Bulletin N°38

juillet 2022

Représentations religieuses de la mort et évolution des rites funéraires chez les migrants d’Afrique du nord et d’Afrique subsaharienne La mort en immigration

Jacques Barou

La majorité des immigrés vieillissant en France aujourd’hui est issue de sociétés où il existe des traditions bien établies à propos de la mort et des rites funéraires qui y sont associés. Ces traditions se sont construites à partir de références aux dogmes et aux préceptes de la religion dominante, l’islam pour l’Afrique du nord et l’Afrique sahélienne ou le christianisme pour la plupart des originaires des pays d’Afrique tropicale. Mais malgré la domination des religions révélées, les vieilles croyances et les anciens rites sont restés présents et forment un background riche et varié dans lequel on peut puiser du sens et trouver des ressources symboliques pour exprimer ses représentations de la mort. Ceux qui approchent aujourd’hui de la fin de vie sont arrivés en France dans les années 1960 et 1970 pour l’essentiel. Il s’agit d’une population issue du milieu rural, peu instruite et peu qualifiée, adepte de ce que l’on peut appeler une religiosité populaire[1]La question de la religion populaire a fait l’objet de nombreux débats au niveau sociologique, anthropologique et théologique. Nous en retiendrons une définition issue de l’article publié … Continue reading. Cette population a connu les difficultés liées à la condition de travailleur immigré avec des phases de déracinement et de solitude. Leur trajectoire migratoire, les rencontres et les contacts qu’elle leur a permis, ont autant influencé leurs visions de la mort que leurs appartenances confessionnelles. Le choix du lieu d’inhumation, l’attachement aux rites funéraires traditionnels ou l’acceptation de compromis avec le traitement de la mort dans la société de résidence sont révélateurs de l’évolution des représentations de la mort sous l’effet de la vie en immigration. Ces représentations apparaissent assez variées. Cela va du strict respect des croyances canoniques autour de la mort à une conception très matérialiste de la fin de vie. En matière de rites funéraires, cela va d’une observance sourcilleuse des obligations en termes de traitement du cadavre à une indifférence totale quant à son devenir, en passant par l’acceptation de divers compromis avec les contraintes imposées par la société d’accueil et même par l’adoption de rites étrangers à sa propre tradition. Cette diversité s’explique par la particularité des trajectoires vécues par les uns et les autres.

Chez les Maghrébins, islamisés de longue date, les migrations ont été d’abord très majoritairement le fait d’hommes seuls qui, par contrainte autant que par choix, laissaient leur famille au pays. Organisés en communautés de ressortissants des mêmes régions, ils ont très tôt créé des caisses de solidarité qui permettaient le financement du transfert au pays de leurs corps après la mort. L’inhumation se faisait dans le village de naissance à proximité des tombes de leurs parents. Ce choix du pays d’origine comme lieu de la dernière demeure relève moins d’une fidélité aux prescriptions de l’islam que d’une volonté de réaliser post mortem ce qui est l’objectif initial de la plupart des migrations : le retour au pays. En termes proprement religieux, ce choix prend plus son sens dans les traditions antéislamiques que dans la théologie musulmane. Dans les villages de montagne, la sage-femme traditionnelle procède après la naissance au rite, très répandu dans de nombreuses sociétés paysannes, de l’inhumation du placenta. Après avoir « lu » le destin de l’enfant dans le placenta, elle va « l’enterrer sous un arbre fruitier ou en face de la mosquée, pour que l’enfant soit pieux et à l’écoute de sa religion, de sa terre et de ses ancêtres[2]Interview donnée par l’anthropologue Atmane Aggoun, Carnets de santé, avril 2007, [en ligne] http://www.carnetsdesante.fr/Aggoun-Atmane (consulté le 24 avril 2018). ». On peut en déduire que le souhait d’inhumation au village représente un retour vers cette part de soi-même qui y a été enterrée après sa naissance. C’est le cycle de la vie humaine qui est ainsi bouclé, en référence à une conception circulaire du temps, propre aux religions du terroir et très éloignée de la conception linéaire qui prévaut dans les religions révélées. Que la migration ait été ou non réussie, le retour du corps de l’immigré dans sa terre ancestrale représente un moyen de restaurer la continuité du lignage qui a été interrompue par son départ.

Les immigrés âgés rencontrés au cours de nos enquêtes[3]Jacques.Barou, Louisa Moussaoui, Khalid Zekri, Élodie Razy, Les Algériens âgés vivant dans les résidences Adoma, quelles perspectives de retour en Algérie, rapport non publié consultable sur … Continue reading font souvent une référence à Dieu, dont ils louent la toute-puissance, affirmant ainsi leur foi musulmane mais à qui ils demandent aussi de les faire mourir chez eux, près de leurs ancêtres, fidèles à leurs vieilles traditions. Leur vision de la mort est d’ordre syncrétique et les inscrits dans une double attente : celle de la résurrection et celle de la réinscription dans la continuité de leur lignage, même s’ils n’ont pas eu d’enfants. Certains s’efforcent de ne retourner au pays que quand l’approche de la mort se fait sentir. L’idéal est de vieillir en France parce que l’on y est mieux soigné qu’au pays, mais de mourir dans sa terre d’origine.

« C’est toujours triste de rentrer dans un cercueil. Je paye l’assurance à l’Amicale pour le cercueil de toute façon. Mais l’idéal, c’est de fermer les yeux sur sa terre natale. C’est Dieu qui décide. Si tu fais du bien, ce sont les actes qui comptent, pas les belles paroles creuses. L’idéal est de ne pas trop souffrir, une mort propre, tranquille, douce…[4]Fragment d’entretien recueilli par Jacques.Barou, ibid., p 28. ».

Tous n’ont pas cette vision d’une mort « douce » qui achève le cycle migratoire. Il existe une population qui cultive un sentiment d’échec par rapport au projet migratoire. Ce sont souvent des hommes seuls, plus ou moins désocialisés qui n’ont pas de famille en France et n’ont plus de relation depuis longtemps avec le pays d’origine. Ils se représentent la mort comme un néant après lequel il n’y a plus rien. Envahis par l’idée de l’échec total de leur vie, ils se montrent indifférents quant au lieu de leur inhumation. « Que le trou soit ici ou là-bas, c’est toujours un trou ![5]Ibid., p. 34.». Qu’ils aient ou non été croyants au cours de leur vie, ils en arrivent à une conception matérialiste de la mort qui exclut tout espoir de résurrection ou de réincarnation ou même toute idée d’une âme se séparant du corps au moment du trépas. L’idée du trou qu’ils répètent à l’envie est ce qui exprime le mieux l’absence de toute attente spirituelle par rapport à la mort.

Intégration et compromis

En ce qui concerne la population immigrée stabilisée en France et en particulier les gens qui vivent en famille, on note depuis plusieurs années une tendance à choisir l’inhumation en France plutôt qu’au pays d’origine, quitte à accepter quelques compromis avec les obligations canoniques en termes de rites funéraires. Dans un premier temps les immigrés maghrébins mettaient en place des caisses de solidarité qui servaient surtout à financer le rapatriement des corps vers les villages d’origine. L’essentiel des rituels s’accomplissait ainsi à distance. Puis avec l’apparition de « carrés musulmans » dans les cimetières français et d’autres signes de la reconnaissance officielle de la présence de l’islam en France, on a pu observer l’émergence d’une volonté majoritaire d’être inhumés dans le pays d’immigration plutôt que dans le pays d’origine. Dans les carrés musulmans, les contraintes juridiques se bornent à l’obligation de la mise en cercueil, ce qui contrarie le dogme musulman de l’inhumation du corps, nu dans un simple linceul, en contact direct avec la terre. La concession n’étant pas à perpétuité, les familles se doivent aussi de penser à son renouvellement régulier par paiement, alors qu’en Islam la mort doit être totalement gratuite et toutes les concessions doivent être à perpétuité. Pour le reste, ces carrés présentent l’avantage de permettre le maintien d’autres obligations musulmanes. Les tombes sont orientées vers la qibla, les lieux saints de La Mecque. La proximité de ces cimetières avec les lieux de vie des familles permet de respecter l’obligation de l’inhumation dans les heures qui suivent le décès, après réalisation de la toilette rituelle, ce que ne permet pas la pratique du retour post-mortem au pays qui exige plusieurs jours.

La création de pompes funèbres musulmanes qui acceptent les contraintes légales en matière funéraire, tout en conservant l’essentiel du rituel islamique, achève de clore le compromis. Cette apparition de « professionnels de la mort », phénomène inédit en milieu musulman, est une réponse à la raréfaction des personnes de la communauté aptes à accomplir les rituels canoniques comme la toilette funéraire ou aux difficultés d’ordre juridique pour ouvrir et renouveler une concession. C’est un service payant, sur le modèle des pompes funèbres du pays de résidence. Mais cette évolution est aussi le résultat d’un processus d’enracinement lié au regroupement familial. Ce sont les enfants qui font pression sur les parents âgés pour que ceux-ci optent pour une inhumation en France plutôt que dans le pays d’origine. Ils peuvent ainsi bénéficier d’une proximité avec leurs disparus. Les mères, venues pour la plupart dans le cadre du regroupement familial, sont les plus sensibles à ce désir des enfants de les voir enterrer à proximité. Au cours de leur vie en France, elles se sont réalisées à travers leurs enfants. La réussite de ceux-ci a été vécue comme la leur propre. Rompre cette proximité par le choix d’une inhumation au pays d’origine leur est difficilement supportable. Bien que très attachées à la pratique religieuse, elles préfèrent être enterrées en France, même si cela ne leur donne pas la certitude d’un strict respect des rites funéraires définis par l’islam. Il faut noter aussi qu’elles sont en général plus hostiles que les hommes à un retour au pays pour y passer leur vieillesse et y mourir[6]Negete Djeffal, Quelle prise en charge pour la retraite et la fin de vie des femmes âgées maghrébines ? Mémoire de master, Institut d’Etudes Politiques de Grenoble, sous la direction de … Continue reading.

En suivant la volonté de leurs enfants nés en France, les immigrés font le choix d’être près de ceux qui incarnent l’avenir plutôt que de se rapprocher des ancêtres qui incarnent le passé. Se faire enterrer en France plutôt qu’au pays d’origine, c’est donner la priorité à ceux qui viennent après soi sur ceux qui ont vécu avant soi. Faire ce choix revient à s’enraciner durablement dans le pays d’accueil, à y fonder une nouvelle lignée après avoir renoncé à s’inscrire dans la continuité de la lignée du pays d’origine. Cet aboutissement a plus à voir avec la condition d’immigré qu’avec l’appartenance confessionnelle. Pour ceux qui ont vécu l’essentiel de leur vie en France et qui y ont vu grandir leurs enfants, se faire enterrer en France prend le sens d’une inclusion définitive dans la société de résidence. C’est la fin de la condition d’immigré, partagée entre ici et là-bas. C’est un nouvel enracinement[7]Claudine Attias-Donfut, L’enracinement, enquête sur le vieillissement des immigrés en France, Armand Colin, 2006..

En ce qui concerne les rituels funéraires, on peut parler d’une forme d’assimilation des coutumes funéraires dominantes dans l’environnement quotidien. Les carrés musulmans dans les cimetières français révèlent l’aboutissement du compromis entre les obligations islamiques en la matière et l’influence des pratiques de la population majoritaire. Les tombes y sont bien sûr orientées vers la qibla mais stèles et pierres tombales portent des inscriptions diverses : nom et dates de naissance et de décès mais aussi quelquefois le portrait en médaillon de la personne décédée, des plaques du souvenir déposées par la famille et les amis, parfois des fleurs. L’appartenance à l’islam est rappelée par des versets du Coran gravés sur la stèle, des signes comme l’étoile et le croissant, une vue de la Kaaba ou une main de Fatima, ce qui est totalement hétérodoxe par rapport à la règle canonique. Si le caractère individuel de chaque tombe est bien respecté, on observe des rapprochements de conjoints ou de parents qui reposent souvent côte à côte. Tout cela est la marque d’une certaine plasticité du vécu de l’islam en France qui ne se réduit pas à l’observance aveugle des dogmes et des obligations.

L’idée de la mort dans les sociétés subsahariennes

Les originaires d’Afrique subsaharienne, qu’ils soient islamisés ou christianisés, sont encore fortement influencés par les croyances et pratiques des « religions du terroir » souvent restées sous-jacentes aux religions révélées[8]Jacques Barou, « Catholiques africains à Lyon », in Valérie Aubourg (dir) Migrants catholiques dans une société plurielle, Presses Universiaires de Grenoble, à paraître. . Concernant la mort, les religions du terroir ont élaboré des représentations particulièrement riches et variées. Mais, au-delà de la diversité des rituels et de la divergence de sens qui peut leur être parfois donnée, il apparaît que la plupart des sociétés subsahariennes s’efforcent avant tout de rendre la mort familière, de l’intégrer au cycle de la vie, d’en faire une étape parmi d’autres de ce cycle. Il serait sans doute quelque peu ethnocentrique de voir dans cet effort d’apprivoisement de la mort une volonté collective de lui ôter la dimension tragique qui est la sienne d’un point de vue occidental. Pour qu’il y ait entreprise de dédramatisation de la mort à travers les rituels funéraires, encore faudrait-il que les cultures qui mettent ces rituels en place conçoivent effectivement la mort comme un drame. Or rien ne prouve que ce soit le cas. Les sociétés subsahariennes, telles qu’elles ont pu être appréhendées dans le cadre qui a été le leur jusqu’à il y a encore peu de temps, ne laissent guère de place à l’individu et ne l’encouragent pas à se tailler une stature singulière. Celui-ci n’existe que par les liens qui le relient au groupe. La mort, phénomène d’abord individuel, est minorée par la minorisation même de l’individu. Et le lien qui faisait exister l’individu à travers son groupe d’appartenance n’est pas rompu avec la mort, sauf si celui-ci avait, de son vivant, pris le risque de s’exclure du groupe, par des pratiques de sorcellerie, par exemple.

La plupart des rituels funéraires observés témoignent du maintien des liens entre le mort et son entourage[9]Voir sur ce point les travaux de Michèle Fiéloux & Jacques Lombard, Les mémoires de Binduté Da, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999.Également, même si plus ancien, Jack Goody, Death, … Continue reading. Après son décès, il continue de faire partie de la famille. Cela se traduit d’abord par une mise en scène qui vise à symboliser la présence du mort parmi les siens, surtout dans les temps qui suivent le décès. Les membres du lignage se réunissent pour boire, manger, chanter les louanges du disparu, ce qui constitue une manière de prolonger son existence ici-bas. Il arrive, en effet, notamment chez les Mossi du Burkina Faso, qu'un parent de la personne décédée, une femme de préférence, revête les vêtements du mort, imite ses gestes, sa manière de parler, ses disgrâces physiques, porte éventuellement sa canne ou sa lance ; les enfants du défunt l'appelleront « père », les épouses « mari ». Les Yoruba du Nigeria connaissent une coutume dans laquelle un homme masqué représente le défunt, rassure les vivants sur son nouvel état et leur promet une abondante progéniture[10]Chief Oludare Qlajubu, Some aspects of Oyo Yoruba Masquerades, Cambridge, Cambridge University Press, 2012..

Le lien familial maintenu au-delà de la mort se réactive par la croyance selon laquelle tout enfant qui vient au monde est porteur de l’âme de l’un de ses ancêtres. On reste là dans la logique du primat du groupe par rapport à l’individu, associée à la négation de la mort en tant que rupture définitive. Pour autant cette croyance en la réincarnation ne constitue pas la base d’une philosophie sur le devenir de l’être au fil de ses existences successives, comme dans les grandes religions asiatiques. La notion de destin est absente de la pensée religieuse africaine traditionnelle[11]Louis Vincent Thomas, La Mort africaine, Payot, Paris, 1982.. Ce n’est pas toute la personnalité du disparu qui se réincarne dans sa descendance mais seulement un fragment. La notion d’âme n’est pas conçue comme une et indivisible. Elle est composée de plusieurs parties autonomes les unes par rapport aux autres, ce qui permet d’associer la croyance en la réincarnation au culte des ancêtres et à la dévotion envers un principe créateur, maître de l’univers. Chez les Ashanti du Ghana, c'est le « sang » qui renaît dans la lignée utérine, tandis que le « principe masculin » rejoint les ancêtres et que l'« âme » retourne au Créateur. Chez les Kikuyu du Kenya, seule l'âme « collective » qui participe du phylum social se réincarne, tandis que l'autre âme se tourne vers les ancêtres[12]Louis Vincent Thomas, Cinq Essais sur la mort africaine, Paris, Karthala, 1968. .

Si une notion était susceptible de rendre compte de cette représentation dominante de la mort dans les sociétés subsahariennes, ce serait celle d’ « amortalité», que James Frazer définissait comme « la prolongation de la vie pour une période indéfinie, mais pas nécessairement éternelle[13]James Frazer, The Belief in Immortality and the Worship of the Dead, Londres, Macmillan, 1913-1924 (3 volumes). ». On a pu observer différentes manières d’imaginer la prolongation de la vie.

Elle se prolonge d’abord à travers l’état d’ancêtre qui est conçu comme l’état supérieur par excellence. La mort devient alors le dernier rite de passage, le point d’orgue d’une ascension prestigieuse. À travers elle, on passe de l’état de vieillard, conçu déjà comme extrêmement valorisant, à l’état d’ancêtre où l’on atteint le sommet du prestige. La mise en scène du passage de l’état de vieillard à celui d’ancêtre peut se faire plusieurs années après le décès, comme cela a pu être observé chez les Dogons du Mali où un rituel appelé dama intervient tous les deux ou trois ans pour inciter l’âme des morts, décédés et inhumés depuis plusieurs mois, à quitter le monde des vivants pour se diriger vers le pays des ancêtres[14]Jean Rouch et Germaine Dieterlen, Le dama d’Ambara, enchanter la mort, film documentaire, CNRS audiovisuel, 1974. .  Une fois devenu ancêtre, le mort fait l’objet d’un culte. On lui construit un autel, on lui offre des sacrifices pour s’attirer sa protection, on le consulte pour la prise de certaines décisions. Il faut noter que le corps du décédé ne joue pas de rôle particulier dans le culte des ancêtres. La plupart du temps, il est inhumé dans un lieu anonyme. Ce sont les religions révélées qui ont introduit l’usage des cimetières pour inhumer les corps des défunts. Dans les cérémonies traditionnelles, l’ancêtre est représenté par un masque porté par un membre du groupe des initiés qui modifie sa voix pour lui donner une intonation particulièrement caverneuse, évoquant un son venu des profondeurs de la terre. Personne ne cherche à identifier le porteur de masque qui doit être perçu non comme un homme arborant un masque en bois ou en écorce mais comme l’âme même d’un ancêtre disparu. La conversion à l’islam ou au christianisme ne fait pas disparaître les diverses formes du culte des ancêtres mais elle en modifie la forme et à la longue en change quelque peu le sens. Il y a des processus d’adaptation de ces cérémonies à la liturgie de la religion adoptée. Les Bassari du Sénégal oriental, encore adeptes de la religion du terroir, ont tendance à émigrer vers les villes et à se convertir au catholicisme. Ils organisent les sorties de masques le jour des morts dans le cimetière local plutôt que dans la brousse à l’occasion des rites agricoles[15]Jacques Barou, “La idea de la muerte y los ritos funerarios en el Africa subsahariana, permanencia y transformaciones”, Traces, 2010, pp. 125-133.. La politique d’inculturation[16]Ce concept a été défini comme « l’intime transformation des authentiques valeurs culturelles par leur intégration dans le christianisme, et l’enracinement du christianisme dans les diverses … Continue readingmenée par l’Église catholique en Afrique les incite à associer l’hommage chrétien aux disparus et les représentations symboliques des ancêtres à travers les sorties de masques. Si toute la communauté participe à cette double cérémonie, la perception des masques tend à perdre de sa sacralité. Comment les ancêtres peuvent-ils à la fois reposer sous la pierre tombale du cimetière et danser et chanter sous une cagoule d’écorce, les membres entourés de branches et de feuilles rappelant la brousse à laquelle ils sont retournés après la mort ? Au fil du temps, on ne voit plus dans le masque l’esprit d’un génie ou d’un ancêtre mais un homme qui anime la cérémonie des morts par une coutume qui tend à devenir folklorique.

Changer la forme, garder le sens

La dimension syncrétique se retrouve dans les pratiques des immigrés subsahariens en France qui participent pourtant aux cérémonies religieuses aux côtés de personnes d’autres horizons et d’autres cultures. Il n’est toutefois guère aisé de maintenir certaines de ces pratiques dans le contexte d’un pays post-industriel. Quelques recherches consacrées à cette question font ressortir que les immigrés mettent en œuvre divers compromis pour tenter de garder le sens des rites traditionnels tout en les rendant praticables dans leur milieu de vie quotidien[17]Jacques Barou & Roger Navarro, « Rites funéraires et figures de la mort en Afrique et en occident », Ethnologie française, vol. 15, 2007.. Ainsi les ressortissants du Congo Brazzaville en France, pour la plupart catholiques pratiquants, ont été amenés à modifier leurs rituels de veillées funéraires. Vivant pour la majorité d’entre eux en immeubles collectifs, il leur est difficile d’organiser ces veillées sans poser de problèmes au voisinage. Dès que l’on apprend le décès d’une personne de la communauté, que ce soit en France ou à l’étranger, de nombreux parents et amis viennent rendre visite à la famille pour lui présenter leurs condoléances et jusqu’au jour de l’enterrement, l’appartement ne désemplit pas. Le caractère privé que prend la mort en France ne permet pas que se produise ce qui se ferait dans n’importe quelle ville africaine, c’est-à-dire l’organisation de veillées funèbres dans la cour de l’immeuble avec des chants et des pleurs durant toute la nuit et rassemblant les hommes et les femmes dans des démonstrations communes d’affliction. Ici, il faut essayer de concilier respect des voisins et respect des rituels funéraires. De ce fait, la veillée se passe à l’intérieur de l’appartement de la famille du défunt, ce qui implique une réorganisation de l’occupation de l’espace, hommes et femmes, ne pouvant veiller dans la même pièce. On déménage le mobilier pour faire de la place dans la cuisine et les chambres pour les femmes, tandis que les hommes âgés s’installent dans le séjour et les jeunes sur les paliers ou dans le hall de l’immeuble[18]Guy Boudimbou, « Les Africains dans le logement collectif en France », Informations sociales, 77, 1999, pp 12-23..

De telles contraintes amènent à interroger le sens de pratiques qui, dans un tel contexte ne peuvent plus guère avoir de valeur. Le culte des ancêtres qui se manifeste par des libations versées sur le sol des appartements lors des rituels accomplis en l’honneur des disparus est progressivement délaissé. Les ancêtres sont censés absorber tout le liquide versé sur la terre à leur intention. Quand le sol est recouvert de moquette ou de carrelage, il faut bien éponger les boissons répandues. On commet ainsi une entorse aux règles du rituel qui, de ce fait, se vide de son sens. Le doute s’insinue dans les esprits. Les participants à ce genre de cérémonie se demandent où les ancêtres peuvent bien se trouver dans des immeubles collectifs où dessus comme dessous il y a des appartements occupés par des voisins qui ne comprennent pas ce genre de manifestation et n’y voient qu’une source de nuisances pour eux. La solution est de « délocaliser » le rituel et d’envoyer au pays de l’argent pour acheter du vin et le verser sur la terre pour que les ancêtres s’en abreuvent et accueillent ainsi parmi eux la personne qui vient de décéder à des milliers de kilomètres de là.

Pour ceux qui sont enracinés en France de longue date et y ont fait souche tout en gardant un lien au pays d’origine, la solution est d’organiser des doubles funérailles. Cela a été observé dans la communauté manjak de Marseille[19]Agathe Petit, « Des funérailles de l’entre-deux. Rituels funéraires des migrants manjak en France », Archives des sciences sociales des religions, 131-132, 2005, pp. 87-99.. Les ressortissants de cette ethnie implantée au sud du Sénégal près de la frontière avec la Guinée Bissau, ont été parmi les premiers à immigrer en France pour travailler dans l’industrie portuaire. Les plus anciens sont arrivés dans les années cinquante et se déclarent très attachés aux rites traditionnels qui ne peuvent être pratiqués que dans leur milieu d’origine. La plupart ont pourtant leur famille installée près d’eux avec de nombreux descendants métissés. Pour satisfaire à la fois la famille qui souhaite garder le décédé à proximité et les anciens qui veulent à tout prix atteindre le statut d’ancêtre, une double cérémonie s’est mise en place. Toute leur vie, les Manjak accumulent les achats de vêtements de qualité et ils se font enterrer dans leur cercueil avec l’ensemble de leurs belles tenues. À Marseille, on enterre le corps dans un de ses beaux costumes au cimetière voisin après une cérémonie catholique mêlée de rituels traditionnels et l’ensemble des beaux vêtements est envoyé au pays dans une valise mortuaire pour y vivre le grand rituel de passage à l’ancestralité. Cette valise est le double symbolique du cercueil resté en France avec le corps du décédé. Cette absence du cadavre n’empêche pas le passage au statut d’ancêtre au cours d’une cérémonie coûteuse qui comprend des sacrifices de taureaux et la présence de nombreux musiciens. Elle symbolise le retour triomphal de l’émigré dont l’effigie sera sculptée dans du bois et déposée sur l’autel des ancêtres de son village natal.

Ce passage à l’état d’ancêtre, particulièrement onéreux, réalise l’objectif de l’immigration. Les dépenses mortuaires élevées sont la marque de la réussite de l’immigré. Celui-ci résout ainsi la contradiction de la « double absence » mise en lumière pas Sayad[20]Abdelmalek Sayad, La Double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999.. Il laisse dans le pays d’immigration la famille qu’il y a fondée et demeure auprès d’elle par-delà la mort en se faisant inhumer à proximité. En même temps, il accomplit de façon prestigieuse le retour symbolique au village, y affichant son statut d’ancêtre qui dépasse de loin celui du notable de retour au pays de son vivant. C’est donc une « double présence » qu’il affiche post-mortem, grâce à cette religiosité populaire qui sollicite à la fois catholicisme et culte des ancêtres.

Conclusion

La mort en immigration peut donc être vécue de façon très contrastée, reflétant les différentes caractéristiques de la condition de l’immigré et les diverses croyances auxquelles il a pu adhérer au cours de sa vie. Il y a la mort attendue dans la solitude et l’amertume pour ceux qui se sont progressivement désocialisés et ont le sentiment d’un échec douloureux dans leur projet migratoire. Il y a la mort qui marque le retour au pays et sa réinscription dans la lignée familiale. Il y a la mort qui fixe l’immigré en France, à proximité de sa descendance, tout en lui permettant de reposer en accord avec les principes de la religion dans laquelle il a été éduqué. Il y a cette « double » mort qui permet de conjuguer le sens que lui donne à la fois la religion dominante dans le pays d’immigration et le sens qu’expriment les anciens rituels du pays de départ. Cela permet de réaliser post-mortem ce qui était impossible de son vivant : être à la fois présent dans le pays d’installation et dans le pays d’origine. La religiosité qui accompagne ces diverses approches de la mort est une religiosité ouverte et créative, reflétant les divers apports que permet la trajectoire migratoire au sein d’une société plurielle.

Notes

Notes
1 La question de la religion populaire a fait l’objet de nombreux débats au niveau sociologique, anthropologique et théologique. Nous en retiendrons une définition issue de l’article publié dans la revue Social Compass par Pedro A. Ribeiro de Oliveira sous le titre « Le catholicisme populaire en Amérique latine » : « Le catholicisme populaire est celui dans lequel la dévotion, c’est-à-dire le rapport avec les êtres sacrés et les demandes d’aide et de protection occupent la place centrale et relèguent à la périphérie la dimension sacramentelle et tout ce qui insère les fidèles dans l’institution ecclésiale »(Pedro A. Ribeiro de Oliveira, « Lee catholicisme populaire en Amérique latine », Social Compass, 19 (4), 1972, p 567-584).
2 Interview donnée par l’anthropologue Atmane Aggoun, Carnets de santé, avril 2007, [en ligne] http://www.carnetsdesante.fr/Aggoun-Atmane (consulté le 24 avril 2018).
3 Jacques.Barou, Louisa Moussaoui, Khalid Zekri, Élodie Razy, Les Algériens âgés vivant dans les résidences Adoma, quelles perspectives de retour en Algérie, rapport non publié consultable sur HALSHS archives ouvertes, 2007 : [en ligne] halshs-03716831] (consulté le 25 juillet 2022).
4 Fragment d’entretien recueilli par Jacques.Barou, ibid., p 28.
5 Ibid., p. 34.
6 Negete Djeffal, Quelle prise en charge pour la retraite et la fin de vie des femmes âgées maghrébines ? Mémoire de master, Institut d’Etudes Politiques de Grenoble, sous la direction de Jacques Barou, 2012.
7 Claudine Attias-Donfut, L’enracinement, enquête sur le vieillissement des immigrés en France, Armand Colin, 2006.
8 Jacques Barou, « Catholiques africains à Lyon », in Valérie Aubourg (dir) Migrants catholiques dans une société plurielle, Presses Universiaires de Grenoble, à paraître.
9 Voir sur ce point les travaux de Michèle Fiéloux & Jacques Lombard, Les mémoires de Binduté Da, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999.Également, même si plus ancien, Jack Goody, Death, property and the Ancestors. A Study of the Mortuary Customs of the LoDagaa of West Africa, Stanford, Stanford University Press, 1962.
10 Chief Oludare Qlajubu, Some aspects of Oyo Yoruba Masquerades, Cambridge, Cambridge University Press, 2012.
11 Louis Vincent Thomas, La Mort africaine, Payot, Paris, 1982.
12 Louis Vincent Thomas, Cinq Essais sur la mort africaine, Paris, Karthala, 1968. 
13 James Frazer, The Belief in Immortality and the Worship of the Dead, Londres, Macmillan, 1913-1924 (3 volumes).
14 Jean Rouch et Germaine Dieterlen, Le dama d’Ambara, enchanter la mort, film documentaire, CNRS audiovisuel, 1974.
15 Jacques Barou, “La idea de la muerte y los ritos funerarios en el Africa subsahariana, permanencia y transformaciones”, Traces, 2010, pp. 125-133.
16 Ce concept a été défini comme « l’intime transformation des authentiques valeurs culturelles par leur intégration dans le christianisme, et l’enracinement du christianisme dans les diverses cultures humaines. » Synode de Cotonou pour le vingtième anniversaire de la clôture du concile Vatican II Paris, La Documentation catholique, 83, 1986, p. 41.
17 Jacques Barou & Roger Navarro, « Rites funéraires et figures de la mort en Afrique et en occident », Ethnologie française, vol. 15, 2007.
18 Guy Boudimbou, « Les Africains dans le logement collectif en France », Informations sociales, 77, 1999, pp 12-23.
19 Agathe Petit, « Des funérailles de l’entre-deux. Rituels funéraires des migrants manjak en France », Archives des sciences sociales des religions, 131-132, 2005, pp. 87-99.
20 Abdelmalek Sayad, La Double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999.
Pour citer ce document :
Jacques Barou, "Représentations religieuses de la mort et évolution des rites funéraires chez les migrants d’Afrique du nord et d’Afrique subsaharienne La mort en immigration". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°38 [en ligne], juillet 2022. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/representations-religieuses-de-la-mort-et-evolution-des-rites-funeraires-chez-les-migrants-dafrique-du-nord-et-dafrique-subsaharienne-la-mort-en-immigration/
Bulletin
Numéro : 38
juillet 2022

Sommaire du n°38

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Auteur.e.s

Jacques Barou, CNRS, Université de Grenoble-Alpes

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