Pourquoi autant d’attentats commis par des Ouzbeks ?
Akhmed RahmanovLe 3 avril dernier, un jeune Ouzbek dépose une bombe dans le métro et meurt dans l’explosion, en plein cœur de Saint-Pétersbourg. Peu après, le 7 avril, une autre attaque terroriste frappe le centre de Stockholm. La Suède est sous le choc, n’ayant pas eu à déplorer une attaque terroriste depuis les années 1970. Le pays est par ailleurs réputé sa tolérance.
Citoyenneté et nationalité
Dans les deux cas, les enquêtes révèlent que des Ouzbeks sont responsables. Pour Saint-Pétersbourg, c’est l’origine familiale d’Akbarjon Djalilov qui est en cause, alors qu’il est officiellement Russe né au Kirghizstan. Tandis que pour Stockholm, Rakhmat Akilov possède un passeport d'Ouzbékistan. Pourtant, rares sont les médias qui soulignent la différence entre un Ouzbek et un citoyen d’Ouzbékistan.
La distinction est importante dans les pays de l’ex-Union soviétique. Contrairement aux pays occidentaux, la nationalité et la citoyenneté d’un individu sont distinctes. Dans ce cas, la citoyenneté concerne l’appartenance civique de l’individu, tandis que la nationalité concerne l’identité ou l’appartenance ethnique. Bien souvent, la nationalité prime sur la citoyenneté lorsqu’un individu doit se définir par rapport à un autre.
Une société plurielle
Plus largement, la société ouzbèke est diverse. L’identité ouzbèke moderne a été façonnée par des facteurs historiques et reste aujourd’hui un sujet de débat très régulier. Ce constat s’oppose frontalement à certaines affirmations hâtives faisant un lien entre ces attaques terroristes et le Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO), un groupe terroriste établi en Afghanistan. Parfois, certains médias reprenant des dépêches de l’Agence France Presse vont même jusqu’à décrire l’Ouzbékistan comme « le foyer du djihad en Asie centrale ».
En effet, depuis mars 2016, quatre évènements ont mis en lumière des Ouzbeks : une nounou qui décapite un enfant à Moscou, l’attaque de l’aéroport d’Istanbul en juin 2016, celle de la boîte de nuit Reina à Istanbul en décembre et finalement les deux attaques à Saint-Pétersbourg et Stockholm.
Ces attaques ont presque toutes été commises par des Ouzbeks d’Ouzbékistan, ou à défaut par des personnes ethniquement ouzbèkes et possédant le passeport d’un autre pays.
Un contexte historique prégnant
La nation ouzbèke a été constituée sous l’Union soviétique. Jusqu’alors, les Ouzbeks vivaient sous différents centres de pouvoir (khanats de Boukhara et Samarcande etc.). Les personnes étaient distinguées par leur ethnie et surtout par leur appartenance religieuse (juifs de Boukhara…).
Avec l’Union soviétique, une classification des nations est apparue. Elle se basait surtout sur les différences linguistiques et ethniques des peuples de l’époque. En réalité, cette classification avait peu d’importance dans la vie quotidienne des peuples sous l’Union soviétique, car il n’y avait pas de frontières ou de barrières administratives entre eux. Ainsi, il n’y avait par exemple pas de différences entre les Ouzbeks du Kirghizstan et ceux d’Ouzbékistan.
Répression et radicalisation depuis les années 1990
C’est à l’éclatement brusque de l’URSS que les frontières ont commencé à peser sur le quotidien des peuples vivant dans les zones périphériques. La fin de l’idéologie communiste a entrainé un vide politique. Cet espace a été rapidement comblé par un retour aux sources et aux racines de l’identité, qui occupent de plus en plus les discours politiques. Les nationalistes, les panturquistes et les islamistes ne reconnaissent pas le gouvernement hérité de l’Union soviétique et profitent d’une vague populiste.
Aux yeux des membres de gouvernement, les islamistes sont la priorité, car leur discours est le seul à toucher la partie la plus peuplée et la plus dense en Ouzbékistan, à savoir la région de Ferghana dans l’est du pays. De plus, ils ont réussi à soulever des masses contre le gouvernement en place.
