Bulletin N°46

décembre 2023

Religion et armée en Inde – Version française

Sumit Ganguly

Début 2023, des casques balistiques spécialement conçus pour les militaires sikhs ont été acheté par l’armée indienne, soulevant les objections de la principale autorité religieuse sikhe en Inde, le Shiromani Gurdwara Parbandhak Committee, qui s'est opposée au projet. Cette controverse souligne encore une fois la dimension centrale des considérations religieuses au sein de l'armée multiconfessionnelle de l'Inde[1]Gerry Shih and Anant Gupta, “Turbans or helmets? Indian army purchase revives debate over Sikh headgear,” The Washington Post, 23 janvier 2023..

La religion était déjà un sujet délicat au sein des forces armées indiennes avant l’indépendance du pays, en 1947. Son importance tirait son origine de trois sources distinctes. La première était structurelle et la deuxième contingente. La première découlait de la diversité religieuse inhérente au pays. La deuxième émanait de l'héritage de la domination musulmane durant plusieurs centaines d'années et qui a culminé avec l'empire moghol. Cette situation a contribué à créer des clivages au sein de la société indienne[2]Christopher Alan Bayly, “The Pre-History of ‘Communalism’? Religious Conflict in India, 1700-1860,” Modern Asian Studies, 19 (2), 1985, pp.177-203.. La troisième est née des circonstances de la domination coloniale britannique qui a officiellement débuté en 1857, après le déclin et la défaite de l'empire moghol, et qui s'est poursuivie jusqu'en 1947. Par conséquent, l'armée indienne a dû composer avec ces héritages historiques après l’indépendance, les trois facteurs s'entremêlant de manière complexe et faisant de la question de la religion un sujet particulièrement sensible[3]Pour l'une des premières discussions sur l'armée dans les sociétés ethniquement plurielles, voir Cynthia Enloe, Ethnic Soldiers: State Security in Divided Societies Athens, University of Georgia … Continue reading.

Cet essai examinera tout d'abord ces trois héritages et leur impact sur l'armée indienne post-indépendance. Il examinera ensuite la manière dont la religion a affecté le recrutement, la cohésion interne et les déploiements particuliers dans lesquels la composition religieuse d'unités spécifiques a dû être prise en compte. Bien avant l'arrivée des conquérants musulmans d'Asie centrale qui ont créé la dynastie moghole, l'Inde était une société plurielle sur le plan religieux[4]John Richards, The Mughal Empire Cambridge, Cambridge University Press, 1993 ; voir également Jos Gommans, Mughal Warfare: Indian Frontiers and Highroads to Empire New York, Routledge, 2002..  Elle abritait déjà un ensemble de religions, dont des variantes de l'hindouisme, du bouddhisme, du jaïnisme et du sikhisme. Il y avait également un petit nombre d'adeptes du christianisme, du judaïsme et du zoroastrisme.

La période moghole et ses conséquences

La période de domination moghole en Inde a été marquée par la collaboration et la discorde entre les sujets majoritairement hindous et leurs souverains musulmans. Il est intéressant de noter que plusieurs souverains moghols avaient non seulement des soldats hindous dans leurs armées, mais aussi des officiers supérieurs de confiance. L'identité religieuse, bien qu'elle soit loin d'être absente selon la plupart des études récentes sur le sujet, n’était pas rigide, ni fixe sous le règne moghol. Cependant, sous le régime colonial britannique, le développement du recensement colonial sur la base de l'ethnographie coloniale et la création d'électorats séparés en 1909 ont conduit à la réification de cette identité religieuse[5]Crispin Bates (dir.), Beyond Representation: Colonial and Post-Colonial Constructions of Indian Identity New Delhi,  Oxford University Press, 2006..

Ces diverses identités avaient en fait commencé à se développer même au sein de l'armée coloniale britannique en Inde, notamment sous la domination de la Compagnie britannique des Indes orientales. En effet, sous le règne de la compagnie, un concept particulièrement pernicieux et scientifiquement douteux a vu le jour - l'idée de races martiales - des hommes dotés d'attributs physiques et de tempérament particuliers qui les rendaient particulièrement aptes à la profession des armes. Comme l'a affirmé un historien militaire britannique réputé de l'époque coloniale :

Certains éléments de la théorie de la race martiale remontent à la seconde moitié du XVIIIe siècle. Au cours de ces décennies, l'accommodement entre Européens et Indiens a cédé la place à des relations plus distantes ; les attitudes raciales se sont aiguisées et de durs stéréotypes sont apparus. Les théories du changement historique imaginent des hiérarchies claires de développement, du stade du nomadisme primitif à celui de la haute culture européenne.  À partir des années 1830, le double impact de l'utilitarisme et du christianisme évangélique renforce encore les notions d'inégalité raciale et de dépravation des Indiens. Ces idées ont commencé à influencer la politique militaire[6]David Omissi, The Sepoy and the Raj: The Indian Army, 1860-1940, New York, Palgrave Macmillan, 1994, p.23..

Ces croyances sont devenues de plus en plus répandues à mesure que les attitudes raciales se durcissaient et que la Compagnie britannique des Indes orientales étendait progressivement son emprise sur le sous-continent, en particulier lorsque l'Empire moghol entra dans une phase de déclin irréversible[7]William Dalrymple, The Anarchy: The East India Company, Corporate Violence and the Pillage of an Empire London, Bloomsbury, 2019..

Les suites du soulèvement de 1857

En 1857, un important soulèvement a eu lieu contre la domination de la Compagnie des Indes orientales. La cause immédiate de cette révolte était l'introduction d'un nouveau fusil dans les forces de la compagnie. Ses cartouches devaient être graissées avec de la graisse animale, une pratique perçue comme détestable pour les Hindous comme pour les Musulmans. Mais ce n'était là que le catalyseur de l'insurrection. Les sources sous-jacentes de la rébellion peuvent être attribuées à l'hostilité croissante des Indiens face à l'intrusion des mœurs, des valeurs, des coutumes et des pratiques britanniques qui transformaient les normes culturelles existantes[8]Jill C. Bender, The 1857 Indian Uprising and the British Empire Cambridge, Cambridge University Press, 2016..

À la suite de ce soulèvement, la Couronne britannique prit le contrôle officiel d'une grande partie du sous-continent indien, mettant fin à la domination de la Compagnie des Indes orientales. Au fur et à mesure que la Couronne britannique affirmait son pouvoir, les autorités militaires coloniales ont désigné certains groupes ethniques et religieux comme appartenant aux "races martiales" du sous-continent et ont considéré les autres comme "non martiales". Par exemple, les Sikhs, principalement originaires du Pendjab, étaient considérés comme guerriers. En revanche, les hindous du Bengale étaient considérés comme non martiaux. Par conséquent, le recrutement dans l'armée s'est rapidement basé sur les attributs supposés "belliqueux" de certains groupes ethno-religieux. Ces croyances, que l'anthropologie coloniale a contribué à renforcer, sont devenues profondément ancrées dans l'armée des Indes britanniques[9]Subhashish Ray, “The Nonmartial Origins of the “Martial Races”: Ethnicity and Military Service in Ex-British Colonies,” Armed Forces and Society, June 2012, 39 (3), pp. 560-575..

En conséquence, les pratiques de recrutement de l'armée des Indes britanniques ont fini par refléter ces croyances et ont façonné la composition des régiments au moment du déclenchement de la Première Guerre mondiale[10]Dewitt C. Ellinwood, “Ethnic Aspects of the Indian Army in World War I,” Proceedings of the Indian History Congress, 39: II, 1978, pp823-831.. Toutefois, en raison de la forte demande de main-d'œuvre à mesure que la guerre progressait, les Britanniques ont été contraints de reconsidérer leur attitude et le recrutement est devenu plus large[11]Voir la discussion détaillée dans Kaushik Roy, Indian Army and the First World War, 1914-18 New Delhi, Oxford University Press, 2018.. Néanmoins, les préjugés coloniaux ont refait surface pendant l'entre-deux-guerres, les autorités militaires britanniques continuant à considérer certains groupes ethniques et religieux indiens, notamment les Bengalis, comme efféminés et inaptes au service militaire. Ironiquement, cette attitude des Britanniques a suscité une réaction en retour de la part d'une série d'intellectuels indiens qui en sont venus à affirmer la masculinité de leurs compatriotes et l'opportunité d'inculquer des vertus martiales à leur population. Il est intéressant de noter qu'à des degrés divers, des nationalistes indiens laïques comme Motilal Nehru et des nationalistes hindous ardents comme B.S. Moonje ont souligné la nécessité de reconnaître les attributs martiaux des hindous et d'élargir les pratiques de recrutement militaire des Britanniques[12]Pour une discussion nuancée et éclairée, voir Kate Imy, Faithful Fighters: Identity and Power in the British Indian Army Stanford, Stanford University Press, 2019..

L'après-guerre, l'indépendance et la partition

Peu après la Seconde Guerre mondiale, l'Inde a obtenu son indépendance du Royaume-Uni. Cependant, lorsque les Britanniques se sont retirés du sous-continent, incapables de forger un accord entre la principale minorité religieuse, les musulmans, et la majorité religieuse, les hindous, ils ont choisi de diviser leur empire en Asie du Sud en deux États indépendants, l'Inde et le Pakistan.  La partition du sous-continent a eu un coût humain considérable, avec la perte de plus d'un million de vies et le déplacement d'au moins dix millions d'autres personnes[13]Radha Kumar, “The Troubled History of Partition,” Foreign Affairs, Janvier-février 1997, pp.22-34.. Mais surtout, elle a entraîné la division de l'armée britannique des Indes. Ce processus était particulièrement délicat en raison de la composition religieuse mixte des forces armées, et notamment de la plus importante des trois composantes de l’armée, l'armée de terre britannique des Indes.

La grande majorité des musulmans, qu'il s'agisse d'engagés ou d'officiers, choisit de rejoindre les forces armées pakistanaises. Toutefois, une petite partie d'entre eux, pour diverses raisons, a choisi de rester en Inde. Certains ne voulaient pas quitter ce qu'ils croyaient être leur terre ancestrale. D'autres souscrivaient sincèrement à l'engagement constitutionnel de l'Inde en faveur de la laïcité et donc à la promesse d'un traitement égal dans une Inde indépendante. Selon une source, 215 officiers musulmans et 339 officiers commissionnés par le vice-roi (appelés plus tard « Junior Commissioned Officers ») ont décidé de rester en Inde. Il est intéressant de noter qu'il est arrivé que deux membres d'une même famille choisissent des pays différents[14]Omar Khalidi, “Ethnic Group Recruitment in the Indian Army: The Contrasting Cases of Sikhs, Gurkhas and Others,” Pacific Affairs, 2001-2002, 74 (4), pp. 529-552..

Il convient de préciser que le nouveau gouvernement, avant même d'entrer officiellement en fonction en août 1947, avait déclaré que sa politique consistait à supprimer la distinction entre les races martiales et non martiales dans ses politiques de recrutement. Toutefois, selon un historien britannique de renom, cette nouvelle politique s'est avérée plus difficile à mettre en œuvre que prévu. Par exemple, au cours de la première décennie qui a suivi l'indépendance, la proportion de Sikhs dans le corps blindé a atteint 48 %[15]Margaret Macmillan, “The Indian Army Since Independence,” South Asia Review, 3 (1), 1969, pp.45-68..

Le statut des musulmans dans l'armée indienne après l'indépendance est resté problématique. Il n'existait aucun obstacle formel à leur l'entrée dans les forces armées. Cela dit, les préjugés de la société à l'égard des musulmans sont largement démontrés et influencent sans aucun doute les politiques de recrutement. Pire encore, un officier indien hautement décoré, le maréchal Cariappa, a remis en question la loyauté des musulmans indiens lors d'une interview publique[16]Omar Khalidi, op.cit., p. 533.. Malgré ces opinions hostiles, il existe peu de preuves de déloyauté de la part de soldats ou d'officiers indiens musulmans. Au contraire, au cours de plusieurs guerres avec le Pakistan, des soldats et officiers musulmans ont fait preuve d'un courage et d'une valeur extraordinaires. Il est probable que les forces armées et l'élite politique aient souvent mis en avant ces sacrifices, dans le but de renforcer les références laïques du pays et aussi, sans doute, de rassurer la population musulmane, très nombreuse au sein de l’État[17]Manoj Joshi, “Jhirad, Nisht, Tarapore , Khan: Four Indian Heroes of the 1965 War,” The Wire, 17 septembre 2020.[En ligne] … Continue reading.

Jusqu'à présent, les dirigeants des forces armées indiennes, composées de l’armée de l’air, de la marine et plus particulièrement des forces terrestres, ont mis au point des pratiques adroites pour répondre aux besoins et aux préférences religieuses des hommes et des femmes en uniforme. À cette fin, ils ont depuis longtemps pris des dispositions pour leur permettre de professer leur foi. Plus précisément, chaque unité dispose d'autorités religieuses chargées de conseiller et de répondre aux préoccupations religieuses du personnel militaire[18]Voir la discussion dans Amit Ahuja, “India”, dans Ron E. Hassner (dir.), Religion In The Military Worldwide Cambridge, Cambridge University Press, 2014, pp.160-161..

Dans les années et les décennies qui ont suivi son indépendance, l'Inde a connu son lot de violences entre hindous et musulmans. Souvent, la police locale s'est révélée incapable de réprimer les émeutes et il a fallu faire appel à l'armée pour contenir la violence. La plupart du temps, l'armée s'est montrée réticente à s'impliquer dans ces opérations "d'aide au civil" pour deux principales motivations. Tout d'abord, elle répugnait à utiliser la force contre ses propres citoyens. D'autre part, elle craignait que l'utilisation de la violence contre des compatriotes appartenant à la même religion ne provoque des fissures au sein de l'armée indienne. Néanmoins, lorsqu'elle a été sollicitée, elle a toujours répondu favorablement aux demandes des autorités civiles[19]Sumit Ganguly, “From the Defense of the Nation to Aid to the Civil: The Army in Contemporary India,” Journal of Asian and African Affairs, 26 (1-2), 1991..

Les conséquences de l'opération Blue Star

L'un des rares manquements à la discipline militaire s'est produit au début des années 1980. En effet, aucun bouleversement intérieur n'a ébranlé l'élite politique indienne ou les forces armées comme ce fut le cas en 1984. Au début des années 1980, l'État frontalier indien du Pendjab était en proie à une importante insurrection ethno-religieuse et sécessionniste, une partie de la population sikhe réclamant la création d'un État séparé[20]Gurharpal Singh and Giorgio Shani, Sikh Nationalism Cambridge, Cambridge University Press, 2021..  Alors que la révolte faisait rage, un certain nombre de militants sikhs se sont réfugiés dans le plus sacré de leurs sanctuaires de l'Inde, le Temple d'Or, dans la ville d'Amritsar. Après mûre réflexion, le gouvernement du Premier ministre Indira Gandhi a ordonné à l'armée indienne d'assiéger le temple. Plus précisément, l'opération visait à capturer ou à tuer un groupe d'extrémistes sikhs violents, dont le chef, un prêtre radical, Sant Jarnail Singh Bhindranwale, qui s'étaient retranchés dans les locaux du temple et s'en servaient comme base pour des opérations terroristes dans tout le Pendjab et au-delà[21]Kuldeep Brar, Operation Blue Star: The True Story, New Delhi, South Asia Books, 1993..

Il convient de noter qu'un officier sikh, le lieutenant-général K.S. Brar, a été spécifiquement choisi pour diriger l'opération. Brar a fait savoir que pour éviter les dommages collatéraux, les unités de l'armée avaient reçu l'ordre de n'utiliser que des armes légères lors de l'assaut initial. Ce n'est qu'après avoir essuyé des tirs nourris de la part des militants retranchés dans le sanctuaire intérieur du temple que l'armée a eu recours aux chars et à l'artillerie[22]Mohit Saggu, “7 things you need to know about Operation Blue Star,” Daily News and Analysis, 6 juin 2014.. Cet effort, bien que couronné de succès, a entraîné la mort d'un certain nombre de pèlerins sikhs pris dans les tirs croisés[23]Mark Tully et Satish Jacob, Amritsar: Mrs. Gandhi’s’ Last Battle Calcutta, Rupa and Company, 1985.. La destruction d'une partie importante du Temple d'Or a enflammé les ressentiments d'un certain nombre d'hommes (mais pas d'officiers) de l'armée indienne, qui ont déserté leur poste à la suite de cet épisode.

Pire encore, deux des gardes du corps sikhs d'Indira Gandhi, furieux de l'attaque de l'armée contre le Temple d'Or, l'ont assassiné. La désertion du personnel de l'armée à la suite de l'opération Blue Star et l'assassinat du premier ministre qui s'en est suivi ont suscité de vives inquiétudes au sein de l'élite politique et des forces armées quant à l'avenir de la solidarité religieuse au sein des forces armées. Les sentiments des soldats sikhs ont sans doute été profondément exacerbés par le pogrom qui a balayé une grande partie de New Delhi à la suite de son assassinat[24]Virginia Van Dyke, “The Anti-Sikh Riots of 1984: Politicians, Criminals, and the Discourse of Communalism,” dans Paul R. Brass, Riots and Pogroms New York, New York University Press, 1996.. La volonté d'au moins 2 000 soldats sikhs d'abandonner leur poste et l'assassinat d'un commandant par ses propres hommes ont constitué une coda des plus pénibles pour cet épisode. Dans ce contexte, il convient de noter que les sikhs de certaines unités se sont rebellés. D'autres ne se sont pas soulevés[25]Amit Ahuja op. cit., p.171.. À un autre niveau, cela a également démontré les dangers réels que cette opération et ses conséquences tragiques représentaient pour la cohésion de l'armée indienne.

Il convient également de souligner que certains mécanismes institutionnels conçus pour prévenir un tel événement ont manifestement échoué. À la suite de ces violences, des officiers supérieurs de l'armée indienne, en activité ou à la retraite, ont attribué la rébellion à une défaillance du commandement. Cela dit, ce dysfonctionnement n'a pas commun à toute l'armée. Certains officiers ont réussi à gérer la frustration et la colère de leurs hommes et ont ainsi contenu tout recours éventuel à la violence[26]Ibid., p.172..

Malgré les circonstances tragiques qui ont suivi l'opération Blue Star, en 1992 par exemple, les unités de l'armée indienne se sont comportées de manière exemplaire lorsqu'elles ont été déployées dans tout le pays pour contenir les violences interreligieuses généralisées. Des fanatiques hindous avaient détruit la Babri Masjid (mosquée) dans l'État de l'Uttar Pradesh, précipitant ainsi la violence qui avait déferlé sur le pays. Les extrémistes hindous avaient attaqué l'édifice au motif que l'empereur moghol Babur avait érigé la mosquée après avoir détruit un temple qui avait consacré le lieu de naissance de Lord Ram, l'un des principaux membres du panthéon hindou[27]Pour une analyse de la politique sous-jacente au conflit, voir Ramesh Thakur, “Ayodhya and the Politics of India’s Secularism: A Double Standard Discourse,” Asian Survey, 33 (7) 1993, … Continue reading. L'armée a dû être appelée en renfort dans plusieurs régions du pays, car les émeutiers des deux communautés avaient facilement débordé la police locale et même les forces paramilitaires. En dernier recours, les autorités politiques ont été contraintes de demander l'aide de l'armée[28]Manju Parikh, “The Debacle at Ayodhya: Why Militant Hinduism met with a Weak Response, Asian Survey, 33 (7), 1993, pp. 673-684..

Conclusion

À l'exception de la désertion de certains militaires sikhs, l'armée indienne n'a connu aucun manquement grave à la discipline pour des motifs religieux. Cette forme de cohésion pourrait toutefois ne pas durer indéfiniment, d'autant plus que le parti Bharatiya Janata (BJP), actuellement au pouvoir, continue de semer la discorde sociale dans tout le pays sur la base de la foi[29]Sumit Ganguly, “An Illiberal India?” Journal of Democracy, 31 (1), 2020, pp.193-202. Bien qu'il puisse exister des documents internes fournissant une ventilation de la composition religieuse des trois forces armées, ces chiffres précis ne sont pas disponibles dans le domaine public. Il est néanmoins de notoriété publique que les musulmans sont sous-représentés dans les forces armées en général et dans l'armée de terre en particulier[30]Amit K. Saksena, “India’s Muslim Soldiers,” The Diplomat, 20 mai, 2014. [En ligne] https://thediplomat.com/2014/05/indias-muslim-soldiers/. Il convient également de noter que si l'armée de l'air indienne a eu un musulman comme chef d'état-major entre 1978 et 1981, ni la marine, ni l'armée de terre n'ont eu de musulman comme commandant général. Outre leur représentation disproportionnée dans les forces armées, et en particulier dans l'armée de terre, les sikhs ont été promus au rang de chefs des trois branches des forces armées.  Bien qu'ils ne constituent qu'une infime minorité de la population indienne, plusieurs chrétiens ont été promus au rang de chefs de service des trois branches des forces armées indiennes.

En mettant de côté le statut des musulmans au sein des forces militaires et la désertion d'un petit nombre de soldats sikhs après la tragédie du Temple d'Or, l’armée a jusqu'à présent fait preuve d'une cohésion admirable dans un pays qui, par ailleurs, a été en proie à des conflits ethno-religieux tout au long de son histoire depuis l’indépendance. La question de savoir si les forces armées, et en particulier l'armée de terre, la plus importante de ses trois composantes, seront en mesure de maintenir une telle unité à l'avenir reste ouverte. On peut dire que cela dépend en grande partie de l'évolution de la politique dans le pays au cours des prochaines années. Si le parti au pouvoir, le BJP, poursuit son nationalisme hindou, marginalise les musulmans et les autres minorités religieuses et réussit à transformer le pays en un État fondé sur la religion, des fissures d'ordre religieux pourraient bien apparaître au sein de forces militaires polyethniques. Une telle issue pourrait s'avérer particulièrement néfaste au maintien de l'unité des forces armées indiennes.

 

Notes

Notes
1 Gerry Shih and Anant Gupta, “Turbans or helmets? Indian army purchase revives debate over Sikh headgear,” The Washington Post, 23 janvier 2023.
2 Christopher Alan Bayly, “The Pre-History of ‘Communalism’? Religious Conflict in India, 1700-1860,” Modern Asian Studies, 19 (2), 1985, pp.177-203.
3 Pour l'une des premières discussions sur l'armée dans les sociétés ethniquement plurielles, voir Cynthia Enloe, Ethnic Soldiers: State Security in Divided Societies Athens, University of Georgia Press, 1980.
4 John Richards, The Mughal Empire Cambridge, Cambridge University Press, 1993 ; voir également Jos Gommans, Mughal Warfare: Indian Frontiers and Highroads to Empire New York, Routledge, 2002.
5 Crispin Bates (dir.), Beyond Representation: Colonial and Post-Colonial Constructions of Indian Identity New Delhi,  Oxford University Press, 2006.
6 David Omissi, The Sepoy and the Raj: The Indian Army, 1860-1940, New York, Palgrave Macmillan, 1994, p.23.
7 William Dalrymple, The Anarchy: The East India Company, Corporate Violence and the Pillage of an Empire London, Bloomsbury, 2019.
8 Jill C. Bender, The 1857 Indian Uprising and the British Empire Cambridge, Cambridge University Press, 2016.
9 Subhashish Ray, “The Nonmartial Origins of the “Martial Races”: Ethnicity and Military Service in Ex-British Colonies,” Armed Forces and Society, June 2012, 39 (3), pp. 560-575.
10 Dewitt C. Ellinwood, “Ethnic Aspects of the Indian Army in World War I,” Proceedings of the Indian History Congress, 39: II, 1978, pp823-831.
11 Voir la discussion détaillée dans Kaushik Roy, Indian Army and the First World War, 1914-18 New Delhi, Oxford University Press, 2018.
12 Pour une discussion nuancée et éclairée, voir Kate Imy, Faithful Fighters: Identity and Power in the British Indian Army Stanford, Stanford University Press, 2019.
13 Radha Kumar, “The Troubled History of Partition,” Foreign Affairs, Janvier-février 1997, pp.22-34.
14 Omar Khalidi, “Ethnic Group Recruitment in the Indian Army: The Contrasting Cases of Sikhs, Gurkhas and Others,” Pacific Affairs, 2001-2002, 74 (4), pp. 529-552.
15 Margaret Macmillan, “The Indian Army Since Independence,” South Asia Review, 3 (1), 1969, pp.45-68.
16 Omar Khalidi, op.cit., p. 533.
17 Manoj Joshi, “Jhirad, Nisht, Tarapore , Khan: Four Indian Heroes of the 1965 War,” The Wire, 17 septembre 2020.[En ligne] https://thewire.in/history/jhirad-bisht-tarapore-khan-four-indian-heroes-of-the-1965-war
18 Voir la discussion dans Amit Ahuja, “India”, dans Ron E. Hassner (dir.), Religion In The Military Worldwide Cambridge, Cambridge University Press, 2014, pp.160-161.
19 Sumit Ganguly, “From the Defense of the Nation to Aid to the Civil: The Army in Contemporary India,” Journal of Asian and African Affairs, 26 (1-2), 1991.
20 Gurharpal Singh and Giorgio Shani, Sikh Nationalism Cambridge, Cambridge University Press, 2021.
21 Kuldeep Brar, Operation Blue Star: The True Story, New Delhi, South Asia Books, 1993.
22 Mohit Saggu, “7 things you need to know about Operation Blue Star,” Daily News and Analysis, 6 juin 2014.
23 Mark Tully et Satish Jacob, Amritsar: Mrs. Gandhi’s’ Last Battle Calcutta, Rupa and Company, 1985.
24 Virginia Van Dyke, “The Anti-Sikh Riots of 1984: Politicians, Criminals, and the Discourse of Communalism,” dans Paul R. Brass, Riots and Pogroms New York, New York University Press, 1996.
25 Amit Ahuja op. cit., p.171.
26 Ibid., p.172.
27 Pour une analyse de la politique sous-jacente au conflit, voir Ramesh Thakur, “Ayodhya and the Politics of India’s Secularism: A Double Standard Discourse,” Asian Survey, 33 (7) 1993, pp.645-664.
28 Manju Parikh, “The Debacle at Ayodhya: Why Militant Hinduism met with a Weak Response, Asian Survey, 33 (7), 1993, pp. 673-684.
29 Sumit Ganguly, “An Illiberal India?” Journal of Democracy, 31 (1), 2020, pp.193-202
30 Amit K. Saksena, “India’s Muslim Soldiers,” The Diplomat, 20 mai, 2014. [En ligne] https://thediplomat.com/2014/05/indias-muslim-soldiers/
Pour citer ce document :
Sumit Ganguly, "Religion et armée en Inde – Version française". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°46 [en ligne], décembre 2023. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/religion-et-armee-en-inde/
Bulletin
Numéro : 46
décembre 2023

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Auteur.e.s

Sumit Ganguly, Indiana University

Texte traduit de l’anglais par Anne Lancien

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