hadith qui précise que « les morts sont punis par les larmes que les vivants répandent sur eux ».

Quant aux autres croyants, n’ayant pas pu assister aux funérailles, ils devaient se contenter de prononcer la prière de l’absent (al salât al-ghayb), qui est la prière de rigueur lorsque la nouvelle d’un décès est connue, et ne nécessite pas la présence du corps.

Enfin, le document produit par le CTMF s’achève en invitant les musulmans français «de prier pour leur pays et le monde afin que nous sortions très rapidement, et avec le minimum de pertes humaines possibles, de cette épreuve », et rappelle que les victimes d’une épidémie sont considérées par l’islam comme des martyrs.

Inhumation dans les carrés musulmans ou en dehors ?

La multiplication des décès en France consécutive à la pandémie a également contribué à remettre sur le devant de la scène la question des disparités existantes en matière de carrés musulmans, selon les régions, et surtout les villes.

C’est ce qui a, par exemple, conduit le Conseil des Mosquées du Rhône (CMR)[16]Cette association loi de 1901 qui regroupe une trentaine d’imâms officiant dans le département du Rhône et relevant de différentes mosquées, affiliées à diverses fédérations musulmanes, a … Continue reading, après consultation de son instance théologique, le Conseil Théologique des Imams du Rhône (CTIR)[17]Ce conseil, associé au précédent, qui regroupe une trentaine de mosquées de l’agglomération lyonnaise (dont la Grande Mosquée de Lyon et la mosquée Othmane de Villeurbanne) et du … Continue reading, à publier un avis religieux autorisant l’inhumation des défunts hors des carrés musulmans, en cas d’absence de tels carrés, ou de saturation de ceux déjà ouverts. Cette inhumation peut aussi bien être provisoire, si le défunt avait notamment précisé dans un testament qu’il souhaitait être inhumé dans un carré confessionnel, que définitive.

Se saisissant de cette situation, le CFCM, via ses CRCM, s’est lancé dans une opération visant à faire un état des lieux précis des carrés disponibles dans l’hexagone. Il ressort de cette recension que la France compterait 600 carrés musulmans, avec pour chacun, un nombre variable de places en interne.

L’instance nationale du culte musulman a, dans la foulée, suggéré que, durant ce temps d’urgence sanitaire, la gestion des cimetières soit exceptionnellement confiée aux préfets, en lieu et place des maires.

Cette proposition, non retenue par les pouvoirs publics, était une réponse adressée aussi bien aux pouvoirs publics qui ont, à plusieurs reprises, déclaré vouloir répondre aux besoins des familles des défunts, qu’à la réalité objective de certains maires, qui se refusent toujours d’aménager de tels espaces dans leurs cimetières communaux, comme à la saturation des carrés déjà créés, et au nombre insuffisant de places.

Conclusion

Force est de constater que le confinement imposé par l’épidémie de la Covid 19 n’a pas été de tout repos pour les responsables musulmans français. Loin s’en faut !

Ils ont été notamment contraints de trouver des solutions pratiques et canoniquement légitimes aux défis posés par l’épidémie qui sévissait dans l’hexagone en matière d’exercice quotidien du culte[18]Voir Franck Frégosi, « Prier et jeûner au prisme du Covid 19. L’islam de France s’adapte », [en ligne] https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03090448/document  (consulté le 23 juin /2022)..

De même, ont-ils dû réformer l’accompagnement rituel de l’inhumation des défunts, en s’efforçant à chaque fois de trouver dans les sources scripturaires de l’islam, comme dans sa jurisprudence, les réponses les plus susceptibles de satisfaire aux exigences sanitaires du moment, en somme, de concilier l’esprit de la foi avec la lettre même des règles dictées par l’urgence sanitaire et la préservation de la vie.

Ces efforts d’élaboration d’une pratique religieuse plus adaptée à l’urgence sanitaire témoignent en tout cas de ce que la religion musulmane, souvent décriée pour son versant normatif et très codifié, a su faire preuve d’une très grande souplesse face aux impératifs de lutte contre la diffusion du virus, et de préservation de la vie.

L’état de nécessité (al-zarûriyya) est ainsi venu impacter l’économie générale de la pratique religieuse islamique, obligeant à revoir à la baisse la visibilité sociale de pratiques communautaires, et certains usages rituels rythmant la vie religieuse ordinaire des musulmans, mais sans pour autant déroger au caractère obligatoire de ces observances qui structurent le quotidien des musulmans en temps normal, comme lorsqu’une épidémie telle que celle de la Covid 19 sévit.