Ce cercle vicieux a été le commencement d’une division de plus en plus marquée de la société ouzbèke. D’une part, le gouvernement a dénoncé toutes sortes d’opposants comme des islamistes radicaux, tandis que les islamistes radicaux ont accusé les citoyens qui ne les rejoignaient pas dans leurs combats comme des complices du gouvernement. Cette situation a obligé des partis politiques à choisir un camp, ce qui a amené une radicalisation des idées politiques en Ouzbékistan, dès les années 1990.
Le dialogue et les débats ont cessé. La société civile est restée muette face à ce cercle vicieux qui peut engloutir n’importe quelle force : d’un côté le gouvernement avec toute sa puissance, de l’autre ces islamistes armés qui ont commis des atrocités.
La figure d’Abduvali Qori Mirzayev
Pendant cette période trouble, l’Etat a essayé de prendre le contrôle de tous les milieux politiques, sociaux et économiques du pays. Mais le vide politique a duré presque dix ans, ce qui a laissé apparaître des idéologues islamistes charismatiques, intelligents et bons orateurs, comme Abduvali Qori Mirzayev ou Djouma Namangani.
Abduvali Qori Mirzayev, malgré ses discours très radicaux, n’a pas pris les armes et n’a jamais mené de combat terroriste. De plus, sa « disparition » en 1995 à l’aéroport de Tachkent a créé un mythe extrêmement puissant.
Cette « disparition » a laissé au gouvernement une image de mauvaise foi et a justifié encore davantage le combat des radicaux, en donnant plus de crédit aux discours radicaux d’Abduvali Qori Mirzayev. Même aujourd’hui, ses discours sont utilisés constamment par les radicaux centrasiatiques et ouïghours, ces derniers étant présents dans le nord-ouest de la Chine.
La « disparition » de Mirzayev exploitée par le Mouvement islamiste d’Ouzbékistan
La « disparition » d’Abduvali Qori Mirzayev a créé le culte d’un martyr qui a su aller au bout de ses idées. Cette rhétorique a ont été largement utilisée par la tête de pont des djihadistes ouzbeks : le Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO). Constitué en 1998, ce groupe a commis plusieurs attaques dans la région de Ferghana, avant de se réfugier en Afghanistan. Le MIO a utilisé la figure d’Abduvali Qori Mirzayev afin de recruter des djihadistes en Afghanistan.
A la fin des années 1990, avec la consolidation des Taliban en Afghanistan et avec l’affaiblissement du Tadjikistan par la guerre civile, le MIO a pris une importance incontournable. Le mouvement djihadiste a commencé à peser sérieusement sur la sécurité de l’Ouzbékistan, mais aussi dans d’autres pays d’Asie centrale. En plus d’attentats dans la capitale Tachkent en 1999 et d’attaques dans différentes régions du pays, le mouvement a même essayé de prendre le contrôle des districts montagneux de la région de Sourkhan-Daria, frontalière avec l’Afghanistan.
Il faut attendre le 11 septembre 2001 pour voir la chute progressive de MIO. En profitant de l’intervention américaine en Afghanistan, l’Ouzbékistan a réussi à inscrire le MIO dans la liste des organisations terroristes internationales. Par la suite, les Américains se sont chargés de faire tomber un par un les leaders et combattants importants du mouvement. Au fil du temps, le mouvement s’est dispersé, divisé en différentes branches, puis s’est entretué. Un homme soupçonné d’être lié aux services secrets ouzbeks aurait même réussi à devenir le leader du mouvement. C’est dans cette situation que le MIO prête allégeance à l’Etat Islamique en août 2015.
Il est important de suivre l’histoire du MIO dans l’évolution du terrorisme parmi les Ouzbeks et les centrasiatiques. Quand le mouvement n’était pas qu’un groupe de terroristes mais aussi un mouvement politique, il rassemblait autour de lui une importante fraction des combattants d’Asie centrale voulant s’opposer à leur gouvernement par la lutte armée. Avec cette dimension politique, le MIO était un mouvement de rébellion avec des buts définis, comme celui d’instaurer un émirat islamique ouzbek en Asie centrale.
