Bulletin N°13

novembre 2017

Partis politiques et religion en Allemagne

Sylvie Le Grand

La formation du gouvernement fédéral allemand s’annonçait longue et difficile dès le lendemain des élections au Bundestag du 24 septembre 2017, tant la coalition dite « Jamaïque » (CDU/CSU, Verts, libéraux du FDP) envisagée d’emblée s’apparentait à une quadrature du cercle, tant surtout les deux grandes familles politiques, chrétienne-démocrate d’une part et social-démocrate d’autre part, sortaient affaiblies du scrutin, à l’issue de deux périodes non consécutives de grande coalition (2005-2009 ; 2013-2017). Mis à part les angoisses d’islamisation de la société exprimées par le parti populiste AfD (Allianz für Deutschland), les questions religieuses n’ont, à première vue, joué aucun rôle explicite majeur dans la dernière campagne électorale, et c’est a fortiori encore moins le cas pour ce qui est des difficiles négociations en cours, en vue de former un gouvernement de coalition. Qu’en est-il dès lors, au-delà du seul cas de l’islam, de la politique religieuse des partis et de l’équilibre confessionnel au sein du monde politique, 28 ans après la chute du Mur, dans un pays profondément et historiquement marqué par l’héritage bi-confessionnel chrétien ? Plusieurs constats s’imposent, à commencer par l’idée directrice suivante : la religion est actuellement moins un enjeu explicite qu’une ligne de force implicite de la vie politique et de la société allemande.

Recherche du compromis ou atonie des discussions ?

Premièrement : il est toujours de bon ton ou politiquement opportun pour les responsables politiques – et les exemples au sein des derniers gouvernements fédéraux ou parmi les têtes de listes des partis sont légion – de combiner leurs fonctions politiques avec des responsabilités ecclésiales, que ce soit dans des synodes protestants ou dans le comité de préparation du Kirchentag pour les uns, ou au sein du Comité central des catholiques allemands, pour les autres. Mais l’époque paraît révolue où les votes protestants et catholiques étaient scrutés à la loupe. Il est loin le temps où le chancelier catholique Adenauer veillait scrupuleusement à l’équilibre interconfessionnel au sein de la CDU, quant à la répartition des postes ou des temps de parole. Loin aussi le temps où le SPD mettait en œuvre une stratégie de conquête de l’électorat catholique pour accéder au pouvoir fédéral.

Les attaches confessionnelles et partisanes sont devenues plus complexes et le paysage politico-religieux s’est brouillé. Sous le titre plaisant de « Luther gouverne » [Luther regiert], un journaliste de la Frankfurter Allgemeine Zeitung constatait en mars 2015 qu’au-delà de la conjoncture emblématique rassemblant aux plus hautes fonctions de l’Etat, une chancelière fille de pasteur et un ancien pasteur, tous deux d’origine est-allemande, la « protestantisation » du pouvoir (et de la CDU notamment) était une réalité, en termes de personnes, mais aussi de façon de gouverner : un style se caractérisant par la recherche permanente, typiquement synodale, d’un point d’équilibre et de compromis. L’auteur de l’article observait parallèlement que parmi les membres du gouvernement issus du SPD, le catholicisme était désormais étonnamment surreprésenté, comparativement aux usages du passé. S’interrogeant sur les possibles facteurs éclairant cette évolution, le même journaliste formulait quelques hypothèses ayant trait aux affinités éventuelles entre individualisme protestant et responsabilité politique, d’une part, et à la parfaite adéquation entre un habitus politique fait de simplicité et de modestie et le pragmatisme de l’électorat, d’autre part. Enfin – dernier facteur possible – il pointait une forme d’atonie du catholicisme politique, un retard de modernisation politique et sociale de l’Eglise et la disparition progressive de ce que les sociologues allemands appellent le « milieu catholique ». Quelle que soit la portée qu’on leur accorde, de telles observations font curieusement écho au diagnostic en forme de prédiction, émis par Volker Rühe, secrétaire général de la CDU, en juin 1990 et très souvent cité, selon lequel, du fait de l’unification, le centre de gravité de la nouvelle Allemagne se déplaçait très sensiblement, rendant cette dernière à la fois plus nordique et plus protestante. Il faut noter du reste que ses propos s’appliquaient justement à son parti dont il annonçait aussi un rajeunissement, alors que les reprises qui en sont faites les élargissent à l’Allemagne tout entière.