Notes

Notes
1 Bernadette Sauvaget, « À Mulhouse, un rassemblement évangélique trop enfiévré ? », dans Libération du 12/04/2020.
2 Témoignage recueilli auprès des services de l’aumônerie israélite de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Marseille courant mars 2020.
3 [En ligne] https://www.saphirnews.com/Priez-chez-vous-contre-le-coronavirus-l-appel-du-CFCM-aux-mosquees-et-aux-musulmans-de-France_a26976.html (consulté le 8 juillet 2022).
4 Hana Ben Rhouma, Ramadan 2020 : « Plus nous serons confinés, plus notre jeûne sera réussi ». Vidéo de M Bajrafil, [en ligne] https://www.saphirnews.com/Ramadan-2020-Plus-nous-serons-confines-plus-notre-jeune-sera-reussi-video_a27095.html (consulté le 24 mai 2020).
5 [En ligne] https://www.catho-aixarles.fr/wp-content/uploads/sites/28/2020/04/2020-04-06-De-Mgr-Dufour-Lettre-aux-familles-Semaine-Sainte-2020...pdf  (consulté le 21 mai 2020) .
6 Hanan Ben Rhouma, « Ramadan 2020 sous confinement : les prières de tarawih à domicile en cinq questions ». [En ligne] https://www.saphirnews.com/Ramadan-2020-sous-confinement-les-prieres-du-tarawih-a-domicile-en-cinq-questions_a27078.html, (consulté le 20 mai 2020).
7 Henri Laoust, Les schismes dans l’islam, Paris, Payot, 1965, p 4.
8 Leur désaccord avec les sunnites porte sur le fait d’accomplir ces prières de façon collective en mosquée et non en privé chez soi, comme l’aurait prescrit le Prophète. En fait, les chiites effectuent toute l’année des prières nocturnes dénommées Tahajjud ou Qiyâm al-layl ou encore Salât al-layl, et plus particulièrement durant le Ramadan. Mais ces prières facultatives sont réalisées pendant le mois du jeûne exclusivement de façon individuelle et jamais collectivement. [En ligne] https://lafamilleduprophete.fr.gd/Pourquoi-les-Chiites-ne-font-pas-les-tarawihs-en-groupe--f-.htm (consulté le 20 mai 2020).
9 [En ligne] https://www.cfcm-officiel.fr/2020/04/24/la-priere-de-tarawih-dans-les-maisons/, (consulté le 21 mai 2020).
10 Philippe Portier & Jean Paul Willaime, La religion dans la France contemporaine. Entre sécularisation et recomposition, Paris, Armand Colin, 2021.
11 Pierre Bréchon & Anne-Laure Zwilling (dir.), Indifférence religieuse ou athéisme militant ? Penser l’irréligion aujourd’hui, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2020.
12 Franck Frégosi., Notice « Funérailles et inhumation dans l’islam », dans Francis Messner (dir.), Dictionnaire du droit des religions, Paris, CNRS Éditions, 2011, pp 369-374.
13 Voir Myriam Attaf, « Covid-19 : le Sri Lanka refuse de mettre fin à l’incinération forcée des morts musulmans et chrétiens », saphirnews.com, le 12 Janvier 2021, [en ligne] https://www.saphirnews.com/Covid-19-le-Sri-Lanka-refuse-de-mettre-fin-a-l-incineration-forcee-des-morts-musulmans-et-chretiens_a27742.html#:~:text=Le%20Sri%20Lanka%20est%20le%20seul%20pays%20au,de%20multiples%20atteintes%20aux%20droits%20envers%20les%20minorit%C3%A9s (consulté le 8 juillet 2022).
14 Ce conseil créé le 25 mai 2015 à Bobigny se compose d’une trentaine de membres. Son comité exécutif à sa création comprenait neuf membres (dont une femme) parmi lesquels Ahmed Jaballah, Larbi Kechat, Tareq Oubrou et Larbi Becheri. Son conseil d’administration comportait vingt membres. Cet organe, indépendant du CFCM, à vocation strictement théologique, s’est fixé pour mission « d’aider les musulmans français à vivre pleinement à la fois leur citoyenneté française et leur religion, à travers essentiellement la consécration du recours aux positions médianes, dans la pratique et le rapport aux autres » et invite les musulmans français « à travailler avec ce Conseil et à l’accompagner dans la recherche et la réalisation de l’intérêt des musulmans de France ».
15 Ce conseil créé le 25 mai 2015 à Bobigny se compose d’une trentaine de membres. Son comité exécutif à sa création comprenait neuf membres (dont une femme) parmi lesquels Ahmed Jaballah, Larbi Kechat, Tareq Oubrou et Larbi Becheri. Son conseil d’administration comportait vingt membres. Cet organe, indépendant du CFCM, à vocation strictement théologique, s’est fixé pour mission « d’aider les musulmans français à vivre pleinement à la fois leur citoyenneté française et leur religion, à travers essentiellement la consécration du recours aux positions médianes, dans la pratique et le rapport aux autres » et invite les musulmans français « à travailler avec ce Conseil et à l’accompagner dans la recherche et la réalisation de l’intérêt des musulmans de France ».
16 Cette association loi de 1901 qui regroupe une trentaine d’imâms officiant dans le département du Rhône et relevant de différentes mosquées, affiliées à diverses fédérations musulmanes, a une double vocation, d’abord théologique et jurisprudentielle d’harmonisation des avis (fatwa), et d’autre part, de soutien aux imâms afin de produire un islam conforme aux règles du droit commun. Elle a été créée en février 2018.
17 Ce conseil, associé au précédent, qui regroupe une trentaine de mosquées de l’agglomération lyonnaise (dont la Grande Mosquée de Lyon et la mosquée Othmane de Villeurbanne) et du département, a vu le jour le 27 janvier 2019. Il s’investit dans les questions d’administration, de financement et de gestion des lieux de culte.
18 Voir Franck Frégosi, « Prier et jeûner au prisme du Covid 19. L’islam de France s’adapte », [en ligne] https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03090448/document  (consulté le 23 juin /2022).
Pour citer ce document :
Frank Frégosi, "Observance religieuse, funérailles et inhumation dans l’islam de France, au prisme de la Covid 19". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°38 [en ligne], juillet 2022. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/observance-religieuse-funerailles-et-inhumation-dans-lislam-de-france-au-prisme-de-la-covid-19/
Bulletin
Numéro : 38
juillet 2022

Sommaire du n°38

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Auteur.e.s

Frank Frégosi, Directeur de recherche au CNRS, chercheur au GSRL et à Sciences po Aix-en-Provence

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