La destruction de ce mouvement rival par les Talibans a eu des effets pervers. Sa dislocation a engendré une sorte de combat nihiliste parmi les terroristes centrasiatiques. Ces terroristes ouzbeks, arrachés à leurs pays, se sont retrouvés en Syrie dans les combats qui n’avaient aucun intérêt pour leurs visions politiques et leur vie personnelle. Cette désorientation politique du combat des Ouzbeks radicalisés est la raison principale de leur engagement dans des missions meurtrières.
L’effet paradoxal du combat contre le radicalisme
Dans son combat contre les radicaux, l’Ouzbékistan a mené une politique sans commune mesure. D’abord, l’Etat a garanti à ses citoyens qu’ils pouvaient pratiquer un islam officiel en contrôlant les mosquées par des imams formés par l’Etat. En conséquence, il y a eu une scission entre les musulmans pratiquant leur foi de façon personnelle et ceux pratiquant un islam politisé. L’Etat a continué à promouvoir l’islam officiel tout en réprimant constamment les pratiquants politisés, sous quelque forme que ce soit. Profondément sécularisée pendant l’ère soviétique, la société a répondu positivement à cette initiative de l’Etat tout en le soutenant dans son combat contre les radicaux.
Mais ce combat a eu deux effets majeurs sur la radicalisation des Ouzbeks.
La création de deux diasporas, dont l’une islamisée et politisée
Premier effet de cette double intolérance : de nombreux Ouzbeks radicalisés ont commencé à quitter le pays afin d’assurer leur sécurité mais aussi pour trouver des pays où leur radicalisme serait toléré. Deux diasporas ouzbèkes ont ainsi émergé dans des pays comme la Turquie, la Russie. D’un côté, l’une s’oppose à l’Etat ouzbek et est fortement marquée par l’islam politique. De l’autre, on trouve une diaspora qui n’affiche pas ses convictions politiques.
La diaspora marquée par l’islam politique est aujourd’hui bien organisée, solidaire et mène des actions sociales dans les communautés ouzbèkes. Celle apolitique apparaît peu solidaire, désorganisée, avec pour seule fondation des intérêts économiques. La diaspora politisée est ainsi devenue très active, attirant des nouveaux venus, engendrant une radicalisation de plus en plus marquée parmi les Ouzbeks à l’étranger.
La conservatisme religieux en Ouzbékistan
Le deuxième effet de la politique de l’Etat ouzbekistanais a été que la partie radicalisée de la société s’est dissimulée au sein de l’islam officiel. Des années 2000 jusqu’à aujourd’hui, ces radicaux ont réussi à mener une radicalisation « soft » parmi les pratiquants de l’islam, en associant la religion aux affaires économiques. Ils ont ainsi créé des réseaux puissants parmi les commerçants et les hommes d’affaires ouzbeks, créant le modèle d’un pratiquant qui a réussi sa vie tout en pratiquant l’islam.
Face aux discours xénophobes dans la société russe envers les Centrasiatiques, le religieux conservateur est devenu l’homme modèle parmi les Ouzbeks peu occidentalisés.
Cette mode a été renforcée avec l’arrivée du cheikh Muhammad Sodiq Muhammad Yusuf. L’homme était réputé pour son charisme et sa fermeté dans son conservatisme religieux. Il a réussi à rassembler des milieux différents autour de lui, renforçant une sorte de nouvel islam qui se base sur des textes fondamentaux, mais qui en même temps reste tolérant des traditions et des mœurs locales.
La puissance du cheikh Muhammad
Désormais, une sorte d’islam hybride est pratiqué, contenant des éléments salafistes, mais aussi du soufisme, tout en se conformant à la politique de l’Etat. Le cheikh Muhammad a également reçu un soutien politique de la part du gouvernement afin qu’il stoppe la fuite des radicaux vers les groupes terroristes en les maintenant autour de lui. Le cheikh a ainsi créé un réseau solide d’hommes d’affaires, de personnalités politiques et de savants islamiques en Ouzbékistan.
Pour renforcer sa présence médiatique, des sites Internet ont été lancés, où l’on pouvait poser des questions directement au cheikh Muhammad, qui répondait publiquement. Ce mode de communication, atypique en Ouzbékistan, où une personne d’autorité parle directement avec les membres le plus ordinaires de la société, a connue un réel succès. Le pays n’avait pas connu un tel enthousiasme pour une personnalité religieuse depuis la disparition d’Abduvali Qori dans les années 1990. Mais en mars 2015, après une crise cardiaque, le cheikh décède. Un foule importante était présente à ses funérailles.
La répression du gouvernement : plus dangereuse que salvatrice ?
A ces facteurs historiques s’ajoutent un facteur politique majeur. A la fin des années 1990, le gouvernement ouzbek a pris pour habitude de condamner les opposants sous des prétextes religieux. Mais par la suite, ce sont les opposants eux-mêmes qui ont commencé à s’appuyer sur le radicalisme rampant. L’islam a été instrumentalisé comme une idéologie d’opposition contre le gouvernement qui continuait de promouvoir la laïcité.
Durant les années 1990, les succès du recrutement du MIO a poussé les opposants à se radicaliser afin de récupérer des militants politiques de ces mouvements. Même Muhammad Salih, qui s’est auto-proclamé chef de l’opposition ouzbèke, aurait conclu une alliance avec le chef de MIO Tahir Yuldash. Cette information n’est cependant pas vérifiée. En réalité, Muhammad Salih, comme beaucoup d’autres opposants, a joué avec l’islam politique, surtout pendant les printemps arabes. L’opposant a essayé de créer une sorte d’équivalent des Frères musulmans “à l’ouzbèke”, mais a échoué du fait de la médiocrité de son image, même parmi les islamistes.
L’exil volontaire ou contraint des islamistes a aussi des impacts en Ouzbékistan. La Suède accueille en effet de nombreuses filiales d’organisations radicales. Par exemple, le Hizb ut-Tahrir, connu pour ses discours radicaux sur la re-création d’un califat islamique à travers le monde. L’organisation appelle au djihad pacifique, mais avec un discours qui reste très radical. Hizb ut-Tahrir est ainsi une sort de pôle éducatif avant la phase de djihad armé. Les membres ouzbeks d’Hizb ut-Tahrir sont très actifs en Suède et mènent une propagande de grande envergure sur Internet et les réseaux sociaux. Cette propagande produit des effets en Asie centrale, où l’on parle peu de politique sur les plateformes publiques et surtout officielles.
Cinq facteurs pour expliquer le phénomène radical ouzbek
En résumé, la présence aujourd’hui d’Ouzbeks ethniques et de citoyens est le résultat de plusieurs facteurs bien distincts. Tout d’abord la répression historique de l’Etat ouzbek envers toute contestation, qui a créé une diaspora islamisée et active à l’étranger, et qui n’a pas résolu le problème à l’intérieur du pays puisqu’un conservatisme religieux prospère. De plus, la société ne tolère pas les radicaux, ce qui les poussent également à partir. S’y ajoute la dislocation du Mouvement islamique d’Ouzbékistan, qui a rendu difficile la traque des islamistes en les dispersant à travers le monde et les mouvements radicaux, dont l’Etat islamique. Cinquième facteur : la radicalisation des nouveaux Ouzbeks émigrés, notamment en Russie, où ils trouvent une population très condescendante voire raciste à leur égard. L’idée selon laquelle les Ouzbeks se radicalisent à l’intérieur de leur pays avant d’aller directement en Syrie est donc à nuancer.
Akhmed Rahmanov, "Pourquoi autant d’attentats commis par des Ouzbeks ?". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°08 [en ligne], mai 2017. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/pourquoi-autant-dattentats-commis-par-des-ouzbeks/
Akhmed Rahmanov, chercheur associé au Center for Regional Security Studies