 Difficultés à débattre de la politique religieuse dans la sphère publique

Deuxièmement : une comparaison précise des programmes électoraux des principaux partis révèle des points communs et des différences intéressants en matière de politique religieuse. Quasiment tous les partis, sauf l’AfD, soulignent que l’islam fait partie de l’Allemagne, tout en rappelant leur attachement au respect de la Loi fondamentale[1]La Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne, ou « Loi de Bonn », est l’équivalent de la Constitution allemande. , de la liberté religieuse, voire pour certains partis, leur souci d’une égalité de traitement institutionnel des religions. CDU/CSU et SPD expriment leur volonté de maintenir le régime des cultes en vigueur, les premiers soulignant l’importance de l’héritage et des traditions judéo-chrétiennes, tandis que le second met en avant la dimension d’engagement civique liée aux convictions religieuses. Le FDP se distingue par sa volonté d’abroger l’obligation de repos dominical, auxquels tant les Verts que die Linke s’affirment attachés. Le FDP et les Verts évoquent leur souhait de voir supprimer le paragraphe 166 du Code pénal sur le blasphème. Les Verts et die Linke sont les seuls à réclamer des changements significatifs concernant l’actuel régime des cultes : les Verts insistent sur la suppression des subventions historiques versées aux grandes Eglises chrétiennes et l’harmonisation juridique à réaliser en matière de droit du travail et de droit de grève au sein des institutions sociales gérées par les Eglises ; die Linke exige en outre la fin de l’impôt d’Eglise prélevé par l’Etat, la suppression de l’aumônerie militaire et – idée originale – la gratuité de la procédure de « sortie d’Eglise » [Kirchenaustritt]. L’AfD, quant à elle, se distingue par sa focalisation sur l’islam, affirmant son refus du voile intégral et des ghettos religieux ainsi que sa conception d’une intégration où l’effort d’adaptation doit émaner avant tout de ceux qui arrivent, plutôt que du pays d’accueil.

Il est frappant de constater que ces propositions diverses – hormis celles de l’AfD – ne sont pas connues du grand public, ni discutées largement. Pour l’hebdomadaire libéral de gauche, Die Zeit, qui y consacrait un article en septembre dernier, la politique religieuse allemande se caractérise actuellement par son évitement du conflit et la peur de discuter. Une attitude que l’hebdomadaire relève également chez les représentants des Eglises. « Parce que l’amour des hommes politiques allemands pour la religion ne trouve pas de mots clairs, leur critique de la religion peine à s’exprimer aussi ». Et les journalistes de pointer la nécessité d’un dialogue interreligieux et interculturel dans lequel les grands Eglises pourraient jouer un rôle médiateur. Au motif notamment qu’un juste débat sur la religion ne peut avoir lieu que si la religion n’est ni dévalorisée, ni protégée de façon trop schématique. Le terme de politique de la religion fait donc son entrée non seulement dans les débats scientifiques, mais aussi dans la presse. Des voix convergentes s’élèvent pour réclamer un débat ouvert, contradictoire et sans tabou sur les religions et la politique religieuse, elle-même négligée par les partis politiques. Il s’agit là sans doute d’une évolution importante à suivre de près.

Notes

Notes
1 La Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne, ou « Loi de Bonn », est l’équivalent de la Constitution allemande.
Pour citer ce document :
Sylvie Le Grand, "Partis politiques et religion en Allemagne". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°13 [en ligne], novembre 2017. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/partis-politiques-et-religion-en-allemagne/
Bulletin
Numéro : 13
novembre 2017

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Auteur.e.s

Sylvie Le Grand, maître de conférences HDR en études germaniques – université de Paris Nanterre

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