Bulletin N°33

octobre 2019

Premier panel : Emetteurs et dynamiques de production des menaces religieuses

Marc Knobel, Hasna Hussein, Stéphane François

Fièvre et poussée antisémite sur le Net. Différents aspects

Marc Knobel, directeur des études au Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) – Paris

La présentation de Marc Knobel est consacrée à la diffusion de la rhétorique antisémite sur Internet. L’historien traite notamment des supports et des modes de diffusion utilisés par les émetteurs de ces discours en se concentrant ici sur deux « foyers » : ce qu’il qualifie de « mouvance islamiste » d’une part, ainsi que l’extrême-droite et le réseau Dieudonné-Soral d’autre part. La violence et la haine sont omniprésents dans la formulation de ces discours. De plus, bien que les deux foyers utilisent intensivement les réseaux sociaux, Twitter en tête, disposent d’un ensemble d’outils numériques (blogs, sites…) et ont recours aux vidéos (de propagande pour les premiers ; de mises en scènes tirées de représentations ou interventions publiques pour les seconds), le registre rhétorique mobilisé diffère. En émaillant son propos de très nombreuses illustrations récoltées sur Internet, M. Knobel montre que les djihadistes s’étendent longuement sur la corruption de la parole divine (le Coran) par les juifs surtout (les chrétiens également), qui prêcheraient par anthropomorphisme, associationnisme et idolâtrie. Ce thème s’accompagne d’un antisionisme appuyé où les juifs sont comparés à des nazis, retournant ainsi l’histoire récente contre ses victimes, et des porcs, animal impur chez les musulmans comme chez les juifs. Là encore, le stigmate est retourné contre les juifs, permettant ainsi une délégitimation d’autant plus forte de la figure du juif. Face à cela, les musulmans sont appelés à rejoindre le djihad et à prouver leur virilité dans le combat contre les juifs et Israël, accusés de gouverner le monde et pour la défense de l’islam. Du côté de l’extrême-droite et du réseau Dieudonné-Soral, les arguments mobilisés pour porter atteinte à l’intégrité de la figure du juif sont d’une autre nature. Ici, ce sont plus volontiers les mythes conspirationnistes et les stéréotypes traditionnels qui sont mobilisés (le rapport à l’argent, au pouvoir, etc.). Ce discours va de pair avec un négationnisme affirmé et répété – parfois même mis en scène. M. Knobel conclue donc son propos en soulignant à quel point le caractère anonyme et gratuit d’internet, ainsi que sa force de frappe potentielle en termes d’audience, ont conduit à la multiplication des discours de haine et à leur mise en image de plus en plus violente.

Les arguments d’autorité religieuse dans la propagande de l’« Etat islamique »

Hasna Hussein, fondatrice-dirigeante de l’association PREVA.NET & chercheuse associée au centre Durkheim – Bordeaux

La présentation d’Hasna Hussein a pour but de présenter les outils numériques mobilisés par l’Organisation de l’Etat Islamique (OEI) dans sa propagande sur les réseaux sociaux et sur Internet. Dans le cadre de ce colloque, l’étude de ce travail de communication de l’OEI peut être compris comme l’une des étapes initiales de la socialisation des individus à la violence dite djihadiste qui peut accompagner, éventuellement, mais systématiquement, un passage à l’acte violent ultérieur. La sociologue des médias débute donc son intervention en rappelant qu’Internet constitue pour l’OEI une véritable plateforme opérationnelle dont il se sert pour diffuser sa propagande, distiller ses grandes orientations stratégiques, lever des fonds et recruter. Pour la chercheure, depuis 2015 ce dispositif a pour but de diffuser un nouveau discours alternatif sur les plans historico-religieux, social, et politique, qui reprend et détourne des codes communs de l’islam sunnite. En effet, H. Hussein considère que depuis les attentats du 13-Novembre, l’OEI a développé une nouvelle stratégie médiatique et politique afin de recruter, ou pour le moins attirer, des individus. Or l’analyse des innovations dans la propagande numérique francophone de l’OEI permet de mieux comprendre son attractivité, ses stratégies et ses manières d’agir, et en retour de mieux combattre l’organisation en élaborant de nouvelles formes de lutte alternatives à la censure des contenus djihadistes et la production de contre-discours.

Le nouveau registre discursif employé par l’OEI est patent dans le numéro du magazine francophone mensuel Dar al-islam mis en ligne peu de temps après les attentats. Depuis quatre ans, la communication de l’OEI s’appuie donc non seulement sur un discours identitaire et victimaire appelant à la haine, au rejet de la société et à la violence envers l’Etat « croisé », ses représentants (dont la police, l’armée) et ses fondements (la liberté et la laïcité). Mais il s’étoffe aussi de trois ressorts inédits : la sacralisation de l’image du califat, le rejet de l’altérité et enfin la volonté de susciter la colère du public ciblé par cette propagande. Puis, la chercheure développe ces trois aspects en se référant au numéro de Dar al-islam mentionné en propos introductif. Par exemple, le processus de sacralisation et d’héroïsation des composantes du califat se fonde sur choix très sélectif de versets coraniques, hadiths et codes religieux communs dans l’islam sunnite qui composent près d’un tiers du magazine. Cette sélection a pour but de proposer une interprétation la plus belliqueuse possible du corpus islamique afin de soutenir les éléments fondamentaux de la propagande de l’OEI. Cette valorisation du modèle du califat s’accompagne, en miroir inversé, du rejet d’autres modèles de gouvernance et de toute altérité, systématiquement représentés d’une manière dévalorisante. Enfin, l’OEI cherche à susciter la « colère » en utilisant moins les images violentes que des sujets polémiques et non-consensuels en rapport avec l’islam tels que l’interdiction du voile, l’homosexualité, la liberté de conscience, etc.

Elaborations et diffusions des discours identitaires anti-islam

Stéphane François, chercheur associé au GSRL – Ecole pratique des hautes études, Paris

La présentation de Stéphane François porte sur une mouvance particulière au sein de l’extrême-droite : les identitaires. Pour présenter ce courant, le chercheur débute par un cadrage historique dans lequel il s’attache à retracer les évolutions de l’extrême droite française vis-à-vis de l’islam et du monde arabo-musulman depuis les années 1970, jusqu’à la fin des années 1990, période-clé car elle a induit un tournant idéologique majeure : le retournement anti-musulman de l’extrême droite. En effet, les tendances de l’extrême droite ayant donné naissance aux identitaires n’ont pas toujours été antimusulmanes, au contraire : elles étaient, même pour certaines d’entre elles, pro-arabes jusqu’au milieu des années 1990 en raison d’un rejet viscéral du projet sioniste. Stéphane François rappelle ainsi que l’idée de la défense de la « race blanche » face aux risques de « grand remplacement » est en germes dès les années 1950. Il s’agit ici de défendre cette « race » contre le danger que ferait peser l’immigration extra-européenne (xénophobie) et le métissage (mixophobie) sur sa pérennité. Mais cette période voit aussi une reformulation du discours antisémite, qui se transforme en une forme d’antisionisme au contenu fortement pro-arabe. Certains de ses représentants les plus importants développent alors une politique arabe poussée, associé à une conversion à l’islam. L’un des arguments doctrinaux de ce philo-arabisme est de combattre le « système », c’est-à-dire l’axe « américano-sioniste ». Le moment de bascule est la guerre de Yougoslavie (1991-2001), qui voit les militants s’engager auprès des Serbes ou des Croates, contre les Bosniaques, musulmans. De fait, la mouvance identitaire naissante passe, entre 1995 et 2003, d’un discours fustigeant « l’impérialisme américain » en tant qu’ennemi principal, à un combat contre l’islamisme et l’immigration musulmane. Les positions identitaires entrent alors en résonance avec un rejet grandissant de la société multiethnique et multiculturelle. Ces discours sont alimentés à la fois par les différents attentats qui ont secoué notre pays depuis presque une décennie, et par la vision d’une altérité qui les dérangent.

Le second mouvement de la présentation est consacré aux diffusions des discours de la mouvance identitaire grâce À des techniques de communication très efficaces. Le militantisme est concentré sur le Web, avec pour seul objectif « faire parler de soi » ce qui est crucial pour des formations qui ne comptent que quelques centaines de militants. Grâce à Internet, la faiblesse numérique est remplacée par un sur-activisme virtuel. Cette perspective du combat culturel a été initiée à l’extrême droite par la Nouvelle Droite dans les années 1970. C’est grâce à elles que les thèmes identitaires sont banalisés, usant de la propagation de (fausses) rumeurs, de la théorie du complot, de la « réinformation » etc. Les groupuscules identitaires sont désormais rompus à ces récupérations et participent à ce que certains commentateurs appellent le « confusionnisme ». Cette pratique est souvent le fait d’« agences de presse » issues de groupes extrémistes de droite, cherchant à se présenter comme neutres, telle Novopress, l’agence de presse du Bloc identitaire. L’objectif est de diffuser des informations réelles, mais tronquées ou manipulées, dans un sens favorable aux idéaux de ces groupuscules, voire de les faire passer comme provenant d’une source amie ou neutre, afin de diffuser leur discours. Ces sites de désinformation se présentent également, par un jeu de permutation, comme des sites alternatifs, de « ré-information », la désinformation étant le fait, selon eux, celle des médias « officiels ».

Pour citer ce document :
Marc Knobel, Hasna Hussein, Stéphane François, "Premier panel : Emetteurs et dynamiques de production des menaces religieuses". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°33 [en ligne], octobre 2019. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/premier-panel-emetteurs-et-dynamiques-de-production-des-menaces-religieuses/
Bulletin
Numéro : 33
octobre 2019

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Marc Knobel, directeur des études au Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) – Paris